Rire et danse

« L’homme et la femme, voici comment je les veux : lui propre à la guerre, elle à la maternité, mais tous deux propres à la danse, tant par la tête que par les jambes.

Et que l’on estime perdue toute journée où l’on n’aura pas au moins une fois dansé ; et que l’on estime fausse toute vérité qui ne s’est pas une fois accompagnée de rires ! »

Friedrich Nietzsche, « Ainsi parlait Zarathoustra », « Des tables anciennes et nouvelles », 23.

Voici, je vous enseigne le Surhumain

« Quand Zarathoustra parvint à la ville voisine qui est située à la lisière des bois, il y trouva une grande foule assemblée sur la place. Car un danseur de corde était annoncé. Et Zarathoustra s’adressa au peuple en ces termes :

« Je vous enseigne le Surhumain. L’homme n’existe que pour être dépassé. Qu’avez-vous fait pour le dépasser ?

Jusqu’à présent tous les êtres ont créé quelque chose qui les dépasse, et vous voudriez être le reflux de cette grande marée et retourner à la bête plutôt que de dépasser l’homme ?

Le singe, qu’est-il pour l’homme ? Dérision ou honte douloureuse. Tel sera l’homme pour le Surhumain : dérision ou honte douloureuse.

Vous avez fait le chemin qui va du ver à l’homme, et vous avez encore beaucoup du ver en vous. Jadis vous avez été singes, et même à présent l’homme est plus singe qu’aucun singe.

Même le plus sage d’entre vous n’est encore qu’un être hybride et disparate, mi-plante, mi-fantôme. Vous ai-je dit de devenir fantômes ou plantes ?

Voici, je vous enseigne le Surhumain.

Le Surhumain est le sens de la terre. Que votre vouloir dise : Puisse le Surhumain devenir le sens de la terre !

Je vous en conjure, ô mes frères demeurez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espérances supra-terrestres. Sciemment ou non, ce sont des empoisonneurs.

Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds, des intoxiqués dont la terre est lasse : qu’ils périssent donc !

Blasphémer Dieu était jadis le pire des blasphèmes, mais Dieu est mort et morts avec lui ses blasphémateurs. Désormais le crime le plus affreux c’est de blasphémer la terre et d’accorder plus de prix aux entrailles de l’insondable qu’au sens de la terre.

Jadis l’âme jetait sur le corps un regard de mépris ; et rien n’était estimé plus haut que ce mépris. Elle le voulait maigre, hideux, famélique. Elle pensait ainsi échapper à ce corps et à la terre.

Cette âme elle-même, oh ! Qu’elle était encore maigre, hideuse et famélique ! Et cette âme trouvait sa volupté à être cruelle !

Mais vous, mes frères, dîtes-moi : votre corps, que révèle-t-il de votre âme ? Votre âme n’est-elle pas misère, fange et pitoyable suffisance ?

En vérité, l’homme est un torrent bourbeux. Il faut être la mer à tout le moins pour absorber en soi un torrent bourbeux sans en être sali.

Voici, je vous enseigne le Surhumain. Il est cette mer, votre grand mépris ira se perdre en lui.

Quel peut-être le plus grand événement de votre vie ? C’est l’heure du grand mépris. L’heure où vous prendrez en dégoût votre bonheur lui-même, et votre raison et votre vertu.

L’heure où vous vous direz : « Qu’importe mon bonheur ! Il n’est que misère et pitoyable suffisance. Or mon bonheur devrait être une justification de l’existence. »

L’heure où vous vous direz : « Qu’importe ma raison ! As-t-elle faim de savoir, comme le lion a faim de pâture ? Elle n’est que misère, fange et pitoyable suffisance. »

L’heure où vous vous direz : « Qu’importe ma vertu ! Elle ne m’a pas encore rendu fou. Que je suis las de mon bien et de mon mal ! Tout cela n’est que misère, fange et pitoyable suffisance. »

L’heure où vous vous direz : « Qu’importe ma justice ! Il ne me semble pas que je sois encore tout feu tout flamme. Or le juste est tout feu, tout flamme. »

L’heure où vous vous direz : « Qu’importe ma pitié ! La pitié n’est-elle pas la croix où l’on cloue celui qui aime les hommes ? Or ma pitié ne m’a pas crucifié. »

Vous êtes-vous déjà dit ces choses ? Avez-vous déjà poussé ce cri ? Hélas ! que ne vous ai-je entendu crier ainsi !

Ce n’est pas votre péché, c’est votre plate satisfaction qui crie au ciel ; c’est votre parcimonie, même dans le péché, qui crie au ciel.

Où est l’éclair qui vous lèchera de sa flamme ? Où est la folie contre laquelle il faudra vous faire inoculer ?

Voici, je vous enseigne le Surhumain. Il est cet éclair, il est cette folie. »

Quand Zarathoustra eut parler ainsi, un homme s’écria du milieu de la foule : « Assez parlé de ce saltimbanque ! Montrez-le-nous à présent ! » Et tout le peuple se moquait de Zarathoustra. Mais le saltimbanque, qui avait pris ce discours pour lui, se mit aussitôt à l’ouvrage. »

Friedrich Nietzsche, « Ainsi parlait Zarathoustra », Prologue de Zarathoustra, 3. GF 2007.

Aux îles fortunées

« Les figues tombent des arbres. Elles sont douces et sucrées, et en tombant, leur pelure rouge éclate. Je suis l’aquilon qui abat les figues mûres.

Ainsi mes préceptes tombent à vos pieds, mes amis, pareils à des figues mûres ; buvez-en le suc et la pulpe fraîche. L’automne nous environne, et le ciel pur de l’après-midi.

Voyez autour de nous quelle abondance ! C’est du sein de la profusion qu’il est beau de jeter un regard sur les mers lointaines.

Jadis on invoquait Dieu en laissant errer ses regards sur les mers lointaines ; mais moi je vous ai appris à invoquer le Surhumain.

Dieu n’est qu’une conjecture, mais je ne veux pas que vos conjectures dépassent la mesure de votre vouloir créateur.

Pourriez-vous créer un dieu ? Ne me parlez donc plus des dieux ! Mais le Surhumain, vous pouvez le créer.

Non pas en vous peut-être, mes frères, mais vous pouvez devenir les pères et les ancêtres du Surhumain ; c’est ce que vous pouvez créer de mieux.

Dieu est une conjecture, mais je veux que vos conjectures se tiennent dans les limites du pensable.

Pouvez-vous penser Dieu ? Mais il faut que votre volonté de trouver le Vrai transforme toute chose en réalité pensable à l’homme, visible à l’homme, sensible à l’homme. Il vous faut pousser la pensée jusqu’à la limite de vos propres sens.

Et ce que vous appeliez le monde, il vous faudra commencer par le créer à nouveau. Il faut que vous y incarniez votre raison, votre image, votre vouloir, votre amour. Et c’est là, en vérité, que vous trouverez votre félicité, disciples de la Connaissance.

Et comment apporteriez-vous la vie sans cette espérance, disciples de la Connaissance ? Vous ne sauriez avoir été placés par la naissance dans un monde inconcevable ni dans un monde irrationnel.

Et pour vous ouvrir tout mon cœur, mes amis, je vous dirai : S’il y avait des dieux, comment supporterais-je de n’être pas Dieu ? Donc, il n’y a pas de dieux.

Voilà la conclusion que j’ai tirée, mais à son tour elle me tire à sa suite.

Dieu n’est que conjecture ; mais qui pourrait épuiser tous les tourments de cette conjecture sans en mourir ? Faudra-t-il prendre au créateur sa foi, à l’aigle son vol plané dans les hauteurs qui sont siennes ?

Dieu est une pensée qui tord tout ce qui est droit et fait tournoyer tout ce qui est ferme. Hé quoi ? Le temps s’évanouirait, et les choses éphémères ne seraient que mensonge ?

Cette pensée donne le vertige et le tournis au squelette humain et la nausée à l’estomac ; en vérité, une pareille conjecture est de celles qui font tourner la tête.

J’appelle malignes et inhumaines toutes ces théories d’un Être unique et absolu et immuable et satisfait et impérissable.

L’impérissable – n’est que symbole. Et les poètes ne mentent que trop.

Mais les meilleurs symboles sont ceux qui parlent du temps et du devenir ; ils doivent être louange et justification de tout l’éphémère.

Créer – voilà ce qui nous affranchit de la douleur, ce qui allège la vie.

Mais pour que naisse le créateur, il faut beaucoup de douleur et de nombreuses métamorphoses.

Oui, votre vie sera riche en amères agonies, ô créateurs ! Et c’est ainsi que vous vous ferez les défenseurs, les avocats de tout l’éphémère.

Si le créateur doit être lui-même l’enfant qu’il s’agit de mettre au monde, il faut qu’il accepte d’être aussi la mère en gésine et les douleurs de l’enfantement.

En vérité, ma route m’a fait passer à travers des centaines d’âmes, des centaines de berceaux et de douloureux enfantements. J’ai passé par bien des départs, je connais le déchirement des heures dernières.

Mais tel est mon vouloir créateur, mon destin. Ou, pour vous parler franc, tel est le destin que m’impose mon vouloir.

Tout l’être sensible souffre en moi de se sentir prisonnier, mais toujours mon vouloir intervient pour m’affranchir et me donner la joie.

Vouloir est délivrance ; telle est la vraie conception du vouloir et de la liberté ; voilà l’enseignement de Zarathoustra.

Ne plus vouloir, ne plus juger, ne plus créer ! Ô ! puisse cette grande lassitude me demeurer toujours étrangère !

Dans la recherche de la connaissance, je n’éprouve jamais que le plaisir de ma volonté, occupée à engendrer, à grandir ; et si ma connaissance conserve en moi son innocence, c’est parce qu’elle garde toujours la volonté d’être féconde.

C’est cette volonté qui m’a écarté de Dieu et des dieux ; que nous resterait-il à créer, s’il existait des dieux ?

Mais toujours me ramène vers les hommes mon fervent vouloir créateur ; tel le ciseau attiré par la pierre.

Hélas ! ô humains, c’est dans la pierre que dort l’image que je cherche, celle qui est pour moi l’image entre toutes les images. Hélas ! pourquoi faut-il qu’elle dorme dans la plus dure, la plus laide des gangues ?

À présent le ciseau s’acharne cruellement contre sa prison. La pierre vole en éclats ; mais que m’importe ?

J’achèverai ma statue, car une Ombre m’est apparue, tout ce qu’il y a de silencieux et de léger au monde m’est un jour apparu.

La beauté du Surhumain m’est apparue comme une Ombre. Ah ! mes frères, que m’importent désormais – les dieux ?

Ainsi parlait Zarathoustra. »

Friedrich Nietzsche, « Ainsi parlait Zarathoustra », II – « Aux îles fortunées ».

Les nouvelles origines

Nuages océan

« C’est le pays de vos enfants qu’il vous faut aimer, et cet amour sera votre noblesse nouvelle – pays encore à découvrir, sur la mer la plus lointaine. […] Celui qui est pleinement instruit des antiques origines finira par s’enquérir aussi des sources de l’avenir et des nouvelles origines. »

Friedrich Nietzsche, « Ainsi parlait Zarathoustra », « Des tables anciennes et nouvelles », 12, 25.

Du courage

« Avez-vous du courage, ô mes frères ? Êtes-vous hardis ? Non pas un courage devant témoins, mais un courage de solitaire ou d’aigle qui n’a plus même Dieu pour témoin ?

Les âmes froides, les mulets, les aveugles, les ivrognes n’ont pas ce que j’appelle du courage. Celui qui a du courage, c’est celui qui connaît la peur, mais qui dompte la peur, qui voit l’abîme, mais qui en est fier.

Quiconque voit l’abîme, mais d’un œil d’aigle, quiconque étreint l’abîme, mais dans des serres d’aigle, celui-là a du courage. »

Friedrich Nietzsche, « Ainsi parlait Zarathoustra », IV ème et dernière partie, De l’homme supérieur, 4.