
« Quelque soit son masque, le conflit est universel. Ainsi que le disait Héraclite, le conflit est père de toute chose, il est inscrit dans la vie de l’univers et dans la nature des hommes. Cela est si vrai que les religions qui se réclament de l’amour ont elles-même pourchassé leurs hérétiques avec férocité et béni le bras armé qui les soutenait de sa force et assurait leurs conquêtes. Aussi choquant que cela soit pour l’esprit, toute l’histoire montre que haïr, autant qu’aimer, fait partie de l’humanité des hommes. Une expérience constante prouve aussi que se mobiliser contre un ennemi est le facteur le plus puissant de la cohésion du groupe.
À la fin d’une vie consacrée à lutter contre la guerre, Gaston Bouthoul, le fondateur de la polémologie, fit cet aveu ironique : « Durant ma longue carrière, j’ai bien souvent parlé à des auditoires de pacifistes. Il est bien rare que je n’y aie pas rencontré des réactions combatives, sinon bellicistes, et, très souvent aussi, la nostalgie de la violence et de son pouvoir simplificateur. Les pacifistes se croient pacifiques, mais leur inconscient ne l’est pas. » Désabusé, il ajoutait : Tout homme a dans le cœur un guerrier qui sommeille. Chacun porte au fond de lui des buts de guerre qui enchantent ses rêves. »
Depuis toujours, le conflit surgit quand un groupe hostile, clan de chasseurs, nomades ou puissance organisée, pénètre dans un cercle vital d’un autre groupe. En dehors d’une conciliation, il appartient à la force de trancher. Le vainqueur s’empare des femmes et des richesses du vaincu écrasé ou exterminé. Il s’empare même parfois de son âme. L’histoire ne connait que les vainqueurs et maudit les vaincus. Il en a toujours été ainsi et il en sera toujours ainsi, quelles que soient les apparences flatteuses et les justifications mensongères que le vainqueur donne à sa guerre et à sa victoire. Enregistrer cette constante ne signifie pas qu’il faudrait la subir comme une fatalité. Le propre d’une civilisation est d’imposer sa forme aux fatalités. La réalité permanente de la violence doit être prise en compte pour en maîtriser les excès non par des discours vertueux ou indignés, mais par une action opiniâtre et réfléchie dont l’époque classique européenne donne l’exemple, en harmonie avec la philosophie de la mesure implicite dès Homère, puis explicite chez Aristote comme chez les Stoïciens.
Après les monstruosités de la guerre de Trente Ans, lors des traités de Westphalie de 1648, sous l’effet de la sécularisation du pouvoir et d’un retour à la philosophie antique, se mettent en place en Europe un droit de la guerre et un droit des gens (jus publicum europaeum) qui font écho à l’idée de la guerre limitée développée par Platon à l’occasion de sa polémique avec Antiphon. Le but est de contenir la guerre dans certaines limites en récusant la notion augustinienne de la « guerre juste ». Ce droit des gens se fonde sur la distinction entre les armées et les populations civiles que l’on veut épargner. Il se fonde aussi sur la symétrie entre les États. Chacun d’eux est considéré comme juge de la licéité de la guerre (droit de la faire ou non). Tous les États reconnaissent réciproquement que la cause de chacun est juste (égalité juridique et morale). Cette conception permet de négocier un vrai traité de paix puisque l’ennemi de la veille n’est pas un criminel, mais un adversaire ayant lutté pour une juste cause, la sienne, avec qui il convient de définir un nouvel équilibre par des concessions mutuelles. Ainsi respecté, l’ancien ennemi peut devenir l’allier du lendemain. Ce droit des gens européen irrigua la civilisation européenne à son apogée, que célébra Voltaire en 1751 dans son Siècle de Louis XIV. Il fut une première fois écorné par la Révolution française et le jacobinisme, mais il fut rétabli après 1815. Il ne fut abandonné qu’après 1918 et plus encore après 1945. Entre-temps, le jacobinisme incarné par Clemenceau, la révolution bolchevique, le nazisme et le puritanisme américain avaient réintroduit sous des formes nouvelles l’idée de la « guerre juste » et la criminalisation de l’ennemi. »
Dominique Venner, « Histoire et tradition des Européens », éditions du Rocher, 2004, pp. 238-240.