Homo œconomicus

« Il n’existe aucun rapport – sinon peut-être, un rapport inverse – entre le sens de la vie et le bien être économique. Exemple insigne, et qui n’est pas d’aujourd’hui, mais appartient au monde traditionnel : celui qui, sur le plan métaphysique, dénonça le vide de l’existence et les tromperies du « dieu de la vie », et indiqua la voie du réveil spirituel, le Bouddha Çâkyamuni, n’était ni un opprimé, ni un affamé, ni un représentant de couches sociales semblables à cette plèbe de l’empire romain à laquelle s’adressa en premier lieu la prédication chrétienne révolutionnaire ; Ce fut, au contraire, un prince de race, dans toute la splendeur de sa puissance et toute la plénitude de sa jeunesse. La vraie signification du mythe économico-social, quelles qu’en soient les variétés, est donc celle d’un moyen d’anesthésie intérieure ou de prophylaxie visant non seulement à éluder le problème d’une existence privée de tout sens, mais même à consolider de toutes les façons cette fondamentale absence de sens de la vie de l’homme moderne. Nous pouvons donc parler, soit d’un opium bien plus réel que celui qui, selon les marxistes aurait été administré à une humanité non encore illuminée ni évoluée, mystifiée par les croyances religieuses, soit, d’un point de vue plus élevé, de l’organisation méthodique d’un nihilisme actif. Les perspectives qu’offrent une certaine partie du monde actuel pourraient bien être celle qu’entrevoit Zarathoustra pour « le dernier homme ». »

Julius Evola, « Chevaucher le tigre », (Dans le monde où dieu est mort – 5. Couvertures du nihilisme européen).

La guerre comme fracture

« À la fin de la première guerre mondiale, durant laquelle il servit, en qualité d’engagé volontaire, comme sous-lieutenant dans l’artillerie après avoir suivi à Turin un cours accéléré, Julius Evola a vingt ans. Cette guerre, le jeune homme l’avait souhaitée. Non qu’il eut jamais été suffisamment naïf pour croire au bien-fondé de ce qu’il nommera plus tard avec un mépris pleinement justifié « les lieux communs patriotards les plus surannés de la propagande antigermanique » et autres balivernes tendant à élever le conflit au rang de « guerre pour la défense de la civilisation et de la liberté contre le barbare et l’agresseur ». L’idée d’une culpabilité principielle (pour ne pas dire ontologique) de l’Allemagne demeure étrangère à Evola dont les sympathies vont déjà tout naturellement aux Empires centraux, ce qui l’amène à écrire un article dans lequel il affirme que « quand bien même voudrait-on combattre contre l’Allemagne et non à ses côtés, il faudrait le faire en éprouvant ses propres principes, et non pas au nom des idéologies nationalistes et irrédentistes, ou des idéologies démocratiques, sentimentales et hypocrites de la propagande alliée ». Si la guerre lui semble nécessaire, c’est seulement en tant que « pur fait révolutionnaire », comme un moyen pour l’Italie de rompre avec la logique d’une société dont il supporte difficilement le climat « étouffant ». C’est que l’Evola de l’immédiat avant-guerre a lu les écrits de Giovanni Papini dans les revues Leonardo et Lacerba puis dans La Voce, et qu’il en garde le regret de ce qu’il considère comme « le seul Sturm und Drang que [sa] nation ait connu », la nostalgie de ce réveil, mi-réel mi-rêvé, de forces spirituellement aristocratiques dirigées contre l’hégémonie bourgeoise et les valeurs matérialistes et utilitaristes sur lesquelles les maîtres du monde assoient obscènement leur domination. Ces valeurs qu’Evola déteste depuis toujours et qu’il continuera à condamner jusqu’à son dernier souffle. Celles mêmes contre lesquelles se dressera bientôt le fascisme dans ce qu’il aura sans doute de meilleur.

L’expérience de la vie militaire est cependant une déception, faute de participation à des opérations d’envergure. Les « orages d’aciers » qui compteront tant dans la formation personnelle d’un Ernst Jünger ne sont pas au rendez-vous ; moins encore le sont le panache chevaleresque ou l’héroïsme « à l’antique » des combats d’homme à homme. Mais la guerre est néanmoins l’occasion d’une fracture. Evola, une fois la paix revenue, connaît en effet une crise intérieure grave provoquée par ce qu’il décrit comme « le sentiment de l’inconsistance et de la vanité des buts qui engagent normalement les activités humaines ». »

Jean-Paul Lippi, « Evola » collection Qui suis-je, éditions Pardès. Chapitre I.

Connaissance et puissance

Julius Evola - "Le yoga tantrique"

« En donnant, comme nous l’avons vu, une valeur particulière à l’action réalisatrice, le tantrisme reprend sous une forme accentuée une conception, ou une idée de la connaissance, qu’on peut dire « traditionnelle » : elle est attestée, en effet, non seulement dans l’aire hindoue depuis les origines, mais aussi dans d’autres civilisations traditionnelles de type supérieur qui se sont développées avant l’avènement de la civilisation moderne, et où il s’agissait d’une connaissance non pas profane mais métaphysique. Il n’est pas inutile d’indiquer brièvement les implications de cette conception.

Pour ce qui est de l’Inde, elle a connu une métaphysique qui se base sur la « révélation » (âkâçâni çruti), ce terme étant pris ici dans un sens différent de celui qui a dans les religions monothéistes, où il se rapporte à quelque chose que la divinité a fait connaître à l’homme et que celui-ci doit accepter purement et simplement, et où une organisation (l’Eglise chrétienne par exemple) en garde le dépôt sous forme de dogme.

La çruti est, au contraire, l’exposé de ce qui a été « vu » puis révélé (rendu connu) par certaines personnalités, les rshi comme on les appelle, dont la haute stature sert de base à la tradition. Rshi, de drç = voir, veut dire exactement « celui qui a vu ». Les Vedas eux-mêmes, considérés comme le fondement de toute la tradition orthodoxe hindoue, tirent leur nom de vid, qui veut dire voir et, en même temps, savoir : un savoir éminent et direct qui, par analogie, est assimilé à un voir ; dans l’Occident ancien, d’ailleurs, dans l’Hellade, la notion d’ « idée » en est l’équivalent, qui, par sa racine id, identique à celle du sanscrit vid (d’où vient Veda), renvoie aussi à une connaissance par vision.

La tradition, sous forme de çruti, enregistre donc et propose ce que les rshi ont « vu » directement, selon une vision qui se rapporte à un plan supraindividuel et suprahumain. La base de toute la métaphysique hindoue, dans ce qu’elle a d’intérieur et d’essentiel, n’est rien d’autre.

Devant un savoir qui se présente en ces termes, on doit avoir la même attitude que devant quelqu’un qui affirme qu’il y a des choses précises dans un continent que soi-même on ne connaît pas, ou devant un physicien qui expose les résultats de certaines de ses expériences. On peut y prêter foi en s’en remettant à l’autorité et à la véracité du témoignage, ou on peut vérifier personnellement la vérité de ce qui a été rapporté, soit en entreprenant un voyage, soit en réunissant toutes les conditions nécessaires pour accomplir soi-même une expérience de laboratoire. Devant ce que dit un rshi, à moins de refuser de se désintéresser de tout ce qui a un lien quelconque avec une « métaphysique », ce sont là les deux seules attitudes sensées à adopter, car il ne s’agit pas de concepts abstraits, de « philosophie » au sens moderne, ou de dogmes, mais bien d’une matière dont l’existence est vérifiable, où la tradition offre même les moyens et indique les disciplines grâce auxquels on est en état de vérifier de façon évidente, directe et personnelle, la réalité de ce qui est communiqué. Il semble que, dans l’Occident chrétien, pareil point de vue expérimental n’ait été admis que pour la mystique (laquelle, cependant, ne fait pas partie du genre de connaissances dont nous nous occupons, à cause de son fond plus émotif que noétique, et du cadre « religieux » et non métaphysique qui est le sien) que la théologie définit comme cognitio experimentalis Dei, la désignant ainsi comme quelque chose qui va au-delà tant du simple « croire » que de l’agnosticisme.

Or, l’orientation des Tantra s’inscrit dans cette ligne. Ils affirment à maintes reprises qu’un simple exposé théorique de la doctrine n’a aucune valeur ; que ce qui importe pour eux, c’est surtout la méthode pratique de réalisation, les moyens et « rites » à l’aide desquels certaines vérités peuvent être reconnues comme telles. C’est pourquoi ils aiment à se définir comme sâdhana-çâstra – sâdhana vient de la racine sâdh qui veut dire application du vouloir, effort, exercice, activité dirigée vers l’obtention d’un résultat donné. C’est un auteur tantrique qui souligne que « la raison de l’incompréhension des principes du tantrisme (tantra-çâstra) réside dans le fait qu’ils ne deviennent intelligibles qu’à travers le sâdhana ». Il ne suffit pas ainsi, par exemple, de s’en tenir à la théorie selon laquelle le Moi profond – l’âtman – et le principe de l’univers, le Brahman, sont une même chose, ou de « rester à ne rien faire en pensant de façon vague au grand éther fait de conscience » ; les Tantra refusent de considérer cela comme une connaissance. L’homme doit, au contraire, se transformer, donc agir, pour connaître vraiment. D’où le mot d’ordre de Kriyâ, ou action. Le tantrisme bouddhique, le Vajrayâna, exprime cette même idée de façon crue, plastique, en la symbolisant par l’union sexuelle de la « méthode efficace » (upâya) et de la connaissance illuminante prajnâ, dans laquelle la première joue le rôle masculin.

Les formes supérieures du tantrisme adoptent le même point de vue, dans le culte d’abords et, en outre, non seulement en métaphysique, dans la connaissance sacrée et transfigurante, mais aussi dans leur conception de la connaissance de la nature. Pour ce qui est du culte, nous verrons le sens spécial que prend pûjâ dans le tantrisme, avec un ensemble d’évocations et d’identifications rituelles et magiques. Par ailleurs, le principe tantrique veut qu’on ne puisse adorer un dieu qu’en « devenant » ce dieu, ce qui nous renvoie une nouvelle fois à l’expérimentation et qui tranche avec les cultes religieux de type dualiste.

En ce qui concerne les sciences de la nature, il y aurait long à en dire et il faudrait insister de façon générale sur l’opposition entre la connaissance à caractère « traditionnel » et la connaissance de type moderne, dite « scientifique ». Ici, le tantrisme n’est pas seul en question ; il se réfère aux traditions qui l’ont précédé et dont il a repris, adopté et développé les enseignements et principes fondamentaux pour fixer sa cosmologie et sa doctrine de la manifestation.

Voici, brièvement, la situation. Dans la perspective moderne (qui caractérise, du point de vue hindou, la phase la plus poussée de l’« âge sombre »), l’homme peut connaître directement la réalité dans les seuls aspects qui lui en sont révélés par les sens et leurs prolongements que sont les instruments scientifiques – dans ses aspects « phénoménaux », pour emprunter la terminologie d’une certaine philosophie. Les sciences « positives » réunissent et ordonnent les faits de l’expérience sensorielle, après avoir procédé à un certain tri parmi ceux-ci (excluant ceux qui ont un caractère qualitatif, et n’adoptant que ceux qui sont susceptibles d’être mesurés, « mathématisés »), puis aboutissent par la méthode inductive à certaines connaissances et à certaines lois qui, en elles-mêmes, ont un caractère abstrait, conceptuel : elles ne correspondent plus à une intuition, à une perception directe, ou une évidence intrinsèque. Leur vérité est indirecte et conditionnée ; elle dépend de vérifications expérimentales qui, à un moment donné, peuvent imposer aussi la révision complète du système précédent et sa refonte dans de nouvelles dimensions.

Dans le monde moderne, outre les sciences de la nature, il y a la « philosophie » ; mais ce caractère d’abstraction et de pure spéculation conceptuelle est encore plus visible chez elle ; spéculation qui, d’ailleurs, se morcelle en une multiplicité discordante de systèmes élaborés par des penseurs isolés dont la subjectivité divagante des « philosophes » ignore les limites imposées par la méthode scientifique moderne. Il faut donc reconnaître que le monde de la philosophie est « irréaliste » au plus haut point. L’alternative semble être la suivante : ou une connaissance directe et concrète liée au monde sensoriel, ou une connaissance qui prétend aller au-delà du monde « phénoménal » et de l’apparence, mais qui est abstraite, cérébrale, uniquement conceptuelle et hypothétique (philosophie et théories scientifiques).

Cela signifie qu’a été abandonné l’idéal d’un « voir » ou d’un connaître direct portant sur l’essence de la réalité et ayant un caractère « noétique » objectif ; idéal qu’avait encore conservé la conception médiévale de l’intuitio intellectualis. Il est intéressant de voir que, dans la philosophie critique européenne (Kant), l’intuition intellectuelle est considérée comme la faculté qui, précisément, pourrait saisir, non les « phénomènes », mais les essences, la « chose en soi », le noumène ; mais cela uniquement afin d’en priver l’homme (comme l’avait déjà fait la scolastique) et pour mettre en lumière, par contraste, ce qui, selon Kant, serait seul possible pour l’humain : la simple connaissance sensorielle et le savoir scientifique, dont nous avons indiqué le caractère abstrait, non intuitif, et le fait qu’ils peuvent montrer, avec un haut degré de précision, comment agissent les forces de la nature, mais non ce qu’elles sont.

Or, les enseignements sapientiaux, et donc ceux de l’Inde, estiment que cette limite peut être franchie. Comme nous le verrons, on peut dire du yoga classique qu’il offre dans ses articulations yogânga des méthodes pour la dépasser systématiquement. Le principe fondamental est le suivant : il n’existe pas un monde des « phénomènes », des apparences sensibles, et, derrière celui-ci, impénétrable, la réalité vraie, l’essence ; il existe une donnée unique, qui possède diverses dimensions, et il existe une hiérarchie de formes possibles dans l’expérience humaine (et surhumaine) où ces dimensions se découvrent peu à peu jusqu’à permettre de percevoir directement la réalité essentielle. Le type, ou idéal, de connaissance qu’est la connaissance directe (sâkshâtkrta, aparokshajnâna) d’une expérience réelle et d’une évidence immédiate (anubhava), subsiste dans chacun de ces divers degrés. Comme on l’a dit, l’homme ordinaire, surtout celui des temps derniers, du kali-yuga, n’a une connaissance de ce genre que dans l’ordre de la réalité physique sensorielle. Le rshi, le yogin ou le siddha tantrique vont plus loin dans le cadre de ce qu’on peut définir comme une « experimentalism » intégral et transcendantal. Il n’existe pas, de ce point de vue, une réalité relative et, au-delà, une réalité absolue impénétrable, mais il y a pour percevoir une réalité unique, un mode fini, relatif, conditionné, et un mode absolu.

Le lien direct entre cette théorie traditionnelle de la connaissance et l’exigence pratique que le tantrisme met au premier plan est évident. En effet, il s’ensuit que toute voie vers une connaissance supérieure est conditionnée par une transformation de soi-même, par un changement existentiel et ontologique de niveau, donc par l’action, le sâdhana. Cela est en net contraste avec la situation générale du monde moderne. En fait, il est évident que si, par ses applications techniques, la connaissance moderne de type « scientifique » donne à l’homme des possibilités multiples et grandioses sur le plan pratique et matériel, elle le laisse démuni sur le plan concret. Par exemple, si, dans le domaine de la science moderne, l’homme arrive à connaître approximativement la marche et les lois de constance des phénomènes physiques, sa situation existentielle n’en est pas changée pour autant. En premier lieu, les éléments fondamentaux de la physique la plus avancée ne sont qu’intégrales et fonctions différentielles, c’est-à-dire des entités algébriques dont, en toute rigueur, l’homme ne peut même pas affirmer qu’il en a une image intuitive ni même un concept, car ce sont de purs instruments de calcul (l’« énergie », le « masse », le constante cosmique, l’espace courbe, etc., ne sont que des symboles verbaux). En deuxième lieu, après avoir « connu » tout cela, le rapport réel de l’homme avec les « phénomènes » n’est pas changé ; et cela vaut même pour le savant qui élabore des connaissances de ce type et pour le créateur de cette technique : le feu continuera à les brûler ; les modifications organiques et les passions à troubler leur âme ; le temps à les dominer de sa loi ; le spectacle de la nature ne leur dira rien de nouveau, au contraire, il leur apportera moins qu’à l’homme primitif car la « formation scientifique » de l’homme civilisé moderne désacralise entièrement le monde, le pétrifie dans le fantasme d’une extériorité pure et muette qui, à part le savoir de type scientifique, n’admet au plus que des faits subjectifs, tels que les émotions esthétiques et lyriques du poète et de l’artiste qui n’ont évidemment valeur ni de science, ni de métaphysique.

L’alibi le plus courant de la science moderne porte sur la puissance, et cet argument mérite d’être pris en considération dans le contexte présent, étant donné le rôle que jouent dans le tantrisme et dans les courants semblables la Çakti en tant que puissance et les siddhi, les « pouvoirs ».

La science moderne, prétend-on, prouverait sa valeur par les résultats positifs qu’elle a obtenus et, en particulier, en mettant à la disposition de l’homme une puissance dont on dit qu’on n’a jamais vu sa pareille dans toutes les civilisations précédentes. Mais il y a là un malentendu sur ce qu’on entend par puissance ; on ne fait pas la différence entre la puissance relative, extérieure, inorganique, conditionnée et la puissance vraie. Il est évident que toutes les possibilités qu’offrent la science et la technique à l’homme du kali-yuga ressortissent exclusivement du premier type de puissance ; l’action réussit uniquement parce qu’elle se conforme à des lois déterminées que les recherches scientifiques lui ont signalées, qu’elle présuppose et respecte scrupuleusement. Il n’existe donc pas une relation directe entre cette action et l’homme, le Moi et sa volonté libre ; entre l’un et l’autre il y a, au contraire, une série d’intermédiaires qui ne dépendent pas du Moi et qui sont cependant nécessaires pour atteindre à ce qu’on veut. Il ne s’agit pas seulement d’engins et de machines, mais bien de lois, de déterminismes naturels qui sont tels qu’ils sont mais pourraient être autrement, qui restent incompréhensibles dans leur essence, ce qui fait qu’au fond cette sorte de puissance de type mécanique reste précaire. Elle n’appartient en aucune manière au Moi et n’est pas puissance sienne. Ce qui a été dit de la connaissance scientifique s’applique ici aussi : elle ne change pas la condition humaine, la situation existentielle de l’individu, et ne présuppose ni n’exige aucun changement en de domaine. C’est une chose surajoutée, juxtaposée, qui ne comporte aucune transformation de ce qu’on est. Personne ne peut affirmer que l’homme fait montre de supériorité quand, employant un moyen technique quelconque, il devient capable de ceci ou de cela : maître de la bombe atomique, capable de désintégrer une planète en appuyant sur un bouton, il ne cesse d’être un homme et de n’être qu’un homme. Il y a pire : s’il arrivait que, par quelque cataclysme, les hommes du kali-yuga fussent privés de toutes leurs machines, ils se trouveraient probablement, dans la plupart des cas, dans un état de plus grande impuissance devant les forces de la nature et des éléments, que le primitif non civilisé. Parce que les machines, justement, et le monde de la technique ont atrophié les vraies forces humaines. On peut dire que c’est par un véritable mirage luciférien que l’homme moderne a été séduit par la « puissance » dont il dispose et dont il est fier.

Tout autre est la puissance qui ne suit pas les lois de la nature, mais les plie, les change, les suspend et qui appartient directement à certains êtres supérieurs. Cette puissance, cependant, comme la connaissance dont on a parlé, est subordonnée au changement de la condition humaine, au changement de la limite constituée par le Moi que les hindous appellent « physique » (bhûtâtman = Moi élémentaire). L’axiome de tout le yoga, du sâdhana tantrique et des disciplines analogues est nietzschéen : « L’homme est quelque chose qui peut être dépassé », mais il est prit très au sérieux. De même que, dans l’initiation en général, on admet pas que la condition humaine soit un destin, on accepte pas de n’être qu’un homme. Le dépassement de la condition humaine qu’envisagent ces disciplines est aussi, à des degrés divers, la condition nécessaire pour l’obtention d’une puissance authentique, pour l’acquisition des siddhi. À proprement parler, les siddhi ne sont pas un but (les considérer comme tel est au contraire bien souvent tenu pour une déviation), elles découlent comme une conséquence naturelle du status existentiel et ontologique supérieur auquel on atteint et, loin d’être surajoutées et extrinsèques, elles sont le sceau d’une supériorité spirituelle (il est intéressant de voir que siddhi signifie non seulement « pouvoirs extraordinaires », mais aussi « perfections »). Elles sont personnelles, intransmissibles, et non « démocratisables ».

C’est là donc la différence profonde qui distingue les deux mondes, le traditionnel et le moderne. La connaissance et le pouvoir cultivés par le monde moderne sont « démocratiques », ils sont à la disposition de quiconque a suffisamment d’intelligence pour faire siennes dans les établissements d’enseignement les vues des sciences modernes sur la nature ; il suffit d’une certaine adresse qui n’engage nullement le noyau le plus profond de l’être pour savoir adopter les moyens d’action mis à la disposition de la technique : un pistolet aura le même effet entre les mains d’un fou, d’un soldat ou d’un grand homme d’état, et de même chacun d’eux peut être transporté par avion en quelques heures d’un continent à l’autre. On peut dire que cette « démocratie » même est le principe guide de l’organisation systématique de la science de type moderne et de la technique. Tandis que, dans l’autre cas, comme nous l’avons vu, la différence réelle entre les êtres est la base d’une connaissance et d’un pouvoir inaliénables, non communicables, donc exclusifs et « ésotériques » par leur nature même et non par artifice : il s’agit d’une culmination exceptionnelle qui ne peut se partager avec toute une société. On ne peut offrir à la société que des possibilités d’ordre inférieur ; celles, précisément, qui se sont développées jusqu’à la fin du dernier âge, dans une civilisation qui, en effet, ne ressemble à aucune autre. Dans les civilisations traditionnelles, ces possibilités matérielles mises à part (dont les limites étroites étaient dues surtout au peu d’intérêt qu’on leur portait), qui le voulait pouvait développer des activités artistiques (souvent à un point remarquable, en particulier en architecture) et, en général, celle-ci étaient caractérisées par les différentes possibilités qu’offrait une vie essentiellement orientée par et vers le haut. Ce climat s’est maintenu en plusieurs pays jusqu’à des temps relativement récents. »

Julius Evola, « Le yoga tantrique », Fayard 1984, « Connaissance et puissance », pp. 24-33.

La religiosité du Tyrol

« Les Dolomites sont domestiquées. Le Tyrol est un monde élémentaire. Il y a entre eux la même différence qui existe entre l’architecture harmonieuse de la Basilique St Pierre à Rome et l’austérité gothique avec laquelle les flèches noires de St Stéphane à Vienne s’élancent en vibrant vers le ciel.

Malgré tout, les Dolomites sont un monde méditerranéen, un monde de lumières, de couleurs et d’air. On y perçoit à peine la troisième dimension des choses, comme dans un décor fantasmagorique. La nuit tombée, son monde de claires apparitions se détachant sur une végétation impeccable se transforme en silhouettes énigmatiques, menaçantes et compliquées. Ce changement incite à passer de la contemplation à l’action, c’est-à-dire à affronter directement la paroi rocheuse, à défier ses résistances, sa hauteur vertigineuse et son inaccessibilité.

Inversement, le monde du Tyrol est beaucoup plus celui du symbole. Ses clartés ne sont pas celles de la paroi rocheuse mais celles de la glace. Ce n’est pas non plus le monde blanc des grands glaciers de l’Ouest. La nature, par une sorte d’ascèse, dans le silence et la désolation, se prépare en quelque sorte à la transfiguration qu’elle va subir dans la zone de la pure lumière gelée. L’élémentaire prédomine : la distance par rapport à l’homme est beaucoup plus grande. C’est là le symbolisme du Tyrol. Il a pour contre-partie des fragments d’une religiosité traditionnelle, fermée et profonde, comme si les rares habitants de cette région vivaient encore au Moyen-âge. Nous avons un vague souvenir d’une longue traversée du Gross-Venediger : du Defregger-Haus au Badwer-Hütte, puis, après une Haute Voie, vers le Innere Geschoss, jusqu’au Tauern-Haus.

Nous ne parlerons pas ici de la qualité de la glace qui se trouve sur le haut sentier et qui n’a peut-être pas son pareil ailleurs ; ni de la voie sur la grande moraine escarpée couronnée de nuages, ni des sentiers en lacet au milieu d’une végétation chaotique et presque empoisonnée, plus haute que soi, ni même des sentiers extrêmement raides, marécageux et traîtres qui sont suspendus au-dessus d’un précipice. En bas, la haute vallée et le torrent. Nous avançons avec l’état d’esprit qui est celui des grimpeurs pendant les dernières heures du jour. Tout à coup, la vallée donne naissance à une gorge et se transforme. Seul, le sommet se détache sur le fond ; tout autour, il y a un amas de rochers jaune noirâtre qui ressemblent plus à du bois qu’à de la pierre, n’ayant pas le caractère froid et lourd de la pierre. Il y a des rochers, et puis des maisons, les premières maisons d’un village. Ce sont des masures en bois qui sont toutes de la même couleur, mais il n’y a pas la moindre trace de vie, les portes sont ouvertes, les fenêtres sont tombées par terre, il n’y a ni hommes ni animaux en vue. Le seul bruit est le grondement des cascades invisibles de la zone des glaces.

Sur le bord du sentier, il y a une grande croix portant une date et une inscription presque effacée dont nous ne nous rappelons plus exactement les mots allemands, mais qui disait à peu près ceci : « Voyageur, arrête-toi un instant, regarde les glaces et regarde le signe de Celui qui mourut pour notre rédemption et qui nous a enseigné que la mort est le chemin qui mène à la vie. »

Selon une légende énigmatique, le Saint Graal, la mystique pierre de lumière symbolisant la tradition spirituelle vivante de l’Occident médiéval, a été tranféré d’Espagne – du Montsalvat de Sauveterre – en Bavière, et enfin au Tyrol. À Innsbruck, dans la « Chapelle d’Argent », parmi les statues des ancêtres légendaires du « dernier chevalier européen », Maximilien Ier, il y a aussi une statue du roi Arthur de Camelot, le roi de la Table Ronde et des chevaliers du Graal. Quelque chose de cet héritage obscur semble s’être conservé au Tyrol, fût-ce avec le caractère étroit et rigide propre à une réalité dont il ne demeure plus que l’écho. Les origines de la race nordico-dinarique qui prédomine dans cette région sont floues. Ce qu’il y a de certain, c’est que le christianisme a ranimé en elle une hérédité beaucoup plus ancienne, et qu’il lui a donné ainsi la possibilité de se perpétuer jusqu’à une époque historique ultérieure, même si elle a changé entre-temps.

Ceci explique la présence au Tyrol de certains symboles primordiaux dans une forme christianisée plus qu’occidentale. Dans les vallées tyroliennes et même dans des villes comme Innsbruck et Linz, on trouve très souvent une étrange variante du crucifix, qui est érigée sur des trophées de chasse formant le signe du Bélier et dont le Christ est entouré d’une auréole solaire rayonnante du même type que celle qu’on voit dans les religions primordiales. Sur le toit des maisons de campagne, qui reflètent toujours le même style caractéristique, il y a d’intéressantes combinaisons de crucifix accompagnés de figures animales stylisées, différentes de vallée en vallée, et qui conservent très vraisemblablement des traits de symboles « totémiques » archaïques.

En tout cas, il y a des signes fréquents d’une religiosité qui s’élève du plan purement sentimental ou conventionnel au plan de la synthèse spirituelle. Nous en avons donné un  exemple dans « Art et symbole dans la demeure des neiges ». Dans l’Oetzal, un sentier qui mène aux glaciers est pour ainsi dire rythmé par les images de la Via Crucis. Les différentes « stations » sont séparées par de longs intervalles. À la dernière station, le monde des rochers se termine et celui des neiges éternelles commence. Ce sentier se trouve dans une zone située à l’écart des itinéraires de montagne les plus fréquentés, comme s’il avait été placé là pour un rite anonyme et silencieux, mais néanmoins chargé d’une signification vivante. Sur le Gross-Glockner, dans une gorge où le torrent tourbillonnant qui prend sa source au sommet de cette montagne se transforme en une cascade grondante, il y a une petite chapelle où sont placés divers ex-voto. L’un d’eux est représenté par des médailles militaires et porte cette inscription : « Je dois à Dieu le courage qui m’a conféré cet honneur ».

Nous nous souvenons d’une cérémonie célébrée, nous ne savons plus pour quelle occasion, dans l’église de Prägraten. L’intérieur de l’église avait l’air d’un terrain de parade militaire : les hommes étaient à droite, les femmes à gauche, tous en costumes traditionnels et parfaitement alignés. Au centre se tenait une sorte de délégation corporativo-militaire portant des drapeaux et des étendards. Ils accompagnaient tous au chant un air d’orgue porté par des clairons ; en dépit de fausses notes, il en résultait un effet singulier qui n’était pas sans avoir une certaine grandeur. Au Tyrol, il n’y a pas de hameau, si reculé et si petit qu’il soit, qui n’ait pas sa chapelle ; il n’y a pas de col ou point de vue qui n’ait pas son crucifix, qui est toujours remis en place chaque fois que le vent ou la tempête le fait tomber ou l’emporte. C’est presque une invitation silencieuse à transfigurer et à intégrer ce qui, comme simple émotion esthétique, peut venir de la contemplation de la nature dans la forme supérieure d’une signification spirituelle, pour ne pas dire d’un symbole illuminant.

Ce sont là les fragments d’un monde perdu qui ne pourront peut-être pas résister encore très longtemps. Avec la région de Salzbourg, le Tyrol est devenu à la mode. Un public de touristes et de mondains y afflue du monde entier en été et en hiver, allant même dans les vallées les plus lointaines, où surgissent de nouveaux hôtels, tandis que les hôtels existant se modernisent. Les villes elles-mêmes prennent l’aspect plus ou moins anodin de centres de vacances ou de stations de ski. Les traditions locales et les coutumes populaires sont regardées de plus en plus comme des objets de spectacle, ce qui revient à les déraciner. Ainsi le public exotique se « tyrolise » ; de plus en plus de touristes portent le costume local, les hommes de Lederhosen et les femmes le Dirndl. Tout cela marque le commencement de la fin. Encore une génération et le marécage bourgeois du monde moderne aura peut-être submergé et absorbé ces dernières traces d’une vie qui est la seule qui puisse être considérée comme vraie et normale. »

Julius Evola, « Méditations du haut des cimes » (Il Regime Fascista, 1936).

Race et civilisation

« Devant l’insuffisance de ces éléments d’explication (ndr: sur la décadence des civilisations), on défend parfois l’idée de race. L’unité et la pureté du sang seraient au fondement de la vie et de la force d’une civilisation ; le mélange du sang serait la cause initiale de sa décadence. Mais il s’agit, la encore, d’une illusion : une illusion qui rabaisse en outre l’idée de civilisation sur le plan naturaliste et biologique, puisque tel est le plan où l’on envisage aujourd’hui, plus ou moins, la race. La race, le sang, la pureté héréditaire du sang sont une simple « matière ». Une civilisation au sens vrai, c’est-à-dire une civilisation traditionnelle, ne naît que lorsqu’agit sur cette matière une force d’ordre supérieur, surnaturelle et non plus naturelle : une force à laquelle correspondent précisément une fonction « pontificale », la composante du rite, le principe de la spiritualité comme base de la différenciation hiérarchique. A l’origine de toute civilisation véritable, il y a un phénomène « divin » (chaque grande civilisation a connu le mythe de fondateurs divins) : c’est pourquoi aucun facteur humain ou naturaliste ne pourra jamais rendre vraiment compte d’elle. C’est à un fait du même ordre, mais en sens opposé, de dégénérescence, qu’on doit l’altération et le déclin des civilisations. Lorsqu’une race a perdu le contact avec ce qui seul possède et peut donner la stabilité, avec le monde de 1?« être » ; lorsque, en elle, ce qui en est l’élément le plus subtil mais, en même temps, le plus essentiel, à savoir la race intérieure, la race de l’esprit, a connu une déchéance (la race du corps et celle de l’âme n’étant que des manifestations et des moyens d’expression de la race de l’esprit*) -, les organismes collectifs qu’elle a formés, quelles que soient leur grandeur et leur puissance, descendent fatalement dans le monde de la contingence : ils sont alors à la merci de l’irrationnel, du changeant, de l’« historique », de ce qui reçoit ses conditions du bas et de l’extérieur.

Le sang, la pureté ethnique, sont des facteurs dont l’importance est également reconnue dans les civilisations traditionnelles. Mais cette importance n’est pas telle qu’elle permettrait d’appliquer aux hommes les critères en vertu desquels le « sang pur » décide de manière péremptoire pour les qualités d’un chien ou d’un cheval – ce qu’ont fait, à peu de choses près, certaines idéologies racistes modernes. Le facteur « sang » ou « race » a son importance, parce qu’il ne relève pas du « psychologique » – du cerveau ou des opinions de l’individu -, mais réside dans les forces de vie les plus profondes, celles sur lesquelles les traditions agissent en tant qu’énergies formatrices typiques. Le sang enregistre les effets de cette action et offre par conséquent, à travers l’hérédité, une matière déjà affinée et préformée, telle que, tout au long des générations, des réalisations semblables à celles des origines soient préparées et puissent s’y développer de manière naturelle, quasi spontanée. C’est sur cette base et sur elle seulement – que le monde traditionnel, nous le verrons, institua souvent le caractère héréditaire des castes et voulut la loi endogamique. Mais si l’on prend précisément la tradition où le régime des castes fut le plus rigoureux, à savoir dans la société indo-aryenne, le seul fait de la naissance, bien que nécessaire, n’apparaissait pas suffisant : il fallait que la qualité virtuellement conférée par la naissance fût actualisée par l’initiation, et nous avons déjà rappelé que le Mânavadharmaçâstra en arrive à affirmer que, tant qu’il n’est pas passé par l’initiation ou « seconde naissance », l’ârya lui-même n’est pas supérieur au çûdra ; trois différenciations spéciales du feu divin servaient d’âme aux trois pishtra iraniens hiérarchiquement les plus élevés, l’appartenance définitive à ces pishtra étant pareillement sanctionnée par l’initiation ; etc. Ainsi, dans ces cas également il ne faut pas perdre de vue la dualité des facteurs, il ne faut jamais confondre l’élément formateur avec l’élément formé, la condition avec le conditionné. Les castes supérieures et les aristocraties traditionnelles, et, plus généralement, les civilisations et les races supérieures (celles qui, par rapport aux autres races, se tiennent dans la même position que les castes consacrées face aux castes plébéiennes, aux « fils de la Terre »), ne s’expliquent pas par le sang, mais à travers le sang, grâce à quelque chose qui va au-delà du sang et qui présente un caractère métabiologique.

Et lorsque ce « quelque chose », est vraiment puissant, lorsqu’il constitue le noyau le plus profond et le plus solide d’une société traditionnelle, alors une civilisation peut se maintenir et se réaffirmer même face à des mélanges et altérations typiques, pourvu que ceux-ci n’aient pas un caractère ouvertement destructeur. Il peut même y avoir réaction sur des éléments hétérogènes, ceux-ci étant formés, réduits peu à peu au type propre ou re-greffés à titre, pour ainsi dire, de nouvelle unité explosive. Des exemples de ce genre ne manquent pas dans les temps historiques : Chine, Grèce, Rome, Islam. Le déclin d’une civilisation ne commence que lorsque sa racine génératrice d’en haut n’est plus vivante, que lorsque sa « race de l’esprit » est prostrée ou brisée – parallèlement à sa sécularisation et à son humanisation**. Quand elle est réduite à cela les seules forces sur lesquelles peut encore compter une civilisation, sont celles d’un sang qui porte en soi ataviquement, par race et instinct, l’écho et l’empreinte de l’élément supérieur désormais disparu. Ce n’est que dans cette optique que la thèse « raciste » de la défense de la pureté du sang peut avoir une raison d’être – sinon pour empêcher, du moins pour retarder l’issue fatale du procès de dégénérescence. Mais prévenir vraiment cette issue est impossible sans un réveil intérieur. »

Julius Evola, « Révolte contre le monde moderne », Vie et mort des civilisations.

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* Sur l’idée intégrale de la race et sur les relations entre race du corps, race de l’âme et race de l’esprit, cf. notre ouvrage « Synthèse de doctrine de la race ».
** On peut ici prendre en considération la thèse de A.J. Toynbee (A Study of History, 1941), selon laquelle, à de rares exceptions près, il n’y a pas de civilisations qui ont été tuées, mais seulement des civilisations qui se sont suicidées. Partout où la force intérieure subsiste et n’abdique pas, difficultés, dangers, environnement hostile, agressions et même invasions finissent par servir de stimulus, de défi qui oblige cette force à réagir de manière créatrice. Toynbee n’hésite pas à voir la, en règle générale, la condition de l’affirmation et du développement des cultures.