Les plumes de l’aigle

« On m’a quelquefois reproché de ne peindre que des hommes ayant des ailes d’aigles, des griffes de lions, des sortes de géants légendaires. Moi je vous reproche de peindre des hommes sans ailes, sans griffes et tout petits. Vous me faites le reproche de démesure, je vous fais le reproche d’aveuglement. Je vois mieux que vous le devenir. Et, même si je le vois mal, et même si je me trompe, j’ai au moins le mérite de faire confiance à la grandeur des hommes, de les pousser à obéir au contrat mystique qui les attache au monde, de les lancer vers la vie épique avec ce que vous appelez « leurs seuls pauvres petits bras » mais sur lesquels le vent héroïque fera pousser les plumes de l’aigle. »

Jean Giono, « Les vraies richesses », 1937.

Le choc des conceptions du monde

« La pensée métaphysique, issue du monothéisme et qui s’achève dans l’humanisme, a voulu définitivement nommer l’être, le « connaître », et, par là fixer les valeurs. La métaphysique, rompant avec la philosophie grecque pré-socratique, a pensé l’être-du-monde comme un acquis, comme une valeur suprême. Elle a envisagé l’être comme Sein (Être-en soi) et non comme Wesen (Être-Devenir). Le mot français « être », ne rend pas ce double sens. Rechercher — et prétendre trouver — l’être comme Sein (einai en grec), c’est le dévaluer, c’est commencer une « longue marche vers le nihilisme ». La philosophie de l’Esprit (Geist; le noûs platonicien) prend le pas sur la philosophie de la vie et de l’action, sur la « création », la poiésis. Toute une anthropologie en découle : pour la conception-du-monde de la tradition métaphysique et humaniste, l’humain est un être achevé puisqu’il participe de valeurs suprêmes (Dieu, notamment, ou des « lois », des « grands principes moraux ») elles-mêmes achevées, connaissables, stables, universelles. « Il n’y a plus de mystère dans l’être » dit alors Heidegger. Enfermé dans les essences et les principes, l’humain perd son mystère : c’est l’humanisme précisément. Toute possibilité de dépassement de l’humain par l’homme doit être abandonnée. Les « valeurs » humaines, prononcées une fois pour toutes, courent alors le risque de la sclérose ou du tabou.

D’où la séparation, qui s’est toujours remarquée dans l’histoire, entre les valeurs proclamées avec emphase par les philosophies monothéistes et humanistes, et les comportements auxquels elles donnaient lieu. Sur le plan religieux, l’enfermement de l’action humaine dans des « lois », et le caractère infini mais fini à la fois du Dieu suprême, que l’on sait être définitivement omnipotent, tend a transformer le lien religieux en relation intellectuelle, en logos, compromettant à la longue la force des mythes. Spinoza, Leibniz, Pascal et Descartes offrent des exemples de cette transformation de la métaphysique religieuse en logique; il faut se souvenir de l’amor intellectualis dei de Spinoza, de la déduction des attributs de Dieu chez Leibniz, de l’intelligibilité de Dieu pour toute raison, affirmée par Descartes, ou, allant encore un peu plus avant dans le nihilisme religieux, du paradigme marchand du pari sur le divin de Pascal. Bernard-Henri Lévy avait parfaitement raison, en proclamant conjointement son biblisme et son athéisme, dans Le Testament de Dieu, de se dire fidèle à la religion métaphysique hébraïque, creuset des autres monothéismes, la première à avoir formulé la préférence du logos sur le muthos.

Perpétuel interrogateur

Au rebours, la tradition grecque qui commence avec Anaximandre de Samos et Héraclite, et qui serpentera, en tant que conception-du-monde implicite dans toute l’histoire européenne jusqu’à Nietzsche, se refuse à nommer l’être. Celui-ci est pensé comme Wesen (être-en-devenir) comme gignesthai (devenir transformant), mais n’est jamais défini. Le mot grec pour « vérité », nous explique Heidegger, est alèthéia, ce qui signifie « dévoilement inachevé ». La vérité n’y est point celle du Yahvé biblique, « Je suis l’Un, je suis la Vérité ». Est vérité ce qui est éclairé par la volonté humaine, cette volonté qui soulève le voile du monde sans jamais faire advenir au jour la même réalité.

Dans la philosophie grecque, comme chez Heidegger, des mots innombrables sont utilisés pour « penser l’être ». On ne pourra jamais répondre à la question de l’être, comme on ne pourra jamais connaître 1?« essence du fleuve », perpétuellement changeant, qui coule sous le pont. Le monde, dans son être-devenir, reste alors toujours l’« Obscur », et l’homme, un perpétuel interrogateur, un animal en quête constante de l’« éclairement ». L’hominité, nous dit Heidegger, est caractérisée par le deinotaton, l’« inquiétance »: inquiéter le monde, c’est le questionner éternellement, le faire sortir et se faire sortir soi-même de la quiétude, cette illusion de savoir où l’on est et où l’on va.

Cette conception-du-monde se représente l’humain, perpétuel donneur de sens, en duel avec le monde, qui se dérobe à ses assauts, et qui demande, pour se laisser partiellement arraisonner, toujours de nouvelles formes d’action humaine, de nouveaux sens, de nouvelles valeurs, qui seront à leur tour transgressées.

"Nous, hommes du soir, de l’Hespérie, un travail nous attend, qui n’a rien de philosophique, au sens intellectuel du terme : rendre auto-consciente, au sein de l’Europe de la civilisation technique, une forme transfigurée de cette conception-du-monde, ou de cette religion-du-monde de l’aube grecque, tirée de l’oubli par Nietzsche et Heidegger."

Sacré et ouverture-au-monde

La mythologie grecque qui nous offre le spectacle de combats entre des dieux inconstants et des guerriers humains jamais découragés, toujours ardents dans leur passion de violer les lois divines pour préserver leur vie ou les lois de leur communauté, constitue l’aurore de cette conception européenne du monde. Une fin de l’histoire, par la réconciliation avec le divin métaphysique, enfin connu, lui est profondément étrangère. Cette conception-du-monde est la seule qui autorise à envisager la fondation d’un surhumanisme : l’humain, passant de cycles historiques de valeurs en cycles historiques de valeurs, transforme à chaque étape épochale la nature de sa Volonté-de-Puissance selon le processus de l’Éternel Retour de l’Identique. Le cosmos reste un mystère, il est l?« obscur en perpétuel dévoilement », comme, de manière singulièrement actuelle, l’envisage aussi la physique moderne. Le mythe reste présent au cœur du monde ; cette impossibilité voulue et acceptée de connaître et de nommer l’être du monde, confère à celui-ci un caractère aventureux et risqué, et à l’action humaine la dimension tragique et solitaire d’un combat éternellement inachevé. Le sacré, au sens le plus fort, peut alors surgir dans le monde : il réside dans cette distance entre la volonté humaine et la « dérobade » du monde, bien visible d’ailleurs dans les entreprises scientifiques et techniques modernes. Le sacré n’est pas réservé à un principe (moral ou divin) ou à un attribut substantiel de l’être (un dieu), mais il habite par le fait de l’homme, le monde. Le sacré s’apparente à un sens donné par l’humain à son entour : le monde, nous dit Hölderlin, est vécu alors comme « nuit sacrée ». Il n’y a plus lieu de se rassurer en recherchant l?« essence de l’être », prélude à la fin de l’histoire, puisque l’homme de cette conception grecque du monde désire l’inquiétude. Il s’assume ainsi comme pleinement humain, c’est-à-dire toujours en marche vers le sur-humain, puisqu’il se conforme à son ouverture-au-monde ( la Weltoffenheit dont parlait Gehlen) inscrite dans sa physiologie et éprouvée par la biologie moderne.

La recherche de l’être comme Sein, quête de l’absolu métaphysique et moral, peut s’envisager alors comme une entreprise in-humaine, et l’humanisme qui en découle philosophiquement comme une idéologie proprement non-humaine, plus exactement maladive. C’est dans l’historicité (Geschichtlichkeit) et la mondanité (Weltlichkeit), ce que les grecs appelaient le to on (l’étant) et les latins l’existentia, que réside le chemin que nous pouvons choisir de suivre ou de ne pas suivre.

Le suivre, s’enfoncer dans le Holzweg, la sente de bûcheron qui ne mène « nulle part » sinon « au cœur de la forêt sacrée », dont nous parle mystérieusement Heidegger, voilà ce qui est renouer avec l’aurore de la Grèce : reprendre le fil coupé par le christianisme et « la sortir de l’oubli ». La sente ne mène pas vers un bourg, celui où les marchands se reposent, mais, inquiétante, elle s’enfonce vers l’aventure. L’« aventure », c’est-à-dire l’advenir, ce qui, au détour du chemin « surgit du futur » : l’histoire.

Voici donc le sens fondamental de l’entreprise de Nietzsche, puis de Heidegger, et après lui sans doute de bien d’autres : réinstaller, en Europe, à l’époque technique, cette conception-du-monde incomplètement formulée, inachevée par certains grecs, mais le faire sous une forme différente, auto-consciente en quelque sorte, en sachant que même ce travail sera à recommencer. Nous, hommes du soir, de l’Hespérie (Abend-land), (par rapport à cette Grèce des pré-socratiques qui a voulu être l’Aurore d’une conception du monde) un travail nous attend, qui n’a rien de philosophique, au sens intellectuel du terme : rendre auto-consciente, au sein de l’Europe de la civilisation technique, une forme transfigurée de cette conception-du-monde, ou de cette religion-du-monde de l’aube grecque, tirée de l’oubli par Nietzsche et Heidegger. »

Guillaume Faye, « Le choc des conceptions du monde ».

Voici, je vous enseigne le Surhumain

« Quand Zarathoustra parvint à la ville voisine qui est située à la lisière des bois, il y trouva une grande foule assemblée sur la place. Car un danseur de corde était annoncé. Et Zarathoustra s’adressa au peuple en ces termes :

« Je vous enseigne le Surhumain. L’homme n’existe que pour être dépassé. Qu’avez-vous fait pour le dépasser ?

Jusqu’à présent tous les êtres ont créé quelque chose qui les dépasse, et vous voudriez être le reflux de cette grande marée et retourner à la bête plutôt que de dépasser l’homme ?

Le singe, qu’est-il pour l’homme ? Dérision ou honte douloureuse. Tel sera l’homme pour le Surhumain : dérision ou honte douloureuse.

Vous avez fait le chemin qui va du ver à l’homme, et vous avez encore beaucoup du ver en vous. Jadis vous avez été singes, et même à présent l’homme est plus singe qu’aucun singe.

Même le plus sage d’entre vous n’est encore qu’un être hybride et disparate, mi-plante, mi-fantôme. Vous ai-je dit de devenir fantômes ou plantes ?

Voici, je vous enseigne le Surhumain.

Le Surhumain est le sens de la terre. Que votre vouloir dise : Puisse le Surhumain devenir le sens de la terre !

Je vous en conjure, ô mes frères demeurez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espérances supra-terrestres. Sciemment ou non, ce sont des empoisonneurs.

Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds, des intoxiqués dont la terre est lasse : qu’ils périssent donc !

Blasphémer Dieu était jadis le pire des blasphèmes, mais Dieu est mort et morts avec lui ses blasphémateurs. Désormais le crime le plus affreux c’est de blasphémer la terre et d’accorder plus de prix aux entrailles de l’insondable qu’au sens de la terre.

Jadis l’âme jetait sur le corps un regard de mépris ; et rien n’était estimé plus haut que ce mépris. Elle le voulait maigre, hideux, famélique. Elle pensait ainsi échapper à ce corps et à la terre.

Cette âme elle-même, oh ! Qu’elle était encore maigre, hideuse et famélique ! Et cette âme trouvait sa volupté à être cruelle !

Mais vous, mes frères, dîtes-moi : votre corps, que révèle-t-il de votre âme ? Votre âme n’est-elle pas misère, fange et pitoyable suffisance ?

En vérité, l’homme est un torrent bourbeux. Il faut être la mer à tout le moins pour absorber en soi un torrent bourbeux sans en être sali.

Voici, je vous enseigne le Surhumain. Il est cette mer, votre grand mépris ira se perdre en lui.

Quel peut-être le plus grand événement de votre vie ? C’est l’heure du grand mépris. L’heure où vous prendrez en dégoût votre bonheur lui-même, et votre raison et votre vertu.

L’heure où vous vous direz : « Qu’importe mon bonheur ! Il n’est que misère et pitoyable suffisance. Or mon bonheur devrait être une justification de l’existence. »

L’heure où vous vous direz : « Qu’importe ma raison ! As-t-elle faim de savoir, comme le lion a faim de pâture ? Elle n’est que misère, fange et pitoyable suffisance. »

L’heure où vous vous direz : « Qu’importe ma vertu ! Elle ne m’a pas encore rendu fou. Que je suis las de mon bien et de mon mal ! Tout cela n’est que misère, fange et pitoyable suffisance. »

L’heure où vous vous direz : « Qu’importe ma justice ! Il ne me semble pas que je sois encore tout feu tout flamme. Or le juste est tout feu, tout flamme. »

L’heure où vous vous direz : « Qu’importe ma pitié ! La pitié n’est-elle pas la croix où l’on cloue celui qui aime les hommes ? Or ma pitié ne m’a pas crucifié. »

Vous êtes-vous déjà dit ces choses ? Avez-vous déjà poussé ce cri ? Hélas ! que ne vous ai-je entendu crier ainsi !

Ce n’est pas votre péché, c’est votre plate satisfaction qui crie au ciel ; c’est votre parcimonie, même dans le péché, qui crie au ciel.

Où est l’éclair qui vous lèchera de sa flamme ? Où est la folie contre laquelle il faudra vous faire inoculer ?

Voici, je vous enseigne le Surhumain. Il est cet éclair, il est cette folie. »

Quand Zarathoustra eut parler ainsi, un homme s’écria du milieu de la foule : « Assez parlé de ce saltimbanque ! Montrez-le-nous à présent ! » Et tout le peuple se moquait de Zarathoustra. Mais le saltimbanque, qui avait pris ce discours pour lui, se mit aussitôt à l’ouvrage. »

Friedrich Nietzsche, « Ainsi parlait Zarathoustra », Prologue de Zarathoustra, 3. GF 2007.

Aux îles fortunées

« Les figues tombent des arbres. Elles sont douces et sucrées, et en tombant, leur pelure rouge éclate. Je suis l’aquilon qui abat les figues mûres.

Ainsi mes préceptes tombent à vos pieds, mes amis, pareils à des figues mûres ; buvez-en le suc et la pulpe fraîche. L’automne nous environne, et le ciel pur de l’après-midi.

Voyez autour de nous quelle abondance ! C’est du sein de la profusion qu’il est beau de jeter un regard sur les mers lointaines.

Jadis on invoquait Dieu en laissant errer ses regards sur les mers lointaines ; mais moi je vous ai appris à invoquer le Surhumain.

Dieu n’est qu’une conjecture, mais je ne veux pas que vos conjectures dépassent la mesure de votre vouloir créateur.

Pourriez-vous créer un dieu ? Ne me parlez donc plus des dieux ! Mais le Surhumain, vous pouvez le créer.

Non pas en vous peut-être, mes frères, mais vous pouvez devenir les pères et les ancêtres du Surhumain ; c’est ce que vous pouvez créer de mieux.

Dieu est une conjecture, mais je veux que vos conjectures se tiennent dans les limites du pensable.

Pouvez-vous penser Dieu ? Mais il faut que votre volonté de trouver le Vrai transforme toute chose en réalité pensable à l’homme, visible à l’homme, sensible à l’homme. Il vous faut pousser la pensée jusqu’à la limite de vos propres sens.

Et ce que vous appeliez le monde, il vous faudra commencer par le créer à nouveau. Il faut que vous y incarniez votre raison, votre image, votre vouloir, votre amour. Et c’est là, en vérité, que vous trouverez votre félicité, disciples de la Connaissance.

Et comment apporteriez-vous la vie sans cette espérance, disciples de la Connaissance ? Vous ne sauriez avoir été placés par la naissance dans un monde inconcevable ni dans un monde irrationnel.

Et pour vous ouvrir tout mon cœur, mes amis, je vous dirai : S’il y avait des dieux, comment supporterais-je de n’être pas Dieu ? Donc, il n’y a pas de dieux.

Voilà la conclusion que j’ai tirée, mais à son tour elle me tire à sa suite.

Dieu n’est que conjecture ; mais qui pourrait épuiser tous les tourments de cette conjecture sans en mourir ? Faudra-t-il prendre au créateur sa foi, à l’aigle son vol plané dans les hauteurs qui sont siennes ?

Dieu est une pensée qui tord tout ce qui est droit et fait tournoyer tout ce qui est ferme. Hé quoi ? Le temps s’évanouirait, et les choses éphémères ne seraient que mensonge ?

Cette pensée donne le vertige et le tournis au squelette humain et la nausée à l’estomac ; en vérité, une pareille conjecture est de celles qui font tourner la tête.

J’appelle malignes et inhumaines toutes ces théories d’un Être unique et absolu et immuable et satisfait et impérissable.

L’impérissable – n’est que symbole. Et les poètes ne mentent que trop.

Mais les meilleurs symboles sont ceux qui parlent du temps et du devenir ; ils doivent être louange et justification de tout l’éphémère.

Créer – voilà ce qui nous affranchit de la douleur, ce qui allège la vie.

Mais pour que naisse le créateur, il faut beaucoup de douleur et de nombreuses métamorphoses.

Oui, votre vie sera riche en amères agonies, ô créateurs ! Et c’est ainsi que vous vous ferez les défenseurs, les avocats de tout l’éphémère.

Si le créateur doit être lui-même l’enfant qu’il s’agit de mettre au monde, il faut qu’il accepte d’être aussi la mère en gésine et les douleurs de l’enfantement.

En vérité, ma route m’a fait passer à travers des centaines d’âmes, des centaines de berceaux et de douloureux enfantements. J’ai passé par bien des départs, je connais le déchirement des heures dernières.

Mais tel est mon vouloir créateur, mon destin. Ou, pour vous parler franc, tel est le destin que m’impose mon vouloir.

Tout l’être sensible souffre en moi de se sentir prisonnier, mais toujours mon vouloir intervient pour m’affranchir et me donner la joie.

Vouloir est délivrance ; telle est la vraie conception du vouloir et de la liberté ; voilà l’enseignement de Zarathoustra.

Ne plus vouloir, ne plus juger, ne plus créer ! Ô ! puisse cette grande lassitude me demeurer toujours étrangère !

Dans la recherche de la connaissance, je n’éprouve jamais que le plaisir de ma volonté, occupée à engendrer, à grandir ; et si ma connaissance conserve en moi son innocence, c’est parce qu’elle garde toujours la volonté d’être féconde.

C’est cette volonté qui m’a écarté de Dieu et des dieux ; que nous resterait-il à créer, s’il existait des dieux ?

Mais toujours me ramène vers les hommes mon fervent vouloir créateur ; tel le ciseau attiré par la pierre.

Hélas ! ô humains, c’est dans la pierre que dort l’image que je cherche, celle qui est pour moi l’image entre toutes les images. Hélas ! pourquoi faut-il qu’elle dorme dans la plus dure, la plus laide des gangues ?

À présent le ciseau s’acharne cruellement contre sa prison. La pierre vole en éclats ; mais que m’importe ?

J’achèverai ma statue, car une Ombre m’est apparue, tout ce qu’il y a de silencieux et de léger au monde m’est un jour apparu.

La beauté du Surhumain m’est apparue comme une Ombre. Ah ! mes frères, que m’importent désormais – les dieux ?

Ainsi parlait Zarathoustra. »

Friedrich Nietzsche, « Ainsi parlait Zarathoustra », II – « Aux îles fortunées ».