Devait-il y avoir une fin à l’amélioration graduelle des techniques et artifices utilisés par les réplicateurs pour assurer leur propre continuité dans le monde ? Cette amélioration a disposé de beaucoup de temps pour progresser. Quels étranges engins d’auto-protection les millénaires apportèrent-ils ? Après quatre milliards d’années, que sont devenus les anciens réplicateurs ? Ils ne sont pas morts, puisqu’ils étaient passés maîtres dans l’art de la survie. Mais ne cherchez pas à les voir flotter librement dans la mer. Il y a longtemps qu’ils ont abandonné cette liberté désinvolte. Ils fourmillent aujourd’hui en grandes colonies, à l’abri de gigantesques et pesants robots, isolés du monde extérieur, communiquant avec lui par des voies tortueuses et indirectes, en le manipulant par commande à distance. Ils sont en vous et en moi. Ils nous ont créés, corps et âme, et leur préservation est l’ultime raison de notre existence. Ils ont parcouru un long chemin, ces réplicateurs. On les appelle maintenant « gènes », et nous sommes leurs machines à survie.
Richard Dawkins, « Le gène égoïste », Chapitre II (Odile Jacob, 2003, p. 40).
S’abstenir réciproquement d’agression, de violence, d’exploitation, identifier sa volonté à celle des autres : cela peut, entre individus, passer pour être de bon ton, mais seulement à un point de vue grossier et lorsque l’on est en présence de conditions favorables (à savoir lorsque leurs forces sont égales, que les mesures de valeur sont les mêmes et qu’ils font partie du même corps). Mais dès que l’on pousse plus loin ce principe, dès qu’on veut en faire le principe fondamental de la société, on s’aperçoit qu’il s’affirme pour ce qu’il est véritablement : volonté de nier la vie, principe de décomposition et de déclin. Il faut aussi penser profondément et aller jusqu’au fond des choses, en se gardant de toute faiblesse sentimentale : la vie elle-même est essentiellement appropriation, agression, assujettissement de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de ses propres formes, incorporation et, au minimum dans le cas le plus doux, exploitation, — mais pourquoi employer toujours des mots auxquels fut attaché, de tout temps, un sens calomnieux ? Ce corps social, dans le sein duquel, comme il a été supposé plus haut, les unités se traitent en égales — c’est le cas dans toute aristocratie saine — ce corps, s’il est lui-même un corps vivant et non pas un organisme qui se désagrège, doit agir lui-même, à l’égard des autres corps, exactement comme n’agiraient pas, les unes à l’égard des autres, ses propres unités : il devra être la volonté de puissance incarnée, il voudra grandir, s’étendre, attirer à lui, arriver à la prépondérance, — non pour un motif moral ou immoral, mais parce qu’il vit et que la vie est précisément volonté de puissance. Sur aucun point la conscience commune des Européens n’a aujourd’hui plus de réticence à apprendre que sur celui-ci ; on rêve maintenant partout, et même sous des parures scientifiques, d’états futurs de la société dont le caractère d’exploitation doit disparaître : — cela sonne dans mes oreilles comme si on me promettait d’inventer une vie qui se dispenserait de toute fonction organique. L’ « exploitation » n’est pas le fait d’une société dégénérée ou incomplète et primitive : elle appartient à l’essence du vivant comme fonction organique de base, c’est une conséquence de la volonté de puissance qu’est justement la volonté de vie. — À supposer que, comme théorie, ceci soit une nouveauté, en réalité c’est le fait primitif qui sert de base à toute histoire. Qu’on soit donc assez loyal envers soi-même pour se l’avouer ! —
Friedrich Nietzsche, « Par-delà le bien et le mal », §259.