Le reflet du dieu

Le miroir est le symbole de l’illusion, parce que ce que nous voyons dans le miroir n’existe pas dans la réalité, n’en est que le reflet. Mais le miroir est aussi un symbole de la connaissance, puisque en me regardant dans le miroir je me connais. Et il est aussi en un sens plus subtil, car tout le connaître consiste à placer le monde dans un miroir, à le réduire à un reflet que je possède. Et dès lors voici la charge fulgurante de l’image orphique : Dionysos se regarde dans le miroir, et il voit le monde ! Le thème du leurre et celui de la connaissance sont liés, mais on ne peut les résoudre qu’ainsi. Le dieu est attiré par le miroir, par ce jouet où apparaissent des images inconnues et bigarrées — la vision l’enchaîne ignorant du péril — il ne sait pas qu’il se contemple lui-même. Et pourtant ce qu’il voit c’est le reflet d’un dieu, le mode par lequel un dieu s’exprime dans l’apparence. Se mirer, se manifester, s’exprimer : connaître ce n’est pas autre chose. Mais cette connaissance du dieu est proprement le monde qui nous entoure, c’est nous-mêmes. Notre corporéité, la pulsation de notre sang, c’est cela le reflet du dieu. Il n’y a pas un monde qui se reflète dans un miroir et qui devient la connaissance du monde : ce monde, y compris nous-mêmes qui le connaissons, est déjà en soi une image, un reflet, une connaissance. C’est le connaître soi de Dionysos, il n’a d’autre réalité si ce n’est celle de Dionysos, mais c’est aussi un leurre, juste un reflet, qui ne ressemble même pas au dieu dans la forme.

L’antithèse entre apparence et divinité, entre nécessité et jeu, est ici réduite à une image unique, où tout s’éloigne et se rejoint, où la vision illumine ce que la pensée obscurcit. Seul existe Dionysos : notre monde et nous-mêmes sommes son apparence altérée, celle-là même qu’il contemple en se plaçant devant le miroir. Ainsi Dionysos se tient-il à l’arrière-plan de la sagesse. Le connaître comme essence de la vie et comme sommet de la vie : telle est l’expression d’Orphée. Et dès lors la connaissance devient aussi une norme de conduite : théorie et praxis coïncident. Aussi bien il est un discours orphique ancien qui évoque les « chemins », ceux qu’il convient de suivre et ceux à éviter, ceux des initiés et ceux du commun. La voie, le sentier c’est une image, une allusion qui revient à l’époque des sages, chez Héraclite, chez Parménide, chez Empédocle.

Giorgio Colli, « La sagesse grecque », volume I, Introduction, 4. Éditions de l’Éclat, 1990, pp. 42-43.

Subjectum

« Ce n’est que là où l’homme est déjà, par essence, sujet, qu’est donnée la possibilité de l’aberration dans l’inessentiel du subjectivisme au sens de l’individualisme. Mais ce n’est également que là où l’homme reste sujet que la lutte expresse contre l’individualisme et pour la communauté en tant que champ et but de tout effort et de toute espèce d’utilité a seulement un sens.

L’entrelacement, décisif pour l’essence des Temps Modernes, de ces deux processus : que le monde devienne image conçue et l’homme sujet, jette du même coup une lumière sur le processus – presque absurde à première vue – mais non moins fondamental de l’Histoire moderne. En effet, plus complètement le monde semble disponible comme monde conquis, plus objectivement l’objet apparaît, plus subjectivement, c’est-à-dire plus péremptoirement, se dresse le sujet, et plus irrésistiblement la considération du monde, la théorie du monde se change-t-elle en une théorie de l’homme – l’anthropologie. Ne nous étonnons donc pas de voir commencer le règne de l’humanisme seulement là où le monde devient image conçue. Et de même qu’une chose telle qu’une « conception du monde » était impossible à la grande époque grecque, de même un humanisme ne pouvait absolument pas y faire apparition. L’humanisme, au sens historique du mot, n’est donc rien d’autre qu’une anthropologie esthético-morale. Ce terme d’anthropologie n’entend nullement ici une exploration scientifique de l’homme. Il n’entend pas non plus le dogme théologique de l’homme créé, déchu et sauvé. Il veut désigner cette interprétation philosophique de l’homme qui explique et évalue la totalité de l’étant à partir de l’homme et en direction de l’homme.

L’enracinement de plus en plus exclusif de l’interprétation du monde dans l’anthropologie, qui débute au XVIIIème siècle, s’exprime dans le fait que la position fondamentale de l’homme face à l’étant dans sa totalité se détermine comme Weltanschauung. C’est d’ailleurs depuis l’époque citée que le mot est employé. Dès que le monde devient image conçue, la position de l’homme se comprend comme Weltanschauung. Il est vrai que l’expression Weltanschauung prête à malentendu : il pourrait peut-être ne s’agir là que d’une placide et inactive contemplation du monde. Aussi a-t-on insisté à bond droit, dès le XIXème siècle, sur le fait que Weltanschauung signifie aussi, et même avant tout : vision et conception de la vie. Que malgré cela, l’expression Weltanschauung, en tant que nom pour la situation de l’homme au milieu de l’étant, se soit maintenue, voilà qui atteste combien résolument le monde est devenu image conçue, sitôt que l’homme a amené sa vie en tant que subjectum au centre de tout rapport. Cela signifie : l’étant n’est censé être que dans la mesure où il est rapporté à cette vie et réfléchi à partir d’elle, de sorte qu’on puisse le vivre dans l’expérience vécue. Aussi inapproprié que pouvait être tout humanisme pour les Grecs, aussi impossible que pouvait être une Weltanschauung médiévale, aussi insensée est une Weltanschauung catholique. Il est nécessaire et normal que toute chose doive devenir expérience vécue pour l’homme moderne, dans la mesure où il s’empare plus délibérément de la conformation de son essence ; mais il est aussi certain que les Grecs n’ont jamais « vécu » la célébration de leur Fête Olympique au titre d’une expérience à vivre. »

Martin Heidegger, « L’époque des ‘conceptions du monde' ». In « Chemins qui ne mènent nulle part ».

L’oiseau sacré de Zeus

« Celui-là seul est vraiment sage que la nature a instruit par ses leçons ; ceux qu’une étude pénible a formés se perdent en de vaines paroles, semblables aux corbeaux qui, de leurs bruyantes clameurs, ne sauraient intimider l’oiseau sacré de Zeus. »

Pindare, « Olympiques », II.

Le choc des conceptions du monde

« La pensée métaphysique, issue du monothéisme et qui s’achève dans l’humanisme, a voulu définitivement nommer l’être, le « connaître », et, par là fixer les valeurs. La métaphysique, rompant avec la philosophie grecque pré-socratique, a pensé l’être-du-monde comme un acquis, comme une valeur suprême. Elle a envisagé l’être comme Sein (Être-en soi) et non comme Wesen (Être-Devenir). Le mot français « être », ne rend pas ce double sens. Rechercher — et prétendre trouver — l’être comme Sein (einai en grec), c’est le dévaluer, c’est commencer une « longue marche vers le nihilisme ». La philosophie de l’Esprit (Geist; le noûs platonicien) prend le pas sur la philosophie de la vie et de l’action, sur la « création », la poiésis. Toute une anthropologie en découle : pour la conception-du-monde de la tradition métaphysique et humaniste, l’humain est un être achevé puisqu’il participe de valeurs suprêmes (Dieu, notamment, ou des « lois », des « grands principes moraux ») elles-mêmes achevées, connaissables, stables, universelles. « Il n’y a plus de mystère dans l’être » dit alors Heidegger. Enfermé dans les essences et les principes, l’humain perd son mystère : c’est l’humanisme précisément. Toute possibilité de dépassement de l’humain par l’homme doit être abandonnée. Les « valeurs » humaines, prononcées une fois pour toutes, courent alors le risque de la sclérose ou du tabou.

D’où la séparation, qui s’est toujours remarquée dans l’histoire, entre les valeurs proclamées avec emphase par les philosophies monothéistes et humanistes, et les comportements auxquels elles donnaient lieu. Sur le plan religieux, l’enfermement de l’action humaine dans des « lois », et le caractère infini mais fini à la fois du Dieu suprême, que l’on sait être définitivement omnipotent, tend a transformer le lien religieux en relation intellectuelle, en logos, compromettant à la longue la force des mythes. Spinoza, Leibniz, Pascal et Descartes offrent des exemples de cette transformation de la métaphysique religieuse en logique; il faut se souvenir de l’amor intellectualis dei de Spinoza, de la déduction des attributs de Dieu chez Leibniz, de l’intelligibilité de Dieu pour toute raison, affirmée par Descartes, ou, allant encore un peu plus avant dans le nihilisme religieux, du paradigme marchand du pari sur le divin de Pascal. Bernard-Henri Lévy avait parfaitement raison, en proclamant conjointement son biblisme et son athéisme, dans Le Testament de Dieu, de se dire fidèle à la religion métaphysique hébraïque, creuset des autres monothéismes, la première à avoir formulé la préférence du logos sur le muthos.

Perpétuel interrogateur

Au rebours, la tradition grecque qui commence avec Anaximandre de Samos et Héraclite, et qui serpentera, en tant que conception-du-monde implicite dans toute l’histoire européenne jusqu’à Nietzsche, se refuse à nommer l’être. Celui-ci est pensé comme Wesen (être-en-devenir) comme gignesthai (devenir transformant), mais n’est jamais défini. Le mot grec pour « vérité », nous explique Heidegger, est alèthéia, ce qui signifie « dévoilement inachevé ». La vérité n’y est point celle du Yahvé biblique, « Je suis l’Un, je suis la Vérité ». Est vérité ce qui est éclairé par la volonté humaine, cette volonté qui soulève le voile du monde sans jamais faire advenir au jour la même réalité.

Dans la philosophie grecque, comme chez Heidegger, des mots innombrables sont utilisés pour « penser l’être ». On ne pourra jamais répondre à la question de l’être, comme on ne pourra jamais connaître 1?« essence du fleuve », perpétuellement changeant, qui coule sous le pont. Le monde, dans son être-devenir, reste alors toujours l’« Obscur », et l’homme, un perpétuel interrogateur, un animal en quête constante de l’« éclairement ». L’hominité, nous dit Heidegger, est caractérisée par le deinotaton, l’« inquiétance »: inquiéter le monde, c’est le questionner éternellement, le faire sortir et se faire sortir soi-même de la quiétude, cette illusion de savoir où l’on est et où l’on va.

Cette conception-du-monde se représente l’humain, perpétuel donneur de sens, en duel avec le monde, qui se dérobe à ses assauts, et qui demande, pour se laisser partiellement arraisonner, toujours de nouvelles formes d’action humaine, de nouveaux sens, de nouvelles valeurs, qui seront à leur tour transgressées.

"Nous, hommes du soir, de l’Hespérie, un travail nous attend, qui n’a rien de philosophique, au sens intellectuel du terme : rendre auto-consciente, au sein de l’Europe de la civilisation technique, une forme transfigurée de cette conception-du-monde, ou de cette religion-du-monde de l’aube grecque, tirée de l’oubli par Nietzsche et Heidegger."

Sacré et ouverture-au-monde

La mythologie grecque qui nous offre le spectacle de combats entre des dieux inconstants et des guerriers humains jamais découragés, toujours ardents dans leur passion de violer les lois divines pour préserver leur vie ou les lois de leur communauté, constitue l’aurore de cette conception européenne du monde. Une fin de l’histoire, par la réconciliation avec le divin métaphysique, enfin connu, lui est profondément étrangère. Cette conception-du-monde est la seule qui autorise à envisager la fondation d’un surhumanisme : l’humain, passant de cycles historiques de valeurs en cycles historiques de valeurs, transforme à chaque étape épochale la nature de sa Volonté-de-Puissance selon le processus de l’Éternel Retour de l’Identique. Le cosmos reste un mystère, il est l?« obscur en perpétuel dévoilement », comme, de manière singulièrement actuelle, l’envisage aussi la physique moderne. Le mythe reste présent au cœur du monde ; cette impossibilité voulue et acceptée de connaître et de nommer l’être du monde, confère à celui-ci un caractère aventureux et risqué, et à l’action humaine la dimension tragique et solitaire d’un combat éternellement inachevé. Le sacré, au sens le plus fort, peut alors surgir dans le monde : il réside dans cette distance entre la volonté humaine et la « dérobade » du monde, bien visible d’ailleurs dans les entreprises scientifiques et techniques modernes. Le sacré n’est pas réservé à un principe (moral ou divin) ou à un attribut substantiel de l’être (un dieu), mais il habite par le fait de l’homme, le monde. Le sacré s’apparente à un sens donné par l’humain à son entour : le monde, nous dit Hölderlin, est vécu alors comme « nuit sacrée ». Il n’y a plus lieu de se rassurer en recherchant l?« essence de l’être », prélude à la fin de l’histoire, puisque l’homme de cette conception grecque du monde désire l’inquiétude. Il s’assume ainsi comme pleinement humain, c’est-à-dire toujours en marche vers le sur-humain, puisqu’il se conforme à son ouverture-au-monde ( la Weltoffenheit dont parlait Gehlen) inscrite dans sa physiologie et éprouvée par la biologie moderne.

La recherche de l’être comme Sein, quête de l’absolu métaphysique et moral, peut s’envisager alors comme une entreprise in-humaine, et l’humanisme qui en découle philosophiquement comme une idéologie proprement non-humaine, plus exactement maladive. C’est dans l’historicité (Geschichtlichkeit) et la mondanité (Weltlichkeit), ce que les grecs appelaient le to on (l’étant) et les latins l’existentia, que réside le chemin que nous pouvons choisir de suivre ou de ne pas suivre.

Le suivre, s’enfoncer dans le Holzweg, la sente de bûcheron qui ne mène « nulle part » sinon « au cœur de la forêt sacrée », dont nous parle mystérieusement Heidegger, voilà ce qui est renouer avec l’aurore de la Grèce : reprendre le fil coupé par le christianisme et « la sortir de l’oubli ». La sente ne mène pas vers un bourg, celui où les marchands se reposent, mais, inquiétante, elle s’enfonce vers l’aventure. L’« aventure », c’est-à-dire l’advenir, ce qui, au détour du chemin « surgit du futur » : l’histoire.

Voici donc le sens fondamental de l’entreprise de Nietzsche, puis de Heidegger, et après lui sans doute de bien d’autres : réinstaller, en Europe, à l’époque technique, cette conception-du-monde incomplètement formulée, inachevée par certains grecs, mais le faire sous une forme différente, auto-consciente en quelque sorte, en sachant que même ce travail sera à recommencer. Nous, hommes du soir, de l’Hespérie (Abend-land), (par rapport à cette Grèce des pré-socratiques qui a voulu être l’Aurore d’une conception du monde) un travail nous attend, qui n’a rien de philosophique, au sens intellectuel du terme : rendre auto-consciente, au sein de l’Europe de la civilisation technique, une forme transfigurée de cette conception-du-monde, ou de cette religion-du-monde de l’aube grecque, tirée de l’oubli par Nietzsche et Heidegger. »

Guillaume Faye, « Le choc des conceptions du monde ».

Sur la physis

Vague

« À l’époque du premier et décisif déploiement de la philosophie occidentale chez les Grecs, par lequel le questionner sur l’étant comme tel en totalité prit son véritable départ, on nommait l’étant physis. Ce mot de base des Grecs pour l’étant, on a coutume de le traduire par « nature ». On utilise la traduction latine natura, ce qui signifie proprement « naître », « naissance ». Mais, par cette traduction latine, on s’est déjà détourné du contenu originaire du mot grec physis, l’authentique force d’appellation philosophique du mot grec est détruite. Cela ne vaut pas seulement pour la traduction latine de ce mot, mais pour toutes les autres traductions de la langue philosophique grecque en « romain ». Cette traduction du grec en romain n’est pas indifférente ni anodine, c’est au contraire la première étape d’un processus de fermeture et d’aliénation de ce qui constitue l’essence originaire de la philosophie grecque. La traduction (übersetzung) romaine fit ensuite autorité pour le christianisme et le Moyen-Âge chrétien. Celui-ci se trans-mit (setzte sich über) dans la philosophie moderne, qui se meut dans le monde de concepts du Moyen-Âge, et créé alors les idées et les notions courantes qu’on emploie aujourd’hui encore pour se rendre compréhensible le commencement de la philosophie occidentale. Ce commencement est considéré comme quelque chose que les gens d’aujourd’hui sont censés avoir dépasser et laisser depuis longtemps derrière eux.

Mais il s’agit maintenant pour nous de sauter par dessus ce processus de déformation et de dégradation, et de chercher à conquérir la force d’appellation intacte de la langue et des mots ; car les mots et la langue ne sont pas de petits sachets dans lesquels les choses seraient simplement enveloppées pour le trafic des paroles et des écrits. C’est seulement dans le mot, dans la langue, que les choses deviennent et sont. C’est pourquoi aussi le mauvais usage de la langue dans le simple bavardage, dans les slogans de la phraséologie, nous fait perdre la relation authentique aux choses. Or, que dit le mot physis ? Il dit ce qui s’épanouit de soi-même (par ex. l’épanouissement d’une rose), le fait de se déployer en s’ouvrant et, dans un tel déploiement, de faire son apparition, de se tenir dans cet apparaître et d’y demeurer, bref il dit la perdominance perdurant dans un s’épanouir (das aufgebend-verweilende Walten). Selon le dictionnaire, physis veut dire croître, faire croître. Mais que signifie croître ? Cela désigne-t-il seulement le fait de s’agrandir selon la quantité, de devenir plus, et plus grand ?

La physis conçue comme épanouissement (Aufgeben) peut être partout, par exemple dans les phénomènes célestes (lever (Aufgang) du soleil), dans la houle marine dans la croissance des plantes, dans la sortie de l’animal et de l’homme du ventre de leur mère. Mais physis, la perdominance de ce qui s’épanouit, ne signifie pas seulement ces phénomènes que nous attribuons aujourd’hui encore à la « nature ». Cet épanouissement, ce se tenir-en-soi-vers-le-dehors, cela ne peut être considéré comme un processus observé, parmi d’autres, dans l’étant. La physis est l’être même, grâce auquel seulement l’étant devient observable et reste observable.

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Les Grecs n’ont pas commencé par apprendre des phénomènes naturels ce qu’est la physis, mais inversement : c’est sur la base d’une expérience fondamentale poétique et pensante (dichtend-denkend) de l’être, que s’est ouvert à eux ce qu’ils ont dû nommer physis. Ce n’est que sur la base de cette ouverture qu’ils purent être à même de comprendre la nature au sens restreint. Physis désigne donc originairement aussi bien le ciel que la terre, aussi bien la pierre que la plante, aussi bien l’animal que l’homme, et l’histoire humaine en tant qu’œuvre des hommes et des dieux, enfin, et en premier lieu, les dieux mêmes dans le pro-de-stin. Physis désigne la perdominance de ce qui s’épanouit, et le demeurer (Währen) perdominé (durchwaltet) par cette perdominance. Dans cette perdominance qui perdure dans l’épanouissement se trouvent inclus aussi bien le « devenir » que « l’être » au sens restreint de persistance immobile. Physis est la venue au jour, < la pro-sistance > (Ent-stehen), le fait de s’é-mettre (sich herausbringen) hors du latent (das Verborgene), et par là de porter celui-ci à stance (in den stand bringen).

Mais si, comme il arrive le plus souvent, on ne comprend pas physis dans le sens originaire de perdominance de ce qui s’épanouit et perdure, mais dans le sens ultérieur et actuel de nature, et si l’on pose en outre que la nature se manifeste fondamentalement par les mouvements des choses matérielles, des atomes, des électrons, c’est-à-dire par ce que la physique moderne soumet à ses investigations comme « physis », alors la philosophie originaire des Grecs devient une philosophie de la nature, une représentation de toutes choses, selon laquelle elles sont proprement de nature matérielle. Le commencement de la philosophie grecque fait alors – et c’est tout à fait conforme à l’idée que le sens commun se fait d’un commencement – l’impression de quelque chose de primitif, comme nous disons encore d’après le latin. Les Grecs deviennent ainsi en somme une espèce un peu améliorée de Hottentots, et par rapport à eux la science moderne est infiniment avancée. Abstraction faite de toutes les absurdités particulières qui se trouvent dans cette façon de concevoir l’origine de la philosophie occidentale comme quelque chose de « primitif », il faut remarquer que cette interprétation oublie qu’il s’agit de la philosophie, qui appartient aux rares grandes choses de l’homme. Or tout ce qui est grand ne peut commencer que grand. C’est même toujours son commencement qui est le plus grand. Ce qui commence petit, c’est seulement le petit, dont la grandeur douteuse consiste à tout rapetisser ; ce qui commence petit c’est la décadence, qui à son tour peut devenir grande au sens de la démesure de l’anéantissement total.

Ce qui est grand commence grand, ne se maintient dans sa persistance que par un libre retour de la grandeur, et, si c’est grand, finit aussi dans la grandeur. Il en est ainsi de la philosophie des Grecs. Elle a fini dans la grandeur avec Aristote. Seul le sens commun et l’homme médiocre s’imaginent que ce qui est grand devrait durer indéfiniment, et en outre identifie cette durée avec l’éternel. »

Martin Heidegger, « La question fondamentale de la métaphysique », in « Introduction à la métaphysique », tel Gallimard, pp. 25-28.