Paramaśiva

Les derniers mots d’Abhinavagupta soulèvent un des problèmes les plus ardus de la spéculation sur la vie mystique. Peut-on voir simultanément le miroir et l’image reflétée, la Conscience divine et l’univers différencié ou son propre moi ?

En fait, il existe plusieurs manières d’appréhender miroir et reflet selon le degré atteint. L’ignorant ne s’intéresse qu’aux reflets bien qu’ils n’aient d’existence que dans le miroir de sa propre conscience : il les projette hors de lui et court en vain après eux. Celui qui a reconnu le Soi n’oublie plus le miroir, domaine bhairavien et fond immuable sans lequel il n’y aurait pas de reflets. Il sait que lumière et certitude appartiennent uniquement au miroir et que Bhairava, évident par soi-même et source de toute certitude, échappe aux preuves qui prétendent établir son existence puisque tout est perçu en lui et par lui. Deux cas principaux se présentent chez les mystiques : certains s’adonnent à la seule contemplation du miroir sans pouvoir s’y établir ; tantôt durant l’extase (turya) d’une durée limitée, dans l’oubli de tout ce qui n’est pas le Soi, ils voient le miroir limpide (nirvikalpasamādhi) et leur conscience demeure sans reflet ; tantôt les reflets variés réapparaissent et leur cachent le miroir. Ainsi pour eux, appréhender l’un, c’est à l’instant même perdre l’autre de vue, selon l’exemple du taureau et de l’éléphant. Quelques-uns atteignent la plus haute perfection qui consiste à voir simultanément le miroir et ses reflets mais avec prédominance de l’un ou de l’autre, le mystique pouvant à son gré jouir d’un monde surabondant d’énergie divine se déployant en Śiva sans jamais être dupe des reflets et sans garder trace des choses, tel le miroir qui ne fixe rien ; ou encore prendre son repos en Śiva contenant l’énergie à l’état latent. C’est là turyātitā, domaine unique (par-delà le quatrième état — l’extase —) où les notions et impressions différenciées baignent dans l’indifférencié et l’indifférencié réside dans le différencié. Perçus dans leur véritable essence, les reflets deviennent enchanteurs. Paramaśiva, le Tout (nikhila), contient les ābhāsa de l’univers ; le monde, en sa totalité, est embrassé par lui dans sa présence concrète et vivante.

Lilian Silburn, commentaire à « Quête de la Réalité ultime » in Hymnes de Abhinavagupta, Collège de France, Institut de Civilisation Indienne, 1986 pp. 35-36.