Subjectum

« Ce n’est que là où l’homme est déjà, par essence, sujet, qu’est donnée la possibilité de l’aberration dans l’inessentiel du subjectivisme au sens de l’individualisme. Mais ce n’est également que là où l’homme reste sujet que la lutte expresse contre l’individualisme et pour la communauté en tant que champ et but de tout effort et de toute espèce d’utilité a seulement un sens.

L’entrelacement, décisif pour l’essence des Temps Modernes, de ces deux processus : que le monde devienne image conçue et l’homme sujet, jette du même coup une lumière sur le processus – presque absurde à première vue – mais non moins fondamental de l’Histoire moderne. En effet, plus complètement le monde semble disponible comme monde conquis, plus objectivement l’objet apparaît, plus subjectivement, c’est-à-dire plus péremptoirement, se dresse le sujet, et plus irrésistiblement la considération du monde, la théorie du monde se change-t-elle en une théorie de l’homme – l’anthropologie. Ne nous étonnons donc pas de voir commencer le règne de l’humanisme seulement là où le monde devient image conçue. Et de même qu’une chose telle qu’une « conception du monde » était impossible à la grande époque grecque, de même un humanisme ne pouvait absolument pas y faire apparition. L’humanisme, au sens historique du mot, n’est donc rien d’autre qu’une anthropologie esthético-morale. Ce terme d’anthropologie n’entend nullement ici une exploration scientifique de l’homme. Il n’entend pas non plus le dogme théologique de l’homme créé, déchu et sauvé. Il veut désigner cette interprétation philosophique de l’homme qui explique et évalue la totalité de l’étant à partir de l’homme et en direction de l’homme.

L’enracinement de plus en plus exclusif de l’interprétation du monde dans l’anthropologie, qui débute au XVIIIème siècle, s’exprime dans le fait que la position fondamentale de l’homme face à l’étant dans sa totalité se détermine comme Weltanschauung. C’est d’ailleurs depuis l’époque citée que le mot est employé. Dès que le monde devient image conçue, la position de l’homme se comprend comme Weltanschauung. Il est vrai que l’expression Weltanschauung prête à malentendu : il pourrait peut-être ne s’agir là que d’une placide et inactive contemplation du monde. Aussi a-t-on insisté à bond droit, dès le XIXème siècle, sur le fait que Weltanschauung signifie aussi, et même avant tout : vision et conception de la vie. Que malgré cela, l’expression Weltanschauung, en tant que nom pour la situation de l’homme au milieu de l’étant, se soit maintenue, voilà qui atteste combien résolument le monde est devenu image conçue, sitôt que l’homme a amené sa vie en tant que subjectum au centre de tout rapport. Cela signifie : l’étant n’est censé être que dans la mesure où il est rapporté à cette vie et réfléchi à partir d’elle, de sorte qu’on puisse le vivre dans l’expérience vécue. Aussi inapproprié que pouvait être tout humanisme pour les Grecs, aussi impossible que pouvait être une Weltanschauung médiévale, aussi insensée est une Weltanschauung catholique. Il est nécessaire et normal que toute chose doive devenir expérience vécue pour l’homme moderne, dans la mesure où il s’empare plus délibérément de la conformation de son essence ; mais il est aussi certain que les Grecs n’ont jamais « vécu » la célébration de leur Fête Olympique au titre d’une expérience à vivre. »

Martin Heidegger, « L’époque des ‘conceptions du monde' ». In « Chemins qui ne mènent nulle part ».

L’appel de l’être

« C’est l’appel seul de l’être qui installe l’homme dans son être. C’est uniquement dans et par la dispensation de l’être que nous sommes « en destin » et, comme êtres en destin, tenus de trouver notre destinée, c’est-à-dire qu’en même temps nous sommes toujours aux prises avec la possibilité de la manquer. »

Martin Heidegger, « De la physis à la raison pure », in « Le principe de raison », Tel Gallimard.

Muthos & logos

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« Muthos et logos ne sont nullement embarqués, comme se le figure naïvement le tout-venant de l’histoire de la philosophie, dans une opposition qui serait due à la philosophie elle-même. Tout au contraire, les premiers penseurs grecs emploient précisément muthos et logos au même sens. Ces termes ne s’écartent l’un de l’autre que pour s’opposer là où ni l’un, ni l’autre, n’ont pu garder leur portée initiale, ce qui était déjà avec Platon chose faite. C’est un préjugé de l’histoire de la philologie, préjugé hérité sur fond de platonisme du rationalisme moderne, que de se figurer que le mythe a été détruit par le logos. Le rapport au divin n’est jamais détruit par la logique, mais par ceci, uniquement, que le dieu se retire. »

Martin Heidegger, « Qu’appelle-t-on penser ».

Mais seule reste encore…

« Mais seule reste encore la légende du chemin
(sur lequel s’ouvre) ce qu’il en est d’être ;
sur ce (chemin), le montrant, il y a quantité de choses ;
comment être est sans naître et sans périr,
se tenant seul là tout entier aussi bien
que sans tremblement en soi et n’ayant jamais eu besoin d’être terminé ;
il n’était pas non plus autrefois ni ne sera quelque jour,
car, étant le présent, il est tout à la fois ; unique, unissant, uni,
se rassemblant en soi à partir de soi (tenant ensemble plein de présence). »

Parménide d’Élée, VIII, I-6.

« Ces quelques mots sont là dressés comme des statues grecques archaïques. Ce que nous possédons encore du poème didactique de Parménide tient en un mince cahier, qui bien entendu réduit à rien les prétentions de bibliothèques entières d’ouvrages philosophiques, qui croient à la nécessité de leur existence. Celui qui connaît les dimensions d’un tel dire pensant doit, aujourd’hui, perdre toute envie d’écrire des livres.

Cela, qui est dit à partir de l’être, ce sont des ??????, non pas des signes de l’être, ni des prédicats, mais ce qui, lorsqu’on tourne les yeux vers l’être, le montre lui-même à partir de lui-même. En effet, dans une telle vue sur l’être, nous devons éloigner de l’être tout naître et tout périr, etc. : par le voir les tenir loin, les éliminer. Ce qui est tenu éloigné par ?- et ???? n’est pas à la mesure de l’être. Sa mesure est tout autre.

Nous pouvons conclure de tout cela : dans ce dire l’être se montre comme la solidité propre du stable rassemblé sur soi, pur de toute agitation et de tout changement. Aujourd’hui encore, dans l’exposé des origines de la philosophie occidentale, on a coutume d’opposer cette doctrine à celle d’Héraclite, en croyant pourvoir lui attribuer le mot souvent cité : ????? ???, tout est en écoulement. Par suite, il n’y a pas d’être. Tout “est” devenir.

Si l’on se satisfait parfaitement de voir se manifester de telles oppositions, ici l’être, là le devenir, c’est qu’ainsi on peut déjà attester dès le commencement de la philosophie ce qui est censé se poursuivre à travers toute son histoire, à savoir que là où un philosophe dit A, l’autre dit B, ce qui n’empêche pas celui-ci de dire A lorsque le premier dit B. En revanche si quelqu’un assure que, dans l’histoire de la philosophie, tous les penseurs disent au fond la même chose, c’est là une prétention qui déconcerte le sens commun. À quoi sert encore l’histoire multiforme et embrouillée de la philosophie occidentale, si tous disent en fin de compte la même chose ? En ce cas, il suffit d’une philosophie. Tout est toujours déjà dit. Mais ce « la même chose » a justement – et cela constitue sa vérité interne – la richesse inépuisable de ce qui est chaque jour comme si c’était son premier jour.

Héraclite, qu’on oppose brutalement à Parménide en lui attribuant la doctrine du devenir, dit en vérité la même chose que lui. Sinon, s’il disait autre chose, il ne serait pas un des plus grands parmi les grands penseurs grecs. Seulement il ne faut pas interpréter sa doctrine du devenir d’après les idées d’un darwiniste du XIXème siècle. Bien entendu, la présentation ultérieure de l’opposition de l’être et du devenir n’a jamais pu reposer aussi uniquement sur soi qu’elle le fait dans le dire de Parménide. Ici, à cette grande époque, le dire de l’être de l’étant en a lui-même l’estance (latente) de l’être qu’il dit. C’est dans une telle nécessité historiale que réside le secret de la grandeur. »

Martin Heidegger, « Introduction à la métaphysique », « La limitation de l’être », Tel gallimard.

« Mais seule reste encore la légende du chemin

(sur lequel s’ouvre) ce qu’il en est d’être ;

sur ce (chemin), le montrant, il y a quantité de choses ;

comment être est sans naître et sans périr,

se tenant seul là tout entier aussi bien

que sans tremblement en soi et n’ayant jamais eu besoin d’être terminé ;

il n’était pas non plus autrefois ni ne sera quelque jour,

car, étant le présent, il est tout à la fois ; unique, unissant, uni,

se rassemblant en soi à partir de soi (tenant ensemble plein de présence).

Ces quelques mots sont là dressés comme des statues grecques archaïques. Ce que nous possédons encore du poème didactique de Parménide tient en un mince cahier, qui bien entendu réduit à rien les prétentions de bibliothèques entières d’ouvrages philosophiques, qui croient à la nécessité de leur existence. Celui qui connaît les dimensions d’un tel dire pensant doit, aujourd’hui, perdre toute envie d’écrire des livres.

Cela, qui est dit à partir de l’être, ce sont des ??????, non pas des signes de l’être, ni des prédicats, mais ce qui, lorsqu’on tourne les yeux vers l’être, le montre lui-même à partir de lui-même. En effet, dans une telle vue sur l’être, nous devons éloigner de l’être tout naître et tout périr, etc. : par le voir les tenir loin, les éliminer. Ce qui est tenu éloigné par ?– et ???? n’est pas à la mesure de l’être. Sa mesure est tout autre.

Nous pouvons conclure de tout cela : dans ce dire l’être se montre comme la solidité propre du stable rassemblé sur soi, pur de toute agitation et de tout changement. Aujourd’hui encore, dans l’exposé des origines de la philosophie occidentale, on a coutume d’opposer cette doctrine à celle d’Héraclite, en croyant pourvoir lui attribuer le mot souvent cité : ????? ???, tout est en écoulement. Par suite, il n’y a pas d’être. Tout “est” devenir.

Si l’on se satisfait parfaitement de voir se manifester de telles oppositions, ici l’être, là le devenir, c’est qu’ainsi on peut déjà attester dès le commencement de la philosophie ce qui est censé se poursuivre à travers toute son histoire, à savoir que là où un philosophe dit A, l’autre dit B, ce qui n’empêche pas celui-ci de dire A lorsque le premeir dit B. En revanche si quelqu’un assure que, dans l’histoire de la philosophie, tous les penseurs disent au fond la même chose, c’est là une prétention qui déconcerte le sens commun. À quoi sert encore l’histoire multiforme et embrouillée de la philosophie occidentale, si tous disent en fin de compte la même chose ? En ce cas, il suffit d’une philosophie. Tout est toujours déjà dit. Mais ce “la même chose” a justement – et cela constitute sa vérité interne – la richesse inépuisable de ce qui est chaque jour comme si c’était son premier jour.

Héraclite, qu’on oppose brutalement à Parménide en lui attribuant la doctrine du devenir, dit en vérité la même chose que lui. Sinon, s’il disait autre chose, il ne serait pas un des plus grands parmi les grands penseurs grecs. Seulement il ne faut pas interpréter sa doctrine du devenir d’après les idées d’un darwiniste du XIXème siècle. Bien entendu, la présentation ultérieure de l’opposition de l’être et du devenir n’a jamais pu reposer aussi uniquement sur soi qu’elle le fait dans le dire de Parménide. Ici, à cette grande époque, le dire de l’être de l’étant en a lui-même l’estance (latente) de l’être qu’il dit. C’est dans une telle nécessité historiale que réside le secret de la grandeur.”