« À questionnement nouveau, schèmes de pensée nouveaux : la volonté de puissance ne peut être identifiée à un principe éternellement en repos dans l’identité à soi, non plus qu’à un principe d’engendrement dont les réalités singulières seraient des productions — on trouvera dans le premier des articles de ce recueil des remarques fort pertinentes à ce sujet. Il faut considérer tout au contraire la préséance du multiple — car c’est un trait constant de la pensée et de l’écriture nietzschéenne que de renvoyer de l’apparente unité à la multiplicité, comme le souligne encore Wolfgang Müller-Lauter : de sorte que l’on doit plutôt dire qu’il n’y a que des volontés de puissance perpétuellement en situation de rivalité et de concurrence, que la volonté de puissance n’a pas de réalité indépendamment du jeu concret et démultiplié de ces processus particuliers qui interprètent et s’entre-interprètent.
Le problème, pour le commentateur, se déplace donc lui aussi — et nous touchons là à la troisième des lignes directrices sur lesquelles nous souhaiterions insister : il ne s’agit nullement, pour comprendre et expliquer Nietzsche, de prétendre identifier une vieille métaphysique drapée dans un costume moderne, non plus que de rapporter les événements qui constituent la réalité à une instance fondamentale qui serait la volonté de puissance, ou de réduire les processus et événements, quels qu’ils soient, à une singularité originaire — mais bien de penser les modalités diverses et complexes selon lesquelles se déploie ce jeu interprétatif multiple et sans fondement qu’est la réalité : d’expliciter donc ce que nous pourrions appeler, la logique de la volonté de puissance.
Et le problème fondamental qui apparaît alors est bien celui du mode de relation entre les processus multiples, éclatés, concurrents de volonté de puissance, entre les configurations de domination et de maîtrise particulières que sont les volontés de puissance dont le jeu pluriel constitue ce que Nietzsche appelle la « réalité ». Or, c’est justement là le grand problème qui a été escamoté par la tradition de pensée métaphysique, laquelle pense spontanément — sans soupçonner même qu’il y ait là quelque chose de problématique — les rapports entre instances (« êtres », « unités », etc.) sur le modèle de la conciliation et de l’harmonie : position que l’on pourrait qualifier d’ « optimisme métaphysique », et dont le paragraphe 333 du Gai Savoir, par exemple, fait la théorie dans le cas particulier du problème de la connaissance : « Nous, qui ne prenons conscience que des scènes ultimes de réconciliation et de la liquidation finale de ce long processus [i.e. de lutte pulsionnelle], nous pensons pour cette raison qu’intelligere est quelque chose qui réconcilie, quelque chose de juste, de bon, quelque chose d’essentiellement opposé aux pulsions : alors que c’est seulement un certain rapport mutuel des pulsions. » C’est à cette déficience du questionnement métaphysique que se rapporte la critique — trop peu soulignée, nous semble-t-il, par les commentateurs — de toutes les problématiques, principalement modernes, des facultés : et c’est sous ce rapport, en particulier, que Nietzsche se livre à une critique constante de Kant en qui il voit le plus pur représentant de cette philosophie irénique des facultés de l’esprit : la réponse par les facultés ou les pouvoirs de l’esprit, la détermination même des problèmes fondamentaux de la philosophie à partir de la problématique des facultés évite ce qui fait vraiment, radicalement, problème. Elle prédétermine dogmatiquement le type de réponse que l’on reconnaîtra et éprouvera comme satisfaisant sur le plan explicatif, tant il est vrai que l’ « on entend que les questions auxquelles on est en mesure de trouver une réponse » (GS, § 196).
Toute la logique mise en œuvre par l’idée de la volonté de puissance consiste ainsi à penser la réalité comme relationnelle, comme univers de processus conflictuels, concurrentiels — sans exclure pour autant la possibilité de séquence d’entente et de collaborations passagères, plus ou moins durables : pourvu que ces ententes entre processus foncièrement conflictuels soit elles-mêmes comprises comme le moyen détourné permettant la poursuite de la concurrence sur un plan supérieur. La rivalité comme détermination fondamentale de la réalité n’exclut pas la conciliation ou l’harmonie, mais elle les explique toujours. Et la visée fondamentale de Wolfgang Müller-Lauter dans les trois études de ce recueil semble bien être de dégager cette idée capitale de Nietzsche que la volonté de puissance est organisation. Car si comme l’affirme Nietzsche de manière répétée, le caractère général du monde est chaos, il s’agit bien de se donner les moyens de rendre compte des formations régulières que l’expérience nous y fait observer. »
Patrick Wotling, « Le monde de la volonté de puissance », Préface de « Nietzsche. Physiologie de la volonté de puissance » de Wolfgang Müller-Lauter.