Les hommes préparatoires

« Je salue tous les indices de la venue d’une époque plus virile et plus guerrière qui mettra de nouveau en honneur la bravoure avant tout ! Car cette époque doit tracer le chemin d’une époque plus haute encore et rassembler la force dont celle-ci aura besoin un jour – pour introduire l’héroïsme dans la connaissance et faire la guerre pour l’amour de la pensée et de ses conséquences. Pour cela il faut maintenant des hommes vaillants qui préparent le terrain, des hommes qui ne pourront certes pas sortir du néant – et tout aussi peu du sable et de l’écume de la civilisation d’aujourd’hui et de l’éducation des grandes villes : des hommes qui, silencieux, solitaires et décidés, s’entendent à se contenter de l’activité invisible qu’ils poursuivent : des hommes qui, avec une propension à la vie intérieure, cherchent, pour toutes choses, ce qu’il y a à surmonter en elles : des hommes qui ont en propre la sérénité, la patience, la simplicité et le mépris des grandes vanités tout aussi bien que la générosité dans la victoire et l’indulgence à l’égard des petites vanités de tous les vaincus : des hommes qui ont un jugement précis et libre sur toutes les victoires et sur la part du hasard qu’il y a dans toute victoire et dans toute gloire : des hommes qui ont leurs propres fêtes, leurs propres jours de travail et de deuil, habitués à commander avec la sûreté du commandement, également prêts à obéir, lorsque cela est nécessaire, également fiers dans l’un et l’autre cas, comme s’ils suivaient leur propre cause, des hommes plus exposés, plus terribles, plus heureux ! Car croyez-m’en ! – le secret pour moissonner l’existence la plus féconde et la plus grande jouissance de la vie, c’est de vivre dangereusement ! Construisez vos villes au pied du Vésuve ! Envoyez vos vaisseaux dans les mers inexplorées ! Vivez en guerres avec vos semblables et avec vous-mêmes ! Soyez brigands et conquérants, tant que vous ne pouvez pas être dominateurs et possesseurs, vous qui cherchez la connaissance ! Bientôt le temps passera où vous vous satisferez de vivre cachés dans les forêts comme des cerfs effarouchés ! Enfin la connaissance finira par étendre la main vers ce qui lui appartient de droit : – elle voudra dominer et posséder, et vous le voudrez avec elle ! »

Friedrich Nietzsche, « Le Gai Savoir », « Hommes préparatoires », 283.

Race et civilisation

« Devant l’insuffisance de ces éléments d’explication (ndr: sur la décadence des civilisations), on défend parfois l’idée de race. L’unité et la pureté du sang seraient au fondement de la vie et de la force d’une civilisation ; le mélange du sang serait la cause initiale de sa décadence. Mais il s’agit, la encore, d’une illusion : une illusion qui rabaisse en outre l’idée de civilisation sur le plan naturaliste et biologique, puisque tel est le plan où l’on envisage aujourd’hui, plus ou moins, la race. La race, le sang, la pureté héréditaire du sang sont une simple « matière ». Une civilisation au sens vrai, c’est-à-dire une civilisation traditionnelle, ne naît que lorsqu’agit sur cette matière une force d’ordre supérieur, surnaturelle et non plus naturelle : une force à laquelle correspondent précisément une fonction « pontificale », la composante du rite, le principe de la spiritualité comme base de la différenciation hiérarchique. A l’origine de toute civilisation véritable, il y a un phénomène « divin » (chaque grande civilisation a connu le mythe de fondateurs divins) : c’est pourquoi aucun facteur humain ou naturaliste ne pourra jamais rendre vraiment compte d’elle. C’est à un fait du même ordre, mais en sens opposé, de dégénérescence, qu’on doit l’altération et le déclin des civilisations. Lorsqu’une race a perdu le contact avec ce qui seul possède et peut donner la stabilité, avec le monde de 1?« être » ; lorsque, en elle, ce qui en est l’élément le plus subtil mais, en même temps, le plus essentiel, à savoir la race intérieure, la race de l’esprit, a connu une déchéance (la race du corps et celle de l’âme n’étant que des manifestations et des moyens d’expression de la race de l’esprit*) -, les organismes collectifs qu’elle a formés, quelles que soient leur grandeur et leur puissance, descendent fatalement dans le monde de la contingence : ils sont alors à la merci de l’irrationnel, du changeant, de l’« historique », de ce qui reçoit ses conditions du bas et de l’extérieur.

Le sang, la pureté ethnique, sont des facteurs dont l’importance est également reconnue dans les civilisations traditionnelles. Mais cette importance n’est pas telle qu’elle permettrait d’appliquer aux hommes les critères en vertu desquels le « sang pur » décide de manière péremptoire pour les qualités d’un chien ou d’un cheval – ce qu’ont fait, à peu de choses près, certaines idéologies racistes modernes. Le facteur « sang » ou « race » a son importance, parce qu’il ne relève pas du « psychologique » – du cerveau ou des opinions de l’individu -, mais réside dans les forces de vie les plus profondes, celles sur lesquelles les traditions agissent en tant qu’énergies formatrices typiques. Le sang enregistre les effets de cette action et offre par conséquent, à travers l’hérédité, une matière déjà affinée et préformée, telle que, tout au long des générations, des réalisations semblables à celles des origines soient préparées et puissent s’y développer de manière naturelle, quasi spontanée. C’est sur cette base et sur elle seulement – que le monde traditionnel, nous le verrons, institua souvent le caractère héréditaire des castes et voulut la loi endogamique. Mais si l’on prend précisément la tradition où le régime des castes fut le plus rigoureux, à savoir dans la société indo-aryenne, le seul fait de la naissance, bien que nécessaire, n’apparaissait pas suffisant : il fallait que la qualité virtuellement conférée par la naissance fût actualisée par l’initiation, et nous avons déjà rappelé que le Mânavadharmaçâstra en arrive à affirmer que, tant qu’il n’est pas passé par l’initiation ou « seconde naissance », l’ârya lui-même n’est pas supérieur au çûdra ; trois différenciations spéciales du feu divin servaient d’âme aux trois pishtra iraniens hiérarchiquement les plus élevés, l’appartenance définitive à ces pishtra étant pareillement sanctionnée par l’initiation ; etc. Ainsi, dans ces cas également il ne faut pas perdre de vue la dualité des facteurs, il ne faut jamais confondre l’élément formateur avec l’élément formé, la condition avec le conditionné. Les castes supérieures et les aristocraties traditionnelles, et, plus généralement, les civilisations et les races supérieures (celles qui, par rapport aux autres races, se tiennent dans la même position que les castes consacrées face aux castes plébéiennes, aux « fils de la Terre »), ne s’expliquent pas par le sang, mais à travers le sang, grâce à quelque chose qui va au-delà du sang et qui présente un caractère métabiologique.

Et lorsque ce « quelque chose », est vraiment puissant, lorsqu’il constitue le noyau le plus profond et le plus solide d’une société traditionnelle, alors une civilisation peut se maintenir et se réaffirmer même face à des mélanges et altérations typiques, pourvu que ceux-ci n’aient pas un caractère ouvertement destructeur. Il peut même y avoir réaction sur des éléments hétérogènes, ceux-ci étant formés, réduits peu à peu au type propre ou re-greffés à titre, pour ainsi dire, de nouvelle unité explosive. Des exemples de ce genre ne manquent pas dans les temps historiques : Chine, Grèce, Rome, Islam. Le déclin d’une civilisation ne commence que lorsque sa racine génératrice d’en haut n’est plus vivante, que lorsque sa « race de l’esprit » est prostrée ou brisée – parallèlement à sa sécularisation et à son humanisation**. Quand elle est réduite à cela les seules forces sur lesquelles peut encore compter une civilisation, sont celles d’un sang qui porte en soi ataviquement, par race et instinct, l’écho et l’empreinte de l’élément supérieur désormais disparu. Ce n’est que dans cette optique que la thèse « raciste » de la défense de la pureté du sang peut avoir une raison d’être – sinon pour empêcher, du moins pour retarder l’issue fatale du procès de dégénérescence. Mais prévenir vraiment cette issue est impossible sans un réveil intérieur. »

Julius Evola, « Révolte contre le monde moderne », Vie et mort des civilisations.

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* Sur l’idée intégrale de la race et sur les relations entre race du corps, race de l’âme et race de l’esprit, cf. notre ouvrage « Synthèse de doctrine de la race ».
** On peut ici prendre en considération la thèse de A.J. Toynbee (A Study of History, 1941), selon laquelle, à de rares exceptions près, il n’y a pas de civilisations qui ont été tuées, mais seulement des civilisations qui se sont suicidées. Partout où la force intérieure subsiste et n’abdique pas, difficultés, dangers, environnement hostile, agressions et même invasions finissent par servir de stimulus, de défi qui oblige cette force à réagir de manière créatrice. Toynbee n’hésite pas à voir la, en règle générale, la condition de l’affirmation et du développement des cultures.

La responsabilité

« Nous avons dénoncé la décadence de la femme moderne ; mais il ne faut pas oublier que le premier responsable de cette décadence, c’est l’homme. De même que la plèbe n’aurait jamais pu se répandre dans tous les domaines de la vie sociale et de la civilisation s’il y avait eu de vrais rois et de vrais aristocrates, ainsi dans une société gouvernée par des hommes vraiment virils, jamais la femme n’aurait voulu ni pu emprunter la voie sur laquelle elle chemine de nos jours. Les périodes où la femme a accédé à l’autonomie, où elle a exercé un rôle prédominant, ont toujours coïncider, dans les cultures antiques, avec des époques d’incontestable décadence. Aussi la vraie réaction contre le féminisme et contre toute autre déviation féminine ne devrait-elle pas s’en prendre à la femme, mais à l’homme. On ne peut pas demander à la femme de revenir à ce qu’elle fut, au point de rétablir les conditions intérieures et extérieures nécessaires à la renaissance d’une race supérieure, si l’homme ne connaît plus qu’un simulacre de virilité. »

Julius Evola, Révolte contre le monde moderne, « Le déclin des races supérieures ».