
« Dans notre tentative de faire attention au dire des mots, nous laissons ouverte la question du rapport avec la philologie. Les résultats qu’elle révèle peuvent nous être chaque fois une occasion de recevoir un signe. Cela ne veut pourtant point dire du tout que les résultats de la philologie, pris en eux-mêmes comme jugements d’une science, devraient former le soubassement de notre chemin. Ce que la philologie énonce doit d’abord lui être donné historiquement, et cela dans l’espace préscientifique de l’histoire de la langue. C’est là, et là seulement où « de l’histoire » (Geschichte) est déjà donné, que son donné peut devenir un objet de l’histoire (Historie), dans laquelle le donné demeure toujours de lui-même ce qu’il est. C’est de là que nous tirons les signes.
Pour apercevoir un signe, il nous faut déjà une pré-compréhension du domaine dont il provient. Recevoir un signe, c’est difficile et c’est rare ; d’autant plus rare que nous avons plus de connaissances, et d’autant plus difficile que nous nous bornons davantage à ne vouloir que des connaissances. Mais il y a aussi des présages de signes. Nos allusions à ce qu’ils indiquent sont plus faciles et plus parlantes, parce que nous pouvons jusqu’à un certain point préparez nous-mêmes leur cheminement.
Qu’est-ce qui est désigné sous ces paroles : (la) pensée, le pensé, (une) pensée ? Quel espace de jeu pour ce qui accède en elles au langage indiquent-elles ? Le pensé (Gedachtes), où est-il, où demeure-t-il ? Il y faut la Mémoire (Gedächtniss). Au pensé et à ses pensées — au « Gedanc » — appartient la reconnaissance (Dank). Mais peut-être que ces résonances du mot « pensée » dans « Mémoire » et « Reconnaissance » relèvent d’une fabulation tout extérieure et artificielle ? Ce n’est pas encore de cette façon que ce qui est désigné sous le mot « pensée » apparaît si peu que ce soit.
La pensée est-elle une reconnaissance ? Mais que veut dire ici « reconnaissance » ? Ou bien la reconnaissance repose-t-elle dans la pensée ? Mais que veut dire ici « pensée » ? La mémoire n’est-elle qu’un réservoir pour ce qu’a pensé la pensée, ou bien la pensée repose-t-elle elle-même dans la mémoire ? Quel est le rapport entre reconnaissance et mémoire ? En posant ces questions nous nous mouvons dans l’espace de jeu de ce qui accède au langage dans le verbe « penser » et qui affleure en lui. Mais nous laissons ouvertes toutes les relations entre les mots que nous avons évoqués — la pensée, le pensé, une pensée, la reconnaissance, la mémoire — et nous nous informons maintenant auprès de l’histoire des mots. Celle-ci nous donne une indication, bien que la présentation historique de cette histoire soit encore imparfaite, et doive le rester probablement toujours. L’indication qu’elle nous donne est que, dans ce qui est formulé par les mots que nous avons évoqués, celui qui donne la mesure et qui est originellement parlant, c’est le « Gedanc ». Mais « Gedanc » ne signifie pas ce qui, au bout du compte, en est resté et qui constitue le sens courant, dans l’usage actuel, du mot « Gedanke » (une pensée). Une pensée veut dire d’habitude : une idée, une représentation, une opinion, une idée soudaine. Le mot initial « Gedanc » veut dire autant que : garder un souvenir recueilli en qui tout se recueille. Le « Gedanc » équivaut à peu près à « âme » (Gemüt), « muot » — le cœur. Penser, dans le sens du mot initialement parlant, celui du « Gedanc », est presque encore plus originel que cette pensée du coeur que Pascal, en des siècles postérieurs, et déjà comme contrecoup de la pensée mathématique, cherche à reconquérir.
La pensée, comprise dans le sens de « représentations » logiques et rationnelles, se révèle, par rapport au « Gedanc » initial, comme un rétrécissement et un appauvrissement du mot tels qu’on peut à peine en imaginer de plus grands. A ce dépérissement du mot, la Philosophie d’école a contribué pour sa part, d’où on peut voir qu’en effet les définitions conceptuelles des mots sont techniquement et scientifiquement nécessaires, mais qu’elles ne sont pas capables par elles-mêmes, comme on le croit, de protéger, voire d’accroître la fécondité de la langue.
Mais le mot « Gedanc » ne signifie pas seulement ce que nous désignons par « âme » (Gemüt) et par « coeur », et que nous mesurons à peine dans son être. Dans le « Gedanc » reposent et ont leur être aussi bien la mémoire que la reconnaissance. Initialement « mémoire» ne signifie pas du tout « faculté de souvenir ». Le mot désigne l’âme entière au sens d’un rassemblement intérieur constant auprès de ce qui s’adresse essentiellement à tout le sentiment. Mémoire est dans son origine l’équivalent du recueillement auprès… (An-dacht) demeurer sans cesse comme ramassé auprès de… et cela non seulement auprès du passé, mais de la même façon du présent, et auprès de ce qui peut venir. Ce qui est passé, ce qui est présent (das Gegenwärtige) et ce qui est venant, apparaissent dans l’unité d’une pré-sence (Anwesen), qui a pourtant chaque fois sa nature propre.
En tant que la Mémoire, comme assemblement de l’âme, comme recueillement auprès…, ne se désiste pas de cela sur quoi elle est assemblée, le trait qui domine dans la Mémoire n’est pas seulement une essentielle pensée fidèle, mais du même coup c’est aussi un « retenir » qui ne se dé-siste ni ne lâche prise. C’est alors que l’âme, du sein de la Mémoire et à l’intérieur de celle-ci, répand le trésor des images, c’est-à-dire des vues dont elle est elle-même regardée. Ce n’est que d’ici que s’élève, intérieurement à l’être de la Mémoire comprise dans un sens large et profond, ce « tenir ferme » opposé au « glissement» que les Latins désignent par memoria tenere. Tenir ferme par la memoria se rattache aussi bien au passé qu’au présent et qu’à l’avenir. C’est avant tout le passé qui donne de la peine à tenir ferme parce qu’il s’en est allé, et que d’une certaine manière il n’offre plus aucune prise. C’est pourquoi le sens de « retenir » est dans la suite réservé au passé, qui par la Mémoire est exhumé toujours de nouveau. Mais, en tant que cet aspect restreint ne fait pas originellement la seule essence de la Mémoire, on a dû, pour exprimer particulièrement l’action de retenir le passé et la ré-pétition du passé, forger le mot de re-mémoration.
Dans le mot « Gedanc » initial règne l’être originel de la Mémoire : le rassemblement dans la croyance constante de tout ce que l’âme laisse être pré-sent. « Croyance » (meinen) est entendue ici dans la signification de « Minne » : la tendresse qui porte le plus profond de l’âme vers ce qui est, laquelle n’est pas concertée, et n’a donc pas non plus besoin d’être accomplie.
Comme Mémoire ainsi comprise le « Gedanc » est du même coup déjà ce que désigne le mot « reconnaissance » (Dank). Par la reconnaissance, l’âme commémore ce qu’elle a et ce qu’elle est. Dans cette commémoration, et par conséquent en tant que Mémoire, l’âme dans sa pensée se tourne vers Cela qui est son partage. Elle se pense comme obéissante, non pas au sens de la simple sujétion, mais obéissante par son audience recueillie. La reconnaissance originelle est de devoir reconnaissance de soi-même. Celle-ci est la première et la seule d’où provient ce que nous appelons esprit de compensation et de rétribution, au mauvais comme au bon sens du terme. Mais, pratiquée pour elle-même, la reconnaissance comme compensation et rétribution risque de rester embourbée dans des limites purement conventionnelles — telles que « ne pas être en reste » — si ce n’est même dans celles du commerce.
Notre tentative de renvoyer au dire des mots « Denken », « Gedanke », « Gedächtniss », « Dank », devrait au moins approximativement indiquer l’espace de jeu de ce qui s’y trouve formulé ; car c’est de ce qui n’est point formulé dans la parole que ces mots tirent initialement leur pouvoir de parler. Ils mettent en lumière des relations réelles dont nous ne pénétrons pas encore l’unité essentielle. Mais il reste quelque chose qui est avant tout obscur, et que nous pouvons réduire à la question suivante : Est-ce que la caractérisation du « Gedanc », de Mémoire et de Reconnaissance, et cela non seulement dans les mots, mais dans le fait, découle de la pensée ? Ou bien, au contraire, est-ce la pensée qui reçoit son être de ce que nous appelions tout à l’heure le « Gedanc », comme Mémoire et comme Reconnaissance ?
Peut-être cette question est-elle enfin de compte imparfaitement posée, de sorte que sur cette voie nous ne parviendrons pas à l’essentiel. Il n’y a qu’une chose qui soit claire jusqu’ici, c’est que ce que les mots Gedanc, Mémoire, Reconnaissance désignent, est incomparablement plus riche dans son contenu d’essence que la signification courante que ces termes ont conservée pour nous dans l’usage habituel. Nous pourrions nous contenter de cette remarque. Or, si nous allons plus loin, ce n’est pas seulement maintenant que nous commençons à le faire. En effet, le souci du dire de ces mots nous a préparé d’avance à recevoir de ce qui y est formulé une indication qui nous rapproche de la chose même qui dans cette formulation accède au langage.
Nous nous servons de l’indication qui nous est donnée par les mots « Pensée », « Gedanc », « Mémoire », « Reconnaissance », tels qu’ils ont tout à l’heure été entendus, et nous essayons de débattre librement de ce que veut dire le terme si pleinement parlant de « pensée ». Ce débat sera plus libre, non en ce sens qu’il serait moins bien noué, mais parce que le regard aura la vue libre sur les relations essentielles que nous avons évoquées, et qu’il y gagnera la possibilité de se nouer étroitement à la chose même. Le souci plus attentif de ce qui est exprimé dans le mot « pensée » nous conduit sans intermédiaire de la première question à la quatrième, à celle qui donne la mesure.
Dans le « Gedanc » comme Mémoire originelle règne déjà cette commémoration qui offre sa pensée à ce qui offre à penser : la Reconnaissance. Quand nous sommes reconnaissants, nous le sommes de quelque chose. Nous en sommes reconnaissants lorsque nous remercions celui à qui nous en devons le remerciement. Ce dont nous devons remerciement, cela nous ne le tenons pas de nous. Il nous est donné. Nous recevons de nombreux dons, et de diverse sorte. Mais le don le plus haut qui nous soit fait, celui qui demeure véritablement, restera notre être, dont nous sommes dotés de telle sorte que c’est seulement par ce don que nous sommes qui nous sommes. C’est pourquoi nous devons, avant toute chose, remerciement continuel pour cette dot.
Or ce qui nous est donné, au sens d’une telle dot, c’est la Pensée. En tant que pensée, elle est remise aux mains de ce qui donne à penser. Ce qui donne de soi-même et toujours à penser, c’est « ce qui donne le plus à penser ». En lui repose la dot véritable de notre être, dont nous devons remerciement.
Mais comment pourrions-nous mieux approprier notre remerciement pour cette dot — d’avoir à penser ce qui donne le plus à penser — qu’en gardant dans la pensée ce qui donne le plus à penser ? Ainsi la plus haute reconnaissance serait donc probablement la pensée ? Et la plus profonde ingratitude, le divertissement ? Ainsi donc la véritable reconnaissance ne consiste jamais dans le fait que nous arrivons le cadeau à la main, et rendons cadeau pour cadeau. La pure reconnaissance est bien plutôt le fait que simplement nous pensons, à savoir, que nous pensons ce qu’il y a proprement et uniquement à penser.
Toute reconnaissance appartient de bout en bout au domaine d’être de la pensée. Mais celle-ci offre sa pensée fidèle, la pensée de ce qui offre à penser, à Cela qui, en soi et de soi, désire être pensé et qui par conséquent exige originellement cette pensée fidèle. Pour autant que nous pensons ce qui donne le plus à penser, nous sommes proprement reconnaissants. Pour autant que notre être s’assemble dans la pensée de ce qui donne le plus à penser, nous habitons dans ce qui rassemble toute pensée fidèle.
Nous nommons le rassemblement de la pensée fidèle auprès de ce qui offre à penser : la Mémoire.
Nous n’entendons plus désormais ce mot dans le sens traditionnel. Nous suivons l’indication de l’ancien mot. Nous ne le prenons nullement de façon seulement historique. Nous faisons attention à ce qui est nommé en lui et à ce que cette dénomination laisse hors de langage, en même temps que nous avons égard à tout ce qui a été dit jusqu’ici sur la Pensée comme reconnaissance et pensée fidèle. »

IV
« Mémoire signifie initialement l’âme (Gemüt) et le recueillement auprès… Mais ces termes parlent ici dans un sens aussi large et aussi essentiel que possible. « Âme » ne signifie pas — pour parler le langage moderne — seulement le côté affectif de la conscience humaine, mais ce qui fait tout l’être de l’être humain. Cela s’exprime en latin par la différence que fait Animas avec Anima.
Anima, dans une telle distinction, signifie la détermination fondamentale de tout être vivant, entre autres aussi celle de l’homme. On peut représenter l’homme comme être vivant. Il y a longtemps qu’on le représente ainsi. On place ensuite l’homme ainsi représenté dans la série des plantes et des bêtes, bien qu’on suppose dans cette série une évolution, ou qu’on différencie d’autre manière les espèces vivantes. Lors même qu’on a privilégié l’homme en tant qu’être vivant raisonnable, il continue toujours à apparaître de telle sorte que son caractère d’ « être vivant » reste prédominant, même si le biologique, au sens de l’animal et du végétatif, reste subordonné à la caractéristique de l’homme d’être une raison et une personne, caractéristique qui détermine sa vie consciente. Toute anthropologie reste guidée par la représentation de l’homme comme être vivant.
L’anthropologie, qu’elle soit philosophique ou scientifique, ne part précisément pas, dans sa détermination de l’homme, de l’être de l’homme.
Pour penser l’homme comme être humain et non comme être vivant, il nous faut avant tout faire attention à ceci, que l’homme est cet être qui est en tant qu’il montre vers ce qui est — et qu’ainsi l’étant comme tel apparaît. Mais ce qui est ne s’épuise pas dans la facticité de ce qui est chaque fois réel. A ce qui est, c’est-à-dire qui demeure déterminé à partir de l’Être, appartient également — si même cela n’y prédomine pas — ce qui peut être, qui doit être, qui est « ayant été » (« gewesen-ist »). L’homme est cet être qui est pour autant qu’il montre vers l’Être, et qui par conséquent ne peut lui-même être que pour autant que son rapport à l’étant est de toute façon déjà.
D’une certaine manière on ne pouvait jamais perdre tout à fait de vue ce qui trace ainsi l’être de l’homme. Nous allons voir bientôt dans quel endroit de l’homme et de quelle façon la philosophie a rangé ce trait. Mais il y a une différence capitale à prendre aussi en considération ce trait de l’être vivant homme, ou bien à faire du rapport à ce qui est, comme trait fondamental de l’être-humain de l’homme, la proposition initiale, celle qui donne le tracé. Ce n’est le cas ni là où l’on représente le fondement de la détermination de l’être humain comme Anima, ni là où la représente comme Animus. Certes Animas signifie ces sentiments et ces aspirations de l’être humain qui demeurent de toute façon « disposés par… » ce qui est, c’est-à-dire « accordés à… » ce qui est. Le mot latin Animus se laisse aussi traduire par notre allemand « Seele » (Âme). Âme dans ce cas ne signifie pas le principe de la vie, mais la présence de l’esprit, l’esprit de l’esprit, l’étincelle de l’âme de Maître Eckhart. L’âme ainsi entendue est évoquée dans le poème de Mörike : Songez y, mon âme… Parmi les poètes actuels, G. Trakl emploie volontiers le mot âme en un sens élevé. La troisième strophe du poème L’orage commence ainsi :
Ô douleur, ô flamboyant regard De l’âme grande…
Ce que signifie le mot latin Animus est exprimé plus pleinement par les mots primitifs de Mémoire et « Gedanc ». Mais c’est ici également le point de notre chemin d’où nous prenons notre élan pour un bond encore plus essentiel, qui nous conduit dans le domaine où l’être de la Mémoire se montre à nous plus primitivement, non seulement en parole, mais encore en effet. Nous ne prétendons aucunement que l’être de la Mémoire, tel qu’il faut maintenant le penser, soit désigné dans le mot primitif « Gedanc ». Nous prenons la signification initiale du mot ancien comme un signe. L’indication que nous en tirons reste une prudente tentative de rendre visible sur quoi se fonde l’être de la Mémoire. Cette tentative trouve un point d’appui dans ce qui apparaît au commencement de la pensée occidentale, et qui depuis n’a jamais tout à fait disparu de l’horizon de cette pensée.
Où nous conduit ce que nous avons montré constituer l’être de la Mémoire ? D’abord — dans l’aura de ce que le mot initial de « Mémoire » désigne — il semble encore que la Mémoire, au sens d’Animus et de Coeur, soit une dotation qui appartienne exclusivement à l’être humain. C’est pourquoi on la tient pour quelque chose d’humain, dans le sens restreint. C’est bien cela aussi ; mais ni uniquement cela, ni en premier lieu.
Nous avons déterminé la Mémoire comme le rassemblement de la Pensée fidèle. Par le seul fait de penser cette détermination, nous n’en sommes déjà plus à nous tenir simplement auprès d’elle et devant elle. Nous suivons les indications qu’elle nous donne. Le rassemblement de la pensée fidèle ne se fonde pas sur une faculté de l’homme, comme par exemple sur la faculté de se souvenir et de retenir. Toute pensée qui est fidèle à ce qui est mémorable habite déjà elle-même ce rassemblement, grâce auquel est protégée d’avance, et cachée, toute chose qui reste à penser.
Ce qui protège et qui cache a son être dans le fait de garder (be-wahren), de prendre en sa garde (verwahren), proprement dans ce qui est gardant. Le sens originel de la garde, de ce qui en elle est gardant, c’est la garde du pâtre, la garde pastorale.
La Mémoire, dans le sens de l’humaine pensée fidèle, a sa demeure dans ce qui prend en sa garde tout ce qui donne à penser. Nous appelons cela : la sauvegarde. Celle-ci cache et protège ce qui nous donne à penser. Seule la sauve-garde libère et donne ce qui doit être gardé dans la pensée, ce qui donne le plus à penser. Toutefois, la sauvegarde n’est pas quelque chose à côté et en dehors de ce qui donne le plus à penser. Elle est cela même, elle est sa manière — la manière à partir de laquelle et selon laquelle il donne, c’est-à-dire se donne, lui qui en tout temps donne lui-même à penser. La Mémoire, comme humaine pensée fidèle à ce qu’il y a à penser, repose dans la sauvegarde de ce qui donne le plus à penser. C’est le fondement de l’être de la Mémoire.
Notre représentation s’arrête trop tôt et trop exclusivement à ce qui est d’abord donné lorsqu’elle tâche à expliquer la mémoire comme une simple faculté de retenir. La mémoire ne fait pas simplement partie de la faculté de penser où elle a lieu, car toute pensée, comme aussi chaque apparition de ce qui doit être pensé, ne trouvent l’ouverture dans laquelle elles arrivent et se rencontrent l’une l’autre que là où se produit la sauvegarde de ce qui donne le plus à penser. L’homme n’est que l’habitant de la sauvegarde de ce qui lui donne à penser. L’homme ne crée pas cette sauvegarde.
Seul ce qui sauvegarde est capable d’exercer une garde — à savoir, la garde de ce qui donne à penser. Ce qui sauvegarde « garde» pour autant qu’il cache et en même temps abrite contre le danger. De quel danger la sauvegarde de ce qui donne à penser garde-t-elle ?
Du danger d’oubli. Mais ce qui sauvegarde n’est pas obligé de garder de cette manière. Il peut tolérer l’oubli de ce qui donne le plus à penser. Par quel fait cela nous est-il attesté ? Par ce fait, que ce qui donne le plus à penser, ce qui toujours et à jamais donne à penser, demeure primitivement ce qui a été retiré dans l’oubli.
La question se pose alors de savoir comment nous pouvons finalement avoir de lui la moindre connaissance. Mais une question plus pressante encore est de savoir sur quoi repose l’être du passé et l’être de l’oubli. Nous sommes enclins, parce que nous y sommes habitués, à voir seulement dans l’oubli le fait de ne pas retenir, et à ne voir en celui-ci qu’un manque. Si ce qui donne le plus à penser reste dans l’oubli, il ne vient pas au jour. Il lui arrive un dommage. C’est du moins ce qu’il semble.
En fait, l’histoire de la pensée occidentale ne commence pas par ceci, qu’elle pense ce qui donne le plus à penser, mais par ceci, qu’elle le laisse dans l’oubli. La pensée occidentale commence donc par une négligence, sinon même par une défaillance. Il semble en être ainsi, aussi longtemps que nous ne voyons rien dans l’oubli qu’un manque, donc rien que de négatif. De plus nous ne saurions nous trouver ici sur le bon chemin, si nous passions sur une distinction essentielle. Le commencement de la pensée occidentale n’est pas identique à son origine. Mais il est bien cette enveloppe qui cache l’origine, et qui même est en cela indispensable. Dans ces conditions, l’oubli apparaît sous une autre lumière. L’origine se cache sous le commencement.
Mais tout ce que jusqu’ici nous n’avons pu évoquer que d’une façon préliminaire sur l’être de la Mémoire et son rapport à la sauvegarde de ce qui donne le plus à penser, sur cette sauvegarde elle-même et sur le commencement et l’origine — tout cela rend un son étrange pour nous, parce que nous ne sommes qu’à peine parvenus au voisinage des choses à partir desquelles ce qui a été dit parle. Mais nous n’avons plus que quelques pas à faire sur le chemin de notre question pour nous apercevoir que, dans ce que nous avons dit, des choses parviennent au langage dont l’accès ne nous reste difficile qu’en raison de leur simplicité. Dans le fond, nous n’avons pas besoin ici d’un accès particulier, car ce qu’il y a à penser s’est approché de nous malgré tout de quelque manière. Mais l’accès demeure masqué à nos yeux par des préjugés auxquels nous sommes depuis fort longtemps habitués, et qui ne sont si obstinés que parce qu’ils ont leur propre vérité.
Nous avons essayé d’éclaircir la question « Qu’appelle-t-on penser ? » du point de vue du premier mode que nous avons noté. Que signifie le mot « pensée » ? Ce qui fait maintenant qu’il parle, c’est le contexte entier de son être, que désignent les mots « Gedanc », « pensée fidèle », « reconnaissance », « Mémoire ». Mais les choses ici désignées ne nous parlent pas encore immédiatement. Elles demeurent dans ce qui n’est pas parlé, et qui est presque oublié. Les éclaircissements que nous avons donnés sur la première question ne cessent de se présenter à nous comme si simplement un trésor du langage, ancien mais oublié, nous était rappelé grâce à eux. Est-ce ainsi que nous pourrons jamais re-évoquer le dire du mot ? Aucunement. Pourquoi tâchons-nous donc de renvoyer ainsi au dire du mot, alors que nous devons avouer qu’on ne peut artificiellement remettre en circulation les trésors de la langue, dans l’intention d’en faire un usage rajeuni n’importe comment ?
Si tel était notre espoir et tel notre but, nous devrions prendre aussi le langage pour un simple instrument, qu’on peut tourner tantôt d’un sens, tantôt de l’autre. Mais le langage n’est pas un outil. D’une façon générale le langage n’est pas ceci et cela, c’est-à-dire n’est pas quelque chose d’autre et de plus que lui-même. Le langage est langage. La particularité des phrases de cette sorte consiste en ce qu’elles ne disent rien, et qu’en même temps elles nouent de la façon la plus décisive la pensée à son objet. Le fait que rien ne limite le mésusage éventuel de telles phrases correspond à l’illimité auquel elles renvoient la mission de la pensée. »
Martin Heidegger, « Qu’appelle-t-on penser? », Quadrige Grands Textes, puf.
Lien vers Mnémosyne – I