Héraclitéisme

Tout bonheur sur terre,
Mes amis, est donné par la lutte !
Oui, pour devenir amis,
Il faut la fumée de la poudre !
En trois choses les amis ne font qu’un :
Frères face à la misère,
Égaux face à l’ennemi,
Libres – face à la mort !

Friedrich Nietzsche, « Le Gai Savoir »
Plaisanterie, ruse et vengeance, 41, Héraclitéisme.

Mais seule reste encore…

« Mais seule reste encore la légende du chemin
(sur lequel s’ouvre) ce qu’il en est d’être ;
sur ce (chemin), le montrant, il y a quantité de choses ;
comment être est sans naître et sans périr,
se tenant seul là tout entier aussi bien
que sans tremblement en soi et n’ayant jamais eu besoin d’être terminé ;
il n’était pas non plus autrefois ni ne sera quelque jour,
car, étant le présent, il est tout à la fois ; unique, unissant, uni,
se rassemblant en soi à partir de soi (tenant ensemble plein de présence). »

Parménide d’Élée, VIII, I-6.

« Ces quelques mots sont là dressés comme des statues grecques archaïques. Ce que nous possédons encore du poème didactique de Parménide tient en un mince cahier, qui bien entendu réduit à rien les prétentions de bibliothèques entières d’ouvrages philosophiques, qui croient à la nécessité de leur existence. Celui qui connaît les dimensions d’un tel dire pensant doit, aujourd’hui, perdre toute envie d’écrire des livres.

Cela, qui est dit à partir de l’être, ce sont des ??????, non pas des signes de l’être, ni des prédicats, mais ce qui, lorsqu’on tourne les yeux vers l’être, le montre lui-même à partir de lui-même. En effet, dans une telle vue sur l’être, nous devons éloigner de l’être tout naître et tout périr, etc. : par le voir les tenir loin, les éliminer. Ce qui est tenu éloigné par ?- et ???? n’est pas à la mesure de l’être. Sa mesure est tout autre.

Nous pouvons conclure de tout cela : dans ce dire l’être se montre comme la solidité propre du stable rassemblé sur soi, pur de toute agitation et de tout changement. Aujourd’hui encore, dans l’exposé des origines de la philosophie occidentale, on a coutume d’opposer cette doctrine à celle d’Héraclite, en croyant pourvoir lui attribuer le mot souvent cité : ????? ???, tout est en écoulement. Par suite, il n’y a pas d’être. Tout “est” devenir.

Si l’on se satisfait parfaitement de voir se manifester de telles oppositions, ici l’être, là le devenir, c’est qu’ainsi on peut déjà attester dès le commencement de la philosophie ce qui est censé se poursuivre à travers toute son histoire, à savoir que là où un philosophe dit A, l’autre dit B, ce qui n’empêche pas celui-ci de dire A lorsque le premier dit B. En revanche si quelqu’un assure que, dans l’histoire de la philosophie, tous les penseurs disent au fond la même chose, c’est là une prétention qui déconcerte le sens commun. À quoi sert encore l’histoire multiforme et embrouillée de la philosophie occidentale, si tous disent en fin de compte la même chose ? En ce cas, il suffit d’une philosophie. Tout est toujours déjà dit. Mais ce « la même chose » a justement – et cela constitue sa vérité interne – la richesse inépuisable de ce qui est chaque jour comme si c’était son premier jour.

Héraclite, qu’on oppose brutalement à Parménide en lui attribuant la doctrine du devenir, dit en vérité la même chose que lui. Sinon, s’il disait autre chose, il ne serait pas un des plus grands parmi les grands penseurs grecs. Seulement il ne faut pas interpréter sa doctrine du devenir d’après les idées d’un darwiniste du XIXème siècle. Bien entendu, la présentation ultérieure de l’opposition de l’être et du devenir n’a jamais pu reposer aussi uniquement sur soi qu’elle le fait dans le dire de Parménide. Ici, à cette grande époque, le dire de l’être de l’étant en a lui-même l’estance (latente) de l’être qu’il dit. C’est dans une telle nécessité historiale que réside le secret de la grandeur. »

Martin Heidegger, « Introduction à la métaphysique », « La limitation de l’être », Tel gallimard.

« Mais seule reste encore la légende du chemin

(sur lequel s’ouvre) ce qu’il en est d’être ;

sur ce (chemin), le montrant, il y a quantité de choses ;

comment être est sans naître et sans périr,

se tenant seul là tout entier aussi bien

que sans tremblement en soi et n’ayant jamais eu besoin d’être terminé ;

il n’était pas non plus autrefois ni ne sera quelque jour,

car, étant le présent, il est tout à la fois ; unique, unissant, uni,

se rassemblant en soi à partir de soi (tenant ensemble plein de présence).

Ces quelques mots sont là dressés comme des statues grecques archaïques. Ce que nous possédons encore du poème didactique de Parménide tient en un mince cahier, qui bien entendu réduit à rien les prétentions de bibliothèques entières d’ouvrages philosophiques, qui croient à la nécessité de leur existence. Celui qui connaît les dimensions d’un tel dire pensant doit, aujourd’hui, perdre toute envie d’écrire des livres.

Cela, qui est dit à partir de l’être, ce sont des ??????, non pas des signes de l’être, ni des prédicats, mais ce qui, lorsqu’on tourne les yeux vers l’être, le montre lui-même à partir de lui-même. En effet, dans une telle vue sur l’être, nous devons éloigner de l’être tout naître et tout périr, etc. : par le voir les tenir loin, les éliminer. Ce qui est tenu éloigné par ?– et ???? n’est pas à la mesure de l’être. Sa mesure est tout autre.

Nous pouvons conclure de tout cela : dans ce dire l’être se montre comme la solidité propre du stable rassemblé sur soi, pur de toute agitation et de tout changement. Aujourd’hui encore, dans l’exposé des origines de la philosophie occidentale, on a coutume d’opposer cette doctrine à celle d’Héraclite, en croyant pourvoir lui attribuer le mot souvent cité : ????? ???, tout est en écoulement. Par suite, il n’y a pas d’être. Tout “est” devenir.

Si l’on se satisfait parfaitement de voir se manifester de telles oppositions, ici l’être, là le devenir, c’est qu’ainsi on peut déjà attester dès le commencement de la philosophie ce qui est censé se poursuivre à travers toute son histoire, à savoir que là où un philosophe dit A, l’autre dit B, ce qui n’empêche pas celui-ci de dire A lorsque le premeir dit B. En revanche si quelqu’un assure que, dans l’histoire de la philosophie, tous les penseurs disent au fond la même chose, c’est là une prétention qui déconcerte le sens commun. À quoi sert encore l’histoire multiforme et embrouillée de la philosophie occidentale, si tous disent en fin de compte la même chose ? En ce cas, il suffit d’une philosophie. Tout est toujours déjà dit. Mais ce “la même chose” a justement – et cela constitute sa vérité interne – la richesse inépuisable de ce qui est chaque jour comme si c’était son premier jour.

Héraclite, qu’on oppose brutalement à Parménide en lui attribuant la doctrine du devenir, dit en vérité la même chose que lui. Sinon, s’il disait autre chose, il ne serait pas un des plus grands parmi les grands penseurs grecs. Seulement il ne faut pas interpréter sa doctrine du devenir d’après les idées d’un darwiniste du XIXème siècle. Bien entendu, la présentation ultérieure de l’opposition de l’être et du devenir n’a jamais pu reposer aussi uniquement sur soi qu’elle le fait dans le dire de Parménide. Ici, à cette grande époque, le dire de l’être de l’étant en a lui-même l’estance (latente) de l’être qu’il dit. C’est dans une telle nécessité historiale que réside le secret de la grandeur.”

Le choc des conceptions du monde

« La pensée métaphysique, issue du monothéisme et qui s’achève dans l’humanisme, a voulu définitivement nommer l’être, le « connaître », et, par là fixer les valeurs. La métaphysique, rompant avec la philosophie grecque pré-socratique, a pensé l’être-du-monde comme un acquis, comme une valeur suprême. Elle a envisagé l’être comme Sein (Être-en soi) et non comme Wesen (Être-Devenir). Le mot français « être », ne rend pas ce double sens. Rechercher — et prétendre trouver — l’être comme Sein (einai en grec), c’est le dévaluer, c’est commencer une « longue marche vers le nihilisme ». La philosophie de l’Esprit (Geist; le noûs platonicien) prend le pas sur la philosophie de la vie et de l’action, sur la « création », la poiésis. Toute une anthropologie en découle : pour la conception-du-monde de la tradition métaphysique et humaniste, l’humain est un être achevé puisqu’il participe de valeurs suprêmes (Dieu, notamment, ou des « lois », des « grands principes moraux ») elles-mêmes achevées, connaissables, stables, universelles. « Il n’y a plus de mystère dans l’être » dit alors Heidegger. Enfermé dans les essences et les principes, l’humain perd son mystère : c’est l’humanisme précisément. Toute possibilité de dépassement de l’humain par l’homme doit être abandonnée. Les « valeurs » humaines, prononcées une fois pour toutes, courent alors le risque de la sclérose ou du tabou.

D’où la séparation, qui s’est toujours remarquée dans l’histoire, entre les valeurs proclamées avec emphase par les philosophies monothéistes et humanistes, et les comportements auxquels elles donnaient lieu. Sur le plan religieux, l’enfermement de l’action humaine dans des « lois », et le caractère infini mais fini à la fois du Dieu suprême, que l’on sait être définitivement omnipotent, tend a transformer le lien religieux en relation intellectuelle, en logos, compromettant à la longue la force des mythes. Spinoza, Leibniz, Pascal et Descartes offrent des exemples de cette transformation de la métaphysique religieuse en logique; il faut se souvenir de l’amor intellectualis dei de Spinoza, de la déduction des attributs de Dieu chez Leibniz, de l’intelligibilité de Dieu pour toute raison, affirmée par Descartes, ou, allant encore un peu plus avant dans le nihilisme religieux, du paradigme marchand du pari sur le divin de Pascal. Bernard-Henri Lévy avait parfaitement raison, en proclamant conjointement son biblisme et son athéisme, dans Le Testament de Dieu, de se dire fidèle à la religion métaphysique hébraïque, creuset des autres monothéismes, la première à avoir formulé la préférence du logos sur le muthos.

Perpétuel interrogateur

Au rebours, la tradition grecque qui commence avec Anaximandre de Samos et Héraclite, et qui serpentera, en tant que conception-du-monde implicite dans toute l’histoire européenne jusqu’à Nietzsche, se refuse à nommer l’être. Celui-ci est pensé comme Wesen (être-en-devenir) comme gignesthai (devenir transformant), mais n’est jamais défini. Le mot grec pour « vérité », nous explique Heidegger, est alèthéia, ce qui signifie « dévoilement inachevé ». La vérité n’y est point celle du Yahvé biblique, « Je suis l’Un, je suis la Vérité ». Est vérité ce qui est éclairé par la volonté humaine, cette volonté qui soulève le voile du monde sans jamais faire advenir au jour la même réalité.

Dans la philosophie grecque, comme chez Heidegger, des mots innombrables sont utilisés pour « penser l’être ». On ne pourra jamais répondre à la question de l’être, comme on ne pourra jamais connaître 1?« essence du fleuve », perpétuellement changeant, qui coule sous le pont. Le monde, dans son être-devenir, reste alors toujours l’« Obscur », et l’homme, un perpétuel interrogateur, un animal en quête constante de l’« éclairement ». L’hominité, nous dit Heidegger, est caractérisée par le deinotaton, l’« inquiétance »: inquiéter le monde, c’est le questionner éternellement, le faire sortir et se faire sortir soi-même de la quiétude, cette illusion de savoir où l’on est et où l’on va.

Cette conception-du-monde se représente l’humain, perpétuel donneur de sens, en duel avec le monde, qui se dérobe à ses assauts, et qui demande, pour se laisser partiellement arraisonner, toujours de nouvelles formes d’action humaine, de nouveaux sens, de nouvelles valeurs, qui seront à leur tour transgressées.

"Nous, hommes du soir, de l’Hespérie, un travail nous attend, qui n’a rien de philosophique, au sens intellectuel du terme : rendre auto-consciente, au sein de l’Europe de la civilisation technique, une forme transfigurée de cette conception-du-monde, ou de cette religion-du-monde de l’aube grecque, tirée de l’oubli par Nietzsche et Heidegger."

Sacré et ouverture-au-monde

La mythologie grecque qui nous offre le spectacle de combats entre des dieux inconstants et des guerriers humains jamais découragés, toujours ardents dans leur passion de violer les lois divines pour préserver leur vie ou les lois de leur communauté, constitue l’aurore de cette conception européenne du monde. Une fin de l’histoire, par la réconciliation avec le divin métaphysique, enfin connu, lui est profondément étrangère. Cette conception-du-monde est la seule qui autorise à envisager la fondation d’un surhumanisme : l’humain, passant de cycles historiques de valeurs en cycles historiques de valeurs, transforme à chaque étape épochale la nature de sa Volonté-de-Puissance selon le processus de l’Éternel Retour de l’Identique. Le cosmos reste un mystère, il est l?« obscur en perpétuel dévoilement », comme, de manière singulièrement actuelle, l’envisage aussi la physique moderne. Le mythe reste présent au cœur du monde ; cette impossibilité voulue et acceptée de connaître et de nommer l’être du monde, confère à celui-ci un caractère aventureux et risqué, et à l’action humaine la dimension tragique et solitaire d’un combat éternellement inachevé. Le sacré, au sens le plus fort, peut alors surgir dans le monde : il réside dans cette distance entre la volonté humaine et la « dérobade » du monde, bien visible d’ailleurs dans les entreprises scientifiques et techniques modernes. Le sacré n’est pas réservé à un principe (moral ou divin) ou à un attribut substantiel de l’être (un dieu), mais il habite par le fait de l’homme, le monde. Le sacré s’apparente à un sens donné par l’humain à son entour : le monde, nous dit Hölderlin, est vécu alors comme « nuit sacrée ». Il n’y a plus lieu de se rassurer en recherchant l?« essence de l’être », prélude à la fin de l’histoire, puisque l’homme de cette conception grecque du monde désire l’inquiétude. Il s’assume ainsi comme pleinement humain, c’est-à-dire toujours en marche vers le sur-humain, puisqu’il se conforme à son ouverture-au-monde ( la Weltoffenheit dont parlait Gehlen) inscrite dans sa physiologie et éprouvée par la biologie moderne.

La recherche de l’être comme Sein, quête de l’absolu métaphysique et moral, peut s’envisager alors comme une entreprise in-humaine, et l’humanisme qui en découle philosophiquement comme une idéologie proprement non-humaine, plus exactement maladive. C’est dans l’historicité (Geschichtlichkeit) et la mondanité (Weltlichkeit), ce que les grecs appelaient le to on (l’étant) et les latins l’existentia, que réside le chemin que nous pouvons choisir de suivre ou de ne pas suivre.

Le suivre, s’enfoncer dans le Holzweg, la sente de bûcheron qui ne mène « nulle part » sinon « au cœur de la forêt sacrée », dont nous parle mystérieusement Heidegger, voilà ce qui est renouer avec l’aurore de la Grèce : reprendre le fil coupé par le christianisme et « la sortir de l’oubli ». La sente ne mène pas vers un bourg, celui où les marchands se reposent, mais, inquiétante, elle s’enfonce vers l’aventure. L’« aventure », c’est-à-dire l’advenir, ce qui, au détour du chemin « surgit du futur » : l’histoire.

Voici donc le sens fondamental de l’entreprise de Nietzsche, puis de Heidegger, et après lui sans doute de bien d’autres : réinstaller, en Europe, à l’époque technique, cette conception-du-monde incomplètement formulée, inachevée par certains grecs, mais le faire sous une forme différente, auto-consciente en quelque sorte, en sachant que même ce travail sera à recommencer. Nous, hommes du soir, de l’Hespérie (Abend-land), (par rapport à cette Grèce des pré-socratiques qui a voulu être l’Aurore d’une conception du monde) un travail nous attend, qui n’a rien de philosophique, au sens intellectuel du terme : rendre auto-consciente, au sein de l’Europe de la civilisation technique, une forme transfigurée de cette conception-du-monde, ou de cette religion-du-monde de l’aube grecque, tirée de l’oubli par Nietzsche et Heidegger. »

Guillaume Faye, « Le choc des conceptions du monde ».

Empire et Europe

Armoiries-du-St-Empire

« […] Frédéric II Hohenstaufen, sorte de surdoué, très tôt orphelin de père et de mère, virtuose des techniques de combat, intellectuel formé à toutes les disciplines, doté de la bosse des langues vivantes et mortes, se …verra refuser d’abord la dignité impériale par l’autocrate Innocent III : « C’est au Guelfe que revient la Couronne car aucun Pape ne peut aimer un Staufer ! » Ce que le Pape craint par-dessus tout c’est l’union des Deux-Siciles (Italie du Sud) et l’Empire germano-italien, union qui coincerait les États pontificaux entre deux entités géopolitiques dominées par une seule autorité. Frédéric II a d’autres plans, avant même de devenir Empereur : au départ de la Sicile, reconstituer, avec l’appui d’une chevalerie allemande, espagnole et normande, l’œcumène romano-méditerranéen.

Son projet était de dégager la Méditerranée de la tutelle musulmane, d’ouvrir le commerce et l’industrie en les couplant à l’atelier rhénan-germanique. C’est la raison de ses croisades, qui sont purement géopolitiques et non religieuses : la chrétienté doit demeurer, l’islam également, ainsi que les autres religions, pour autant qu’elles apportent des éclairages nouveaux à la connaissance. En ce sens, Frédéric II redevient « romain », par une tolérance objective, ne cherchant que la rentabilité pragmatique, qui n’exclut pas le respect pieux des valeurs religieuses : cet Empereur qui ne cesse de hanter les grands esprits (Brion, Benoist-Méchin, Kantorowicz, de Stefano, Horst, etc.) est protéiforme, esprit libre et défenseur du dogme chrétien, souverain féodal en Allemagne et prince despotique en Sicile ; il réceptionne tout en sa personne, synthétise et met au service de son projet politique. Dans la conception hiérarchique des êtres et des fins terrestres que se faisait Frédéric II, l’Empire constituait le sommet, l’exemple impassable pour tous les autres ordres inférieurs de la nature. De même, l’Empereur, également au sommet de cette hiérarchie par la vertu de sa titulature, doit être un exemple pour tous les princes du monde, non pas en vertu de son hérédité, mais de sa supériorité intellectuelle, de sa connaissance ou de ses connaissances.

[…] L’Empereur, donc le politique, est également responsable du savoir, de la diffusion de la « vérité » : en créant l’université de Naples, en fondant la faculté de médecine de Salerne, Frédéric II affirme l’indépendance de l’Empire en matière d’éducation et de connaissance. Cela ne lui fut pas pardonné (destin de ses enfants).

L’échec du redressement de Frédéric II a sanctionné encore davantage le chaos en Europe centrale. L’Empire qui est potentiellement facteur d’ordre n’a plus pu l’être pleinement. Ce qui a conduit à la catastrophe de 1648, où le morcellement et la division a été savamment entretenue par les puissances voisines, en premier lieu par la France de Louis XIV. Les autonomies, apanages de la conception impériale, du moins en théorie, disparaissent complètement sous les coups de boutoir du centralisme royal français ou espagnol. Le « droit de résistance », héritage germanique et fondement réel des droits de l’homme, est progressivement houspillé hors des consciences pour être remplacé par une théorie jusnaturaliste et abstraite des droits de l’homme, qui est toujours en vigueur aujourd’hui.

Toute notion d’Empire aujourd’hui doit reposer sur les quatre vertus de Frédéric II Hohenstaufen : justice, vérité, miséricorde et constance. L’idée de justice doit se concrétiser aujourd’hui par la notion de subsidiarité, donnant à chaque catégorie de citoyens, à chaque communauté religieuse ou culturelle, professionnelle ou autre, le droit à l’autonomie, afin de ne pas mutiler un pan du réel. La notion de vérité passe par une revalorisation de la « connaissance », de la « sapience » et d’un respect des lois naturelles. La miséricorde passe par une charte sociale exemplaire pour le reste de la planète. La notion de constance doit nous conduire vers une fusion du savoir scientifique et de la vision politique, de la connaissance et de la pratique politicienne quotidienne.

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Nul ne nous indique mieux les pistes à suivre que Sigrid Hunke, dans sa persepective « unitarienne » et européo-centrée : affirmer l’identité européenne, c’est développer une religiosité unitaire dans son fonds, polymorphe dans ses manifestations ; contre l’ancrage dans nos esprits du mythe biblique du péché originel, elle nous demande de réétudier la théologie de Pélagius, l’ennemi irlandais d’Augustin. L’Europe, c’est une perception de la nature comme épiphanie du divin : de Scot Erigène à Giordano Bruno et à Gœthe. L’Europe, c’est également une mystique du devenir et de l’action : d’Héraclite, à Maître Eckhart et à Fichte. L’Europe, c’est une vision du cosmos où l’on constate l’inégalité factuelle de ce qui est égal en dignité ainsi qu’une infinie pluralité de centres, comme nous l’enseigne Nicolas de Cues.

Sur ces bases philosophiques se dégageront une nouvelle anthropologie, une nouvelle vision de l’homme, impliquant la responsabilité (le principe « responsabilité ») pour l’autre, pour l’écosystème, parce que l’homme n’est plus un pécheur mais un collaborateur de Dieu et un miles imperii, un soldat de l’Empire. Le travail n’est plus malédiction ou aliénation mais bénédiction et octroi d’un surplus de sens au monde. La technique est service à l’homme, à autrui.

Par ailleurs, le principe de « subsidiarité », tant évoqué dans l’Europe actuelle mais si peu mis en pratique, renoue avec un respect impérial des entités locales, des spécificités multiples que recèle le monde vaste et diversifié. Le Prof. Chantal Millon-Delsol constate que le retour de cette idée est due à 3 facteurs :

1. La construction de l’Europe, espace vaste et multiculturel, qui doit forcément trouver un mode de gestion qui tiennent compte de cette diversité tout en permettant d’articuler l’ensemble harmonieusement. Les recettes royales-centralistes et jacobines s’avérant obsolètes.

2. La chute du totalitarisme communiste a montré l’inanité des « systèmes » monolithiques.

3. Le chômage remet en cause le providentialisme d’État à l’Ouest, en raison de l’appauvrissement du secteur public et du déficit de citoyenneté. « Trop secouru, l’enfant demeure immature ; privé d’aide, il va devenir une brute ou un idiot ».

La construction de l’Europe et le ressac ou l’effondrement des modèles conventionnels de notre après-guerre nécessite de revitaliser une « citoyenneté d’action », où l’on retrouve la notion de l’homme coauteur de la création divine et l’idée de responsabilité. Tel est le fondement anthropologique de la subsidiarité, ce qui a pour corollaire : la confiance dans la capacité des acteurs sociaux et dans leur souci de l’intérêt général ; l’intuition selon laquelle l’autorité n’est pas détentrice par nature de la compétence absolue quant à la qualification et quant à la réalisation de l’intérêt général.

Mais, ajoute C. Millon-Delsol, l’avènement d’une Europe subsidiaire passe par une condition sociologique primordiale : la volonté d’autonomie et d’initiative des acteurs sociaux, ce qui suppose que ceux-ci n’aient pas été préalablement brisés par le totalitarisme ou infantilisés par un État paternel (solidarité solitaire par le biais de la fiscalité ; redéfinition du partage des tâches). Notre tâche dans ce défi historique, donner harmonie à un grand espace pluriculturel, passe par une revalorisation des valeurs que nous avons évoquées ici en vrac au sein de structures associatives, préparant une citoyenneté nouvelle et active, une milice sapientiale. »

Robert Steuckers, extrait de « La Notion d’Empire, de Rome à nos jours », conférence prononcée à la tribune du « Cercle Hélios », Île-de-France, 1995.

Lien source : dossier EMPIRE sur Vouloir.