Des poètes en temps de détresse

« Les poètes sont ceux des mortels qui, chantant gravement le dieu du vin, ressentent la trace des dieux enfuis, restent sur cette trace, et tracent ainsi aux mortels, leurs frères, le chemin du revirement. L’éther, cependant, en lequel seulement les dieux sont dieux, constitue leur divinité. L’élément de l’éther, ce en quoi la divinité déploie elle-même sa présence, est le sacré. L’élément de l’éther pour l’arrivée des dieux enfuis, le sacré, voilà la trace des dieux enfuis. Mais qui des mortels est capable de déceler une telle trace ? Il appartient aux traces d’être souvent inapparentes, et elles sont toujours le legs d’une assignation à peine ressentie. Être poète en temps de détresse, c’est alors : chantant, être attentif à la trace des dieux enfuis. Voilà pourquoi, dans la langue de Hölderlin, la nuit du monde est la « nuit sacrée ». »

Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », in « Chemins qui ne mènent nulle part », Tel Gallimard 2006, pp. 326-327.

Le polythéisme grec

Calliope - Marcello Bacciarelli

« D’autres polythéismes ont succombé à une systématisation, à une simplification théologique lors de graves crises spirituelles traversées par les peuples intéressés. Un sacerdoce puissant et cohérent, tel que les Grecs n’en ont eu à aucun moment de leur existence (pas plus qu’un État communautaire) est apparu et a plus ou moins assujetti la religion à la réflexion et à la spéculation. Là où une telle force s’impose, elle met fin à la culture mythique et place à la tête de la religion un couple de dieux avec un fils divin réincarné chaque année et mort de bonne heure, ou une trimurti, ou deux principes universels avec une suite démonique, etc. ; le reste, elle le réduit à des dieux locaux, des démons annexes et des personnages de contes. Le polythéisme grec s’est défendu de cette systématisation et a maintenu sa forme ancienne, qui précédait toute réflexion ; la théogonie était libre d’apporter une cohérence dans la vaste multiplicité de la vie des dieux ; toutefois elle non plus n’était pas l’œuvre de théologiens, mais de chanteurs populaires et ne changeait rien à la nature des dieux. La spéculation religieuse des orphiques et de Pythagore arriva bien trop tard, et ils ne pouvaient vouer à Homère et à Hésiode qu’une haine impuissante. Mais les philosophes de l’époque ultérieure, malgré tout ce qu’ils ont pu avancer sur les dieux et la nature divine – jusqu’au monothéisme et d’un autre côté jusqu’au reniement pur et simple des dieux – n’ont pas davantage pu éliminer un seul petit dieu ou héros dans le culte du peuple.

On reconnaîtra d’abord d’une manière générale que les conceptions grecques appartiennent au grand fond de la croyance des peuples aryens. Par-delà bien des pays, on n’a pas seulement reconnu dans les dieux des Védas de vieux parents des dieux grecs, mais on a même pu suivre le cheminement d’une masse d’homonymes, sans parler d’une foule de légendes et de conceptions mythiques que les Grecs partagent avec d’autres Aryens. Au fond, la recherche sur l’origine des dieux grecs se situerait de ce fait bien loin en arrière. »

Jacob Burckhardt, « Histoire de la civilisation grecque », Tome II, II – Les Grecs et leurs dieux, pp. 27-28, éditions de l’Aire, 2002.

L’esprit européen

« Dans le culte des anciens Grecs se manifeste l’une des plus hautes idées religieuses de l’humanité. Disons-le : l’idée religieuse de l’esprit européen. Elle est très différente des idées religieuses des autres cultures, surtout celles qui, pour notre histoire et notre philosophie des religions, passent pour fournir le modèle de toute religion. Mais elle est essentiellement apparentée à toutes les formes de la pensée et des créations authentiquement grecques, et recueillie dans le même esprit qu’elles. Parmi les autres œuvres éternelles des Grecs, elle se dresse, majeure et impérissable, devant l’humanité. Ce qui, dans les autres religions, est toujours entravé et barré, se laisse admirer ici dans toute sa génialité : la capacité de voir le monde à la lumière du divin. Non pas un monde de l’aspiration et de l’espérance, ou un monde mystiquement présent dans les inquiétantes expériences de l’extase. Mais notre monde : celui auquel nous sommes nés, celui dont nous faisons partie, celui auquel nous sommes liés par les sens et auquel nous sommes redevables, par l’esprit, de toute vie et de toute plénitude. Les figures dans lesquelles ce monde s’est divinement ouvert aux Grecs n’attestent elles pas leur vérité par la vie qui est encore la leur aujourd’hui, par la permanence où nous pouvons encore les rencontrer, pourvu que nous nous arrachions aux emprises de la mesquinerie et que nous recouvrions un regard libre ? Zeus, Apollon, Athéna, Artémis, Dionysos, Aphrodite… là où l’on rend hommage aux idées de l’esprit grec, il n’est jamais permis d’oublier que c’en est le sommet et, d’une certaine manière, la substance même. Ces figures demeureront tant que l’esprit européen, qui a trouvé en elles son objectivation la plus riche, ne succombera pas totalement à l’esprit de l’Orient ou à celui du calcul pragmatique. »
Walter Friedrich Otto, « Les dieux de la Grèce », « Introduction », Payot 2004.