Es denkt : ça pense

Tout ce qu’il est possible d’affirmer sans faire intervenir de présupposés relatifs à la nature de la pensée, ou à la pertinence universelle de la causalité, c’est qu’il y a de la pensée, ou, pour reprendre la formule célèbre à laquelle recourt Nietzsche, « ça pense » : « es denkt », mieux encore : « cogitatur » (1). La rigueur et la probité exigent que le philosophe approfondisse l’analyse de ce processus au lieu de se satisfaire d’une interprétation atomiste gratifiante, rassurante : le « respectable ”je” du passé » (2). Un tel approfondissement montre alors que ce qu’appréhende la conscience n’est que la résultante d’un grand nombre d’activités infra-conscientes, d’ordre instinctif, mais dont le caractère multiple est précisément masqué par « le concept synthétique du ”moi” » (3) : « la majeure partie de la pensée consciente doit être imputée aux activités instinctives, s’agit-il même de la pensée philosophique » (4). Il faut donc dire de la pensée au sens le plus large ce que Nietzsche dit de la connaissance : « Nous qui ne prenons conscience que des dernières scènes de conciliation, des derniers règlements de compte de ce long processus, nous pensons de ce fait qu’intelligere constituerait quelque chose de conciliant, de juste, de bien, quelque chose d’essentiellement opposé aux pulsions : alors qu’il ne s’agit que d’un certain comportement des pulsions entre elles. » (5) Loin d’être l’essence de l’homme, la conscience n’est qu’un phénomène de surface ; tel est le sens de la formule provocatrice : « Descartes était superficiel » (6).

Patrick Wotling, « La pensée du sous-sol — Statut et structure de la psychologie dans la philosophie de Nietzsche », Allia, 2016.

Notes :
1. FP XI, 40 [23]. En toute rigueur, affirmer que « quelque chose pense » reviendrait déjà à aller dans le sens de la partition dualiste et causale de la réalité propre à l’idéalisme.
2. PBM, 17.
3. PBM, 19.
4. PBM, 3.
5. GS, 333 (trad. mod.). C’est la raison pour laquelle Nietzsche fait un vibrant éloge de Leibniz, qui a vu le premier que « la conscience n’est qu’un accident de la représentation, non pas son attribut nécessaire et essentiel, que par conséquent ce que nous nommons conscience, loin d’être notre monde spirituel et psychique même, n’en constitue qu’un état (peut-être maladif) » (GS, 357).
6. PBM, 191.

La puissance secrète du Chant

Tu as, en moi, suscité le noble besoin
D’aller loin voir le monde au profond de son âme ;
Avec ta main me tient une confiance aussi,
Qui me garde sans crainte à travers les tourmentes.

Par des pressentiments tu as instruit l’enfant,
Parcouru avec lui des régions fabuleuses ;
Modèle pur de l’exquise féminité,
Comme tu l’exaltas, son cœur adolescent !

Qu’y aurait-il pour m’attacher au joug terrestre ?
Ne sont-ils pas à jamais tiens, mon cœur, ma vie ?
N’ai-je pas ton amour, ici, qui me protège ?

C’est pour toi que je puis me vouer au bel art
Puisque tu veux, ma bien-aimée, être la Muse
Le doux gardien et l’esprit de ma poésie.

Éternelle ici-bas dans ses métamorphoses
La puissance secrète du Chant nous salue ;
Tandis qu’ici, sur nous, ruisselle sa jeunesse,
Là c’est sa sainte paix qui vient bénir la terre.

La lumière c’est elle, en nos yeux épanchée,
Qui, pour chacun des arts, éclaire en nous le sens ;
Elle qui donne au cœur joyeux, à l’âme lasse
Son ivresse miraculeuse à savourer.

C’est la vie à son sein somptueux que j’ai bue ;
Et tout ce que je suis, ce ne fut que par elle
Qui a donné son port à mon visage heureux.

Encore en moi dormait le plus haut de l’esprit
Quand je la vis, sur moi, descendre comme un Ange ;
Et j’ai pris, à l’éveil, dans ses bras, mon envol.

Novalis, « Henri d’Ofterdingen », Dédicace.