
« D’autres polythéismes ont succombé à une systématisation, à une simplification théologique lors de graves crises spirituelles traversées par les peuples intéressés. Un sacerdoce puissant et cohérent, tel que les Grecs n’en ont eu à aucun moment de leur existence (pas plus qu’un État communautaire) est apparu et a plus ou moins assujetti la religion à la réflexion et à la spéculation. Là où une telle force s’impose, elle met fin à la culture mythique et place à la tête de la religion un couple de dieux avec un fils divin réincarné chaque année et mort de bonne heure, ou une trimurti, ou deux principes universels avec une suite démonique, etc. ; le reste, elle le réduit à des dieux locaux, des démons annexes et des personnages de contes. Le polythéisme grec s’est défendu de cette systématisation et a maintenu sa forme ancienne, qui précédait toute réflexion ; la théogonie était libre d’apporter une cohérence dans la vaste multiplicité de la vie des dieux ; toutefois elle non plus n’était pas l’œuvre de théologiens, mais de chanteurs populaires et ne changeait rien à la nature des dieux. La spéculation religieuse des orphiques et de Pythagore arriva bien trop tard, et ils ne pouvaient vouer à Homère et à Hésiode qu’une haine impuissante. Mais les philosophes de l’époque ultérieure, malgré tout ce qu’ils ont pu avancer sur les dieux et la nature divine – jusqu’au monothéisme et d’un autre côté jusqu’au reniement pur et simple des dieux – n’ont pas davantage pu éliminer un seul petit dieu ou héros dans le culte du peuple.
On reconnaîtra d’abord d’une manière générale que les conceptions grecques appartiennent au grand fond de la croyance des peuples aryens. Par-delà bien des pays, on n’a pas seulement reconnu dans les dieux des Védas de vieux parents des dieux grecs, mais on a même pu suivre le cheminement d’une masse d’homonymes, sans parler d’une foule de légendes et de conceptions mythiques que les Grecs partagent avec d’autres Aryens. Au fond, la recherche sur l’origine des dieux grecs se situerait de ce fait bien loin en arrière. »
Jacob Burckhardt, « Histoire de la civilisation grecque », Tome II, II – Les Grecs et leurs dieux, pp. 27-28, éditions de l’Aire, 2002.