Homo œconomicus

« Il n’existe aucun rapport – sinon peut-être, un rapport inverse – entre le sens de la vie et le bien être économique. Exemple insigne, et qui n’est pas d’aujourd’hui, mais appartient au monde traditionnel : celui qui, sur le plan métaphysique, dénonça le vide de l’existence et les tromperies du « dieu de la vie », et indiqua la voie du réveil spirituel, le Bouddha Çâkyamuni, n’était ni un opprimé, ni un affamé, ni un représentant de couches sociales semblables à cette plèbe de l’empire romain à laquelle s’adressa en premier lieu la prédication chrétienne révolutionnaire ; Ce fut, au contraire, un prince de race, dans toute la splendeur de sa puissance et toute la plénitude de sa jeunesse. La vraie signification du mythe économico-social, quelles qu’en soient les variétés, est donc celle d’un moyen d’anesthésie intérieure ou de prophylaxie visant non seulement à éluder le problème d’une existence privée de tout sens, mais même à consolider de toutes les façons cette fondamentale absence de sens de la vie de l’homme moderne. Nous pouvons donc parler, soit d’un opium bien plus réel que celui qui, selon les marxistes aurait été administré à une humanité non encore illuminée ni évoluée, mystifiée par les croyances religieuses, soit, d’un point de vue plus élevé, de l’organisation méthodique d’un nihilisme actif. Les perspectives qu’offrent une certaine partie du monde actuel pourraient bien être celle qu’entrevoit Zarathoustra pour « le dernier homme ». »

Julius Evola, « Chevaucher le tigre », (Dans le monde où dieu est mort – 5. Couvertures du nihilisme européen).

Un viatique pour l’homme noble quand il n’y a plus rien à aimer – I

Préface par Philippe Baillet, de « Chevaucher le tigre » de Julius Evola

A Françoise B., avec la détermination de quitter enfin tout sentier battu.

UN VIATIQUE POUR L’HOMME NOBLE QUAND IL N’Y A PLUS RIEN A AIMER

« Si notre vie manque de soufre, c’est-à-dire d’une constante magie, c’est qu’il nous plait de regarder nos actes et de nous perdre en considération sur les formes rêvées de nos actes, au lieu d’être poussé par eux (…). Et s’il est encore quelque chose d’infernal et de véritablement maudit dans ce temps, c’est de s’attarder artistiquement sur des formes, au lieu d’être comme des suppliciés que l’on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers » (Antonin Artaud, Le théâtre et son double, préface).

« La « vérité » ne transparaît qu’aux moments où les esprits, oublieux du délire constructif, se laissent glisser sur la dissolution des morales, des idéaux et des croyances. Connaître, c’est voir ; ce n’est ni espérer, ni entreprendre » (E.-M. Cioran, Précis de décomposition ).

« (Notre Brahman) est au ciel comme en enfer, dans la vertu comme dans le péché, dans le désir comme dans sa destruction, dans le bien comme dans le mal, dans la création comme dans la dissolution. Il est le même partout : dans la conscience, dans l’inconscience, et dans le jeu varié des deux. Il est ce qui cause l’esclavage et ce qui, à son tour, donne la libération » (TantratatMI I, 293-294).

Quelques mois après la parution de Par-delà le bien et le mal, Nietzsche écrivait (le 21 avril 1886) à son ami Peter Gast :

« C’est un livre effroyable qui cette fois m’a coulé de l’âme, un livre noir comme la sépia de la seiche ». Evoquant plus tard le même ouvrage dans Ecce Homo, il ajoutait, avec une bonne dose de ce pathos romantique qu’il reprochait tant à Wagner mais dont il était lui-même imprégné : « On ne trouvera pas dans ce livre un seul mot de bonté ». Avec Par-delà le bien et le mal, il s’agissait, pour Nietzsche, « de dire non et d’agir en conséquence, de renverser les valeurs établies, de déclencher la grande guerre, de faire lever le jour de la bataille décisive. Cela m’obligeait à rechercher lentement autour de moi des esprits qui me fussent apparentés, assez vigoureux, pour me prêter main-forte dans mon œuvre d’anéantissement. Dès lors, tous mes écrits ont été des hameçons. Si aucun poisson n’a mordu, ce n’est pas ma faute… C’est qu’il n’y avait pas de poissons ».

Paru en Italie en 1961 (la première édition française remontant à 1964), Chevaucher le tigre est aussi, à sa manière plus dépouillée et plus froide que celle de Nietzsche – un livre « effroyable » et « noir » qui n’a pas attrapé de « poissons ». Les deux adjectifs que nous avons empruntés à Nietzsche sembleront sans doute excessifs à ceux qui sont assez lucides et courageux pour ne pas demander à leurs auteurs favoris des paroles consolantes et rassurantes. Il n’en est pas moins vrai que Chevaucher le tigre se présente de prime abord comme un ouvrage foncièrement négateur et destructeur, comme le dernier écrit important d’un iconoclaste sans passion qui tire à boulets rouges sur tout ce qui bouge et s’agite fébrilement dans un « paysage » de la civilisation : le monde moderne maintenant parvenu à son terme. Aucune des idoles, des structures, des théories, des illusions de ce monde n’échappe à la critique implacable d’Evola : du marxisme à la démocratie bourgeoise, de l’existentialisme à la connaissance scientifique, du « retour à la nature » annonciateur de l’écologie au phénomène de la drogue, du roman au jazz, de la patrie au mariage, de la famille à « 1’émancipation » de la femme.

Chevaucher le tigre est également un livre non pas « maudit » mais incompris, qui n’a pas trouvé d’écho dans les milieux auxquels il était pourtant prioritairement destiné : les milieux qui avaient été influencés par les autres ouvrages d’Evola et qui se réclament du « traditionalisme », terme auquel ils ajoutent volontiers le qualificatif d’« intégral. pour le distinguer ainsi du traditionalisme religieux et dévotionnel.

Dans l’ensemble de l’œuvre d’Evola, Chevaucher le tigre vient, chronologiquement, après Métaphysique du sexe (1958), qui avait lui-même été précédé par Les hommes au milieu des ruines (1953). Si nous rappelons ces dates, ce n’est certes pas pour céder aux travers biographiques et « intimistes » d’une certaine critique moderne, mais précisément parce qu’entre les deux derniers ouvrages cités se vérifie une fracture décisive, « diachronique » pour ainsi dire.

Evola n’a parlé de lui-même – et fort peu à vrai dire – que dans Le Chemin du Cinabre, ouvrage où il explique la genèse de ses différents livres, évoque les influences et les rencontres qui le marquèrent et apporte quelques précisions d’ordre personnel qui permettent de mieux comprendre son itinéraire spirituel. Il affirme dans ce livre que son équation personnelle ou, pour employer un mot savant, son « idiosyncrasie », a été dominée par deux tendances fondamentales : une disposition innée de kshatriya, de guerrier, et une impulsion profonde vers la transcendance, l’inconditionné ; la première conduisant à vouloir agir sur le monde, la seconde impliquant un retrait au moins intérieur par rapport au monde.

Or, il se trouve que la seconde tendance fondamentale l’a définitivement emporté chez Evola au milieu des années cinquante. Non qu’elle ait été absente dans son œuvre précédente, comme l’attestent ses études sur d’antiques doctrines sapientielles dont le noyau est une voie complète de libération, et non une « religion » : La doctrine de l’Eveil pour le bouddhisme, Le Yoga tantrique pour les tantras hindous, La tradition hermétique pour la voie alchimique. Mais avec Les hommes au milieu des ruines, qui suivait de près la brochure Orientations destinée à la formation doctrinale de certains groupes politiques italiens antidémocratiques et antimarxistes, Evola se situait encore dans la perspective d’une reconstruction traditionnelle devant investir, en théorie du moins, la société tout entière. Ce livre, écrit à un moment où, semblait-il, les conditions étaient réunies pour la création d’un puissant mouvement contre-révolutionnaire en Italie, représente sa contribution la plus achevée à une doctrine de l’État, contribution qui tient compte aussi, de façon parfois très critique, des tentatives qu’il avait faites avant la guerre pour influencer le fascisme de l’intérieur et de ses contacts en Allemagne avec les continuateurs, sous le nazisme, du prolifique courant de pensée de la « révolution conservatrice » (konservative Revolution) (1).

Evola, toutefois, ne tarde pas à se convaincre qu’à une époque où les peuples sont devenus des masses informes, toute action extérieure est vouée à l’échec. Il se détache alors « des partis qui rêvent de faire marcher les choses à reculons, à la manière des écrevisses », sans se rendre compte que « personne n’est libre d’être écrevisse » (2). Et il fait siennes une fois pour toutes les paroles de Zarathoustra : « Suivez les chemins qui sont vôtres. Et laissez peuples et nations suivre les leurs – de sombres chemins, en vérité, sur lesquels ne brille plus une seule espérance. Laissez régner les boutiquiers là où rien ne brille plus que l’or des boutiquiers. Les temps des rois sont passés ; ce qui de nos jours porte le nom de peuple ne mérite pas de rois » (3).

Avant d’aller plus loin, cependant, et de voir quelle signification exacte revêt Chevaucher le tigre dans l’itinéraire d’Evola, il faut se demander pourquoi celui-ci a continué à s’intéresser si longtemps, tout en n’y croyant plus, à la perspective « formelle », affirmatrice, apparemment très éloignée du point de vue gnostique, indifférent aux formes, du livre dont nous nous occupons. Les raisons expliquant cette attitude ne peuvent pas du tout être qualiftées de purement « individuelles », mais relèvent bien plutôt d’une question de nature propre, de « race de l’esprit » et de vision du monde.

Evola, répétons-le, était un guerrier et ce n’est pas un hasard si la doctrine traditionnelle dont il s’est senti le plus intimement proche a été la doctrine tantrique, qu’il a d’ailleurs exposée de façon remarquable, car cette dernière s’adresse avant tout à un type d’homme en qui prédomine la qualité rajas (dynamisme, transformation, expansion) propre au guerrier. Or, un guerrier, c’est avant tout un être qui veut vivre avec la totalité de soi-même et du monde, « sans soustractions, exceptions ni choix » (Nietzsche), ce qui est toujours la meilleure façon de ne pas se payer de mots. Le guerrier n’est pas naturellement porté à déclarer le monde irréel et à s’en évader, mais a plutôt tendance à se demander quel est son degré de puissance sur les êtres et les choses qui l’entourent. Un passage du Tantratattva, cité par Evola dans Le Yoga tantrique, dit à ce sujet : « Le problème n’est pas d’affirmer que ceci ou cela est « irréel », mais bien de savoir jusqu’à quel point vous êtes capables de rendre irréel (au sens d’avoir pouvoir sur) ne serait-ce qu’un seul brin d’herbe ». Dans la vision tantrique, le monde n’est que puissance. Le Principe suprême, la Çakti, ne connaît aucune loi. Elle engendre toutes les formes, mais n’en est pas prisonnière. C’est pourquoi il est dit que la manifestation est sa danse, son jeu (lîIâ) ; elle est « celle qui joue » (lalitâ) avec les formes. De même Çiva, le dieu de la destruction transfigurante, de la transformation au sens étymologique du terme ( = passage au-delà de la forme), est appelé digambara, « celui qui est nu », c’est-à-dire libre de toute détermination, mais cela n’implique aucunement une dépréciation des formes puisqu’un autre de ses noms signifie « celui dont le corps est l’univers entier ».

Le refus de tout point de vue « évasionniste » du monde phénoménal provient en fait, chez Evola, d’une conception dynamique du Principe. L’Absolu n’est pas une substance fixe et immobile, mais une potestas qui reste éternellement elle-même dans la forme comme dans le sans-forme : « On ne voit pas pourquoi la « manifestation », du fait qu’elle n’épuise évidemment pas les possibilités infinies du Principe, doit être considérée comme quelque chose d’illusoire et de négatif, comme une négation. L’idée que toute détermination (par conséquent tout ce qui a une forme, qui est individué, y compris l’homme considéré non comme pur âtmâ, mais dans tout ce qu’il a de concret) est une négation ne peut s’appliquer qu’à une substance immobile (…) et à condition qu’il ne s’agisse pas d’une autodétermination mais d’une détermination subie (…) elle est absurde si l’on se réfère au Principe compris comme potestas, c’est-à-dire comme capacité d’être inconditionnellement ce qu’il veut être. L’absolu ne peut pas avoir, tel un minéral ou une plante, une « nature propre » à laquelle il serait astreint. Il est ce qu’il veut être et ce qu’il veut être reflète à coup sûr l’absolu, l’infini. La manifestation (…) ne serait pas alors, une contradiction de l’infini, illusion et apparence, mâyâ, mais justement ce que veut dire, au fond, le terme « manifestation », à savoir l’acte par lequel une potestas suprême et libre s’affirme »(4).

Un type humain viril et actif ne peut se contenter de pirouettes dialectiques, si brillantes soient-elles, sur l’irréalité du monde, surtout lorsque – et c’est presque toujours le cas – elles ne changent rien à la condition existentielle concrète de celui qui les fait. Il préfère voir le monde comme un champ indéfini d’expériences, parfaitement neutres en elles-mêmes mais qui, par les réactions qu’elle suscite chez lui, sont saisies par sa conscience lucide comme autant d’ouvertures, à travers l’opacité du devenir, sur la dimension intelligible de la réalité. La représentation du monde est alors perçue comme une épreuve permanente pour la volonté du guerrier, qui doit accepter et dominer les formes. C’est aussi l’enseignement du sorcier yaqui : « Les hommes considèrent les choses soit comme une bénédiction, soit comme une malédiction : le guerrier, lui, les prend comme un défi. (c. Castaneda, Histoires de pouvoir). Un défi qui, s’il est relevé à chaque instant, fait de cette terre un immense « moyen habile » de Délivrance . Toute la voie tantrique tient dans cette formule : « Vivre le monde comme libération » (Kulâmava-tantra).

Si nous avons jugé utile de faire ce bref excursus sur la vision tantrique du monde, c’est parce qu’il peut aider à mettre en lumière les raisons cachées, inavouées, qui ont conduit et conduisent les « spiritualistes », mais aussi bon nombre de ceux qui ont eu la chance de se rattacher à un enseignement traditionnel authentique, à se « méfier » de l’œuvre d’Evola ou à la mettre « entre parenthèses ». Le ton hautain et aristocratique de cette œuvre, souvent accompagnée, notamment dans Chevaucher le tigre, de l’ironie mordante pour les malheurs de ce monde propre à celui qui est passé sur l’autre rive, ne pouvait manquer de choquer tous ceux qui, sans s’en rendre compte, ont été contaminés par l’humanitarisme. Trop souvent, en effet, bien des équivoques et des malentendus se dissimulent aujourd’hui derrière 1’« ascèse » et le « détachement ». Car les milieux spiritualistes sont remplis de gens qui font de nécessité vertu. Certains se tournent vers des voies de sagesse orientales et pérorent, avec une arrogance de « premier de la classe », sur l’inanité de l’histoire, alors qu’ils font preuve en cette matière d’une ignorance crasse et partagent les préjugés les plus ineptes de l’instruction publique obligatoire, démocratique et progressiste, qui leur a été inculquée ; d’autres lisent deux livres d’Alan Watts, alignent trois formules Zen apprises par cœur et s’imaginent avoir acquis le droit de mépriser toute culture, rejetant ainsi Shakespeare et Nietzsche aux oubliettes. La plupart du temps, ces apprentis-ascètes se croient capables de se transplanter allègrement à l’autre bout du monde, inconscients qu’ils sont du fait que les structures mentales ne sont pas les mêmes partout et que le fait d’appartenir à telle ou telle race, à tel ou tel peuple, de parler telle ou telle langue ne sont pas des facteurs tout à fait négligeables. Mais, en général, c’est avec le passage à la « pratique » que le comble de l’illusion est atteint : on fait bravement sa petite heure quotidienne de méditation assise, on projette des pensées « généreuses » et compatissantes sur l’humanité souffrante, on s’efforce tant bien que mal d’aimer tout ce qui vit (ce qui est le plus sûr moyen, tant qu’on n’est pas un Eveillé, de n’aimer personne). Les horizons pseudo-spirituels misérables de cette façon d’envisager l’ascèse, d’une mièvrerie saint-sulpicienne, culminent la plupart du temps dans le désir de « se sentir bien dans sa peau », d’être à l’aise dans les phénomènes : en somme tout ce que Céline a appelé « la ridicule prétention au bonheur », tout ce que les existentialistes ont dénommé, avec raison, 1’« existence inauthentique », tant il est vrai qu’un être n’est que par la somme de ses échecs, des adversités qu’il a endurées, des souffrances qui l’ont ennobli, et par sa familiarité avec la présence muette de la mort, seule capable de conférer une dignité à « tout ce qui vit ».

Un signe avant-coureur de la dissolution finale à venir, c’est donc la médiocrité, non seulement de nos contemporains en général, mais aussi de la majorité de ceux qui se tournent, de nos jours, vers les enseignements traditionnels. Parmi ces derniers, qui parlent si facilement d’évacuer l’histoire, d’assécher tout désir, de contenir toute haine, combien y en a-t-il, en effet, qui ont été capables d’aller jusqu’au bout d’un engagement politique, d’une vocation artistique, d’une passion amoureuse, d’une révolte intégrale ? Comment pourraient-ils connaître le prix véritable du renoncement, comment pourraient-ils mourir à eux-mêmes, ces êtres qui n’ont jamais vécu parce qu’ils n’ont toujours aimé que l’ombre d’eux-mêmes ? Chez eux tout est petit, chétif et rabougri, et ils exaltent d’autant plus le détachement qu’il ne leur coûte rien. A eux s’appliquent à merveille ces lignes d’un poète « incandescent de douleur et de sacrée colère », René Daumal : « Comme j’ai parlé de folie avant d’avoir tenté de regarder l’infini par le trou de la serrure. Comme j’ai parlé de mort, avant d’avoir senti ma langue prendre le goût de sel de l’irréparable. Comme certains parlent de pureté, qui se sont toujours considérés comme supérieurs au porc domestique. Comme certains parlent de liberté, qui adorent et repeignent leurs chaînes (…). Ou de sacrifice, qui ne se couperaient pour rien le plus petit doigt. Ou de connaissance, qui se déguisent à leurs propres yeux. Comme c’est notre grande maladie de parler pour ne rien voir » (5).

A quoi l’on répondra qu’il y a des exceptions et qu’il n’est pas forcément nécessaire d’avoir connu la débauche pour devenir un saint. Ce qui est parfaitement exact. Mais à quel naïf fera-t-on croire que presque tous ceux qui prétendent suivre en nos temps une ascèse sont des êtres « sattviques », à la conscience calme et détachée depuis toujours ? Quant à ceux qui ne sont passés par aucune des expériences humaines dont nous venons de parler et qui n’en suivent pas moins une voie de réalisation avec cohérence sans pour autant appartenir à la catégorie « sattvique », leur cas est tel qu’aucune de ces expériences n’aurait été en mesure de canaliser si peu que ce soit leur nostalgie de l’inconditionné. Ils étaient donc déjà, potentiellement, au-dessus d’une vie humaine normale, et non au-dessous, comme les spiritualistes d’aujourd’hui.

De sorte qu’on est bien obligé de dresser un bilan négatif et de constater que le regain d’intérêt pour la sagesse traditionnelle n’est pas la marque d’un réveil spirituel de l’Occident, mais une composante de ce que Spengler a appelé la « deuxième religiosité », qui se manifeste chaque fois qu’un cycle de civilisation arrive à son terme. Comment, en effet, ne pas rattacher la plupart des spiritualistes, jusque dans leur obsession bien connue de la « santé », à la figure du Dernier Homme prophétiquement annoncé par Nietzsche : « Voici, je vais vous montrer le Dernier Homme : « Qu’est-ce qu’aimer? Qu’est-ce que créer ? Qu’est-ce que désirer ? Qu’est-ce qu’une étoile ? » (…). « Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes, en clignant de l’œil. Ils auront abandonné les contrées où la vie est dure ; car on a besoin de chaleur. On aimera encore son prochain et l’on se frottera contre lui, car il faut de la chaleur (…). On sera malin, on saura tout ce qui s’est passé jadis ; ainsi l’on aura de quoi se gausser sans fin (…). On aura son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit ; mais on révèrera la santé. « Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes, en clignant de l’œil. » (6)

Cet ascétisme frileux de gens qui n’ont jamais été « brûlés » par quoi que ce soit et qui rêvent d’une libération qu’ils puissent « envelopper dans une couverture et placer sous une banquette » (Maître Eckhart) démontre aussi son appartenance à la « deuxième religiosité » – et donc, en dernière analyse, à la mentalité moderne – par son sentimentalisme. Car celui-ci s’accorde très bien, contrairement à ce qu’on pourrait croire, avec le matérialisme, comme le démontre Guénon : « En fait, matérialité et sentimentalité, bien loin de s’opposer, ne peuvent guère aller l’une sans l’autre (…) nous en avons la preuve en Amérique, où (…) les pires extravagances « pseudo-mystiques » naissent et se répandent avec une incroyable facilité, en même temps que l’industrialisme et la passion des « affaires » sont poussés à un degré qui confine à la folie. » Prenons un exemple typique du sentimentalisme propre aux milieux dont nous parlons : leurs réactions très significatives devant certains films japonais, qu’ils apprécient beaucoup – exotisme et mode obligent. On aimera ces histoires de samouraï pour leur beauté formelle et leur intensité dramatique, mais on regrettera profondément que des êtres aussi raffinés puissent s’abandonner à une telle « cruauté ». On aura donc une horreur presque hystérique du sang, de la violence ouverte et déclarée du guerrier traditionnel mais, en se promenant dans les rues d’une grande capitale ou de retour chez soi, devant la télévision, par exemple, on subira sans y prendre garde de multiples formes de violence hypocrite et souterraine, qui s’exercent au nom de la « liberté » et du « pluralisme » démocratiques : la violence de l’argent qui achète les âmes, du mensonge politique qui les berne, de l’exploitation économique qui les enchaîne, de la grande presse qui les abrutit, de la pornographie qui les avilit, de la publicité qui flatte leurs plus bas instincts.

Et c’est ainsi que ces candidats d’aujourd’hui à l’initiation de toujours finissent par accepter, quelles que soient leurs velléités pour se distinguer de leurs contemporains, jouisseurs vulgaires et égoïstes, la philosophie implicite du monde moderne, qui se résume à ceci : « Mieux vaut être un rat vivant (et non un chien, par respect pour l’espèce canine) qu’un lion mort ». Au lieu de profiter d’une occasion comme celle que nous avons signalée pour méditer sur les deux seules dispensatrices de sagesse qui ne mentent jamais, la solitude et la mort, ils se rallient bon gré mal gré à une société « qui pense que rien n’est pire que la mort, et notamment pas l’esclavage », en oubliant seulement ceci : « L’inconvénient est que ce type de société finit toujours par mourir. Après avoir été esclave. » (8)

Pour conclure sur ce chapitre, que dire à ces chercheurs de Vérité un peu tièdes et tellement indignés par l’œuvre d’Evola, chez qui, en apparence du moins, on ne trouve pas, en effet, « un seul mot de bonté » ? Sans doute faut-il les renvoyer à ceux qui n’ont pas exprimé une compassion humaine, trop humaine, mais qui, au contraire, ont vu l’universalité du tourment sans pour autant frémir, tel Zarathoustra. « J’aime ceux qu’emplit un grand mépris, car ils portent en eux le respect suprême, ils sont les flèches du désir tendu vers l’autre rive » (9) ; et aussi : « Si ton ami est malade, offre asile à sa souffrance, mais sois pour lui une couche dure, un lit de camp ; c’est ainsi que tu lui seras le plus utile (…). Ainsi parle tout grand amour ; il surmonte jusqu’au pardon, jusqu’à la pitié. » En somme, pourquoi Evola est-il si dur ? Tout simplement parce que l’époque est si molle, est-on tenté de répondre.

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Le grand renversement de perspective dont nous avons parlé plus haut et qui allait s’exprimer dans Chevaucher le tigre, s’imposa progressivement à l’esprit d’Evola parce qu’il apercevait chaque jour un peu plus, dans l’involution du monde contemporain, les signes annonciateurs d’une dissolution irréversible et globale. On sait que dès 1934, année de parution de Révolte contre le monde moderne, Evola avait tracé une morphologie des civilisations et des cultures d’une portée singulièrement universelle, puisque son seul et unique fondement est lui-même on ne peut plus universel : la sexualisation de l’espèce humaine. En ce domaine, Evola était largement tributaire de l’œuvre du mythologue suisse Johann Jakob Bachofen, auteur de nombreuses études de mythologie comparée sur le monde méditerranéen antique, et notamment de Das Mutterrecht (Le matriarcat, 1861), gros essai sur le matriarcat ou la « gynécocratie » dans l’Antiquité d’après des sources religieuses et juridiques. Reprenant et développant le schéma dégagé par Bachofen (11), Evola allait distinguer deux grandes formes de spiritualité – la spiritualité « olympienne et virile », la spiritualité « tellurique et féminine », auxquelles correspondent, à mesure qu’on descend dans le processus de la manifestation, les couples suivants de contraires : civilisation des Héros – civilisation des Mères ; cultes solaires (ex. : incinération des morts) – cultes chthoniens et lunaires (ex.: inhumation des morts) ; idéal olympien du « supra-monde » (l’Hyperuranie de Platon) soustrait au devenir – mysticisme panthéiste (fusion avec le « Tout ») ; éthique aristocratique de la différence – promiscuité de la tribu et abolition des différences sociales lors des fêtes orgiaques ; organisation sociale hiérarchique – « communisme primitif » ; droit positif – droit naturel ; famille patriarcale – clan matriarcal ; etc.

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Suite II
Suite III

Un viatique pour l’homme noble quand il n’y a plus rien à aimer – II

Avant de passer à une analyse des multiples aspects qui font du monde contemporain une époque « gynécocratique », il importe de souligner que ce schéma, dont la valeur est essentiellement heuristique, doit être manié avec prudence et souplesse. L’histoire ne nous offre presque jamais, en effet, d’exemples d’une domination absolue d’un principe sur l’autre, mais toujours des interférences entre ces deux formes de l’esprit qui entretiennent un rapport dialectique et dynamique. La tentation est forte, de fait, de glisser, selon le principe que l’on « préfère », de la constatation au jugement de valeur.

Si Evola affirme que la spiritualité ouranienne et solaire est « supérieure » à la spiritualité tellurique et lunaire, c’est évidemment parce qu’il adhère à une idée de l’Etre comme hiérarchie d’états de puissance. Cette idée exprime « une manière de voir l’Etre dérivant de l’axiome a-rationnel d’une hiérarchie cosmique et politique », une vision du monde dans laquelle « les êtres sont définis – dans leur essence ( = dans leur valeur) – par leur degré plus ou moins grand de proximité du sommet de l’Etre », celle-ci étant perçue « dans les termes d’une plus grande présence de forme par rapport à l’informe (et, chez les hommes, par la plus ou moins grande capacité de conférer aux instincts une forme et une orientation responsables » (12). Mais cette vision du monde n’est pas « justifiable » au niveau rationnel et discursif, puisqu’elle procède d’un noyau a-rationnel (un marxiste ou un psychanalyste parlant contre nous dirait d’ailleurs « irrationnel »). On ne « choisit » pas une vision du monde, on serait plutôt « choisi » par elle, on la possède ou on ne la possède pas, et vouloir la « justifier » ne sert strictement à rien, car c’est ici le cas de parler « d’affinités électives » profondes inaccessibles à la raison. La meilleure manière d’exprimer une vision du monde étant encore de la vivre tous les jours.

Déjà alerté par le fait significatif qu’au siècle dernier, Marx et Engels (cf. l’ouvrage de ce dernier intitulé L’angine de la famille, de la propriété et de l’État), avaient affirmé, en s’appuyant sur les conclusions évolutionnistes de l’Américain L.H. Morgan, que le socialisme, mettant un terme à la ligne évolutive commencée avec la promiscuité, poursuivie par le matriarcat et le patriarcat, rétablirait l’égalité des sexes et le « communisme primitif » des origines – des origines telles qu’ils les imaginaient, bien entendu -, Evola allait interpréter en profondeur l’involution du monde comme la disparition progressive de l’ordre des Pères, ordre de différenciation et de hiérarchie, de domination de la forme sur la matière, et de ses valeurs sacrificielles et communautaires au profit de l’ordre des Mères, ordre de nivellement, d’égalité et de promiscuité, de domination de la matière sur la forme, et de ses valeurs universalistes, hédonistes et utilitaristes.

Ce qui envahit désormais le monde moderne et qui le porte vers la dissolution, ce sont les Eaux inférieures du pôle féminin. Les Eaux sont le support passif de la manifestation, leur fonction, est de précéder la création et de la réabsorber car il leur est impossible de dépasser leur modalité, c’est-à-dire d’accéder à la forme. Leur règne est celui des germes, du virtuel, de tout ce qui est en puissance, non en acte. Toute forme est une conquête sur les Eaux et le commencement d’une agonie, puisqu’en se détachant des Eaux la forme tombe sous l’empire du temps et de la vie.

Les Eaux représentent l’aspect froid, abyssal, inconnaissable et destructeur du pôle féminin et possèdent les deux visages du devenu : la génération et la destruction. Les Eaux supérieures (« élixir de vie », « fontaine de l’éternelle jeunesse », etc.) régénèrent : les Eaux inférieures, que plus rien n’endigue dans notre monde, dissolvent et tuent la forme. Sur le plan cosmique, elles provoquent le déluge, qui ramène périodiquement la manifestation à l’océan primordial.

Or, il n’est même pas nécessaire d’avoir un regard très perçant pour découvrir que tous les attributs du pôle féminin se sont exprimés sans rencontrer d’obstacles depuis un certain nombre de siècles dans l’histoire de l’Occident. Le monde moderne, en effet, est :

– Tellurique : idéologies matérialistes (positivisme, libéralisme, marxisme) ; systèmes de pensée vitalistes ; exaltation de l’irrationnel ; confusion entre l’âme, qui est bavarde, et l’esprit, toujours plus silencieux.

– Dionysiaque : romantisme : amour de l’informe du « flou », de l’illimité ; ou, tout récemment, théorie de l’homme comme « machine désirante », etc.

– Lunaire : culte de l’abstraction dans les sciences et les arts ; culture séparée de la vie ; intellectualisme ; hypertrophie du sens critique ; créativité individuelle égotique et esthétisante ; rôle décisif des femmes dans le phénomène sectaire ; psychanalyse : prédominance accordée à tout ce qui est nocturne, atavique, sexuel et instinctif.

– Aphrodisien : culte des stars et du corps ; climat d’érotisme diffus et cérébral.

– Amazonien : augmentation croissante du nombre des femmes « viriloïdes » et des hommes efféminés ; diffusion toujours plus grande de l’homosexualité masculine et féminine ; rôle important de nombreuses femmes dans les courants politiques extrémistes et, surtout, dans le terrorisme d’ultra-gauche italien (« Brigades Rouges ») et allemand (« bande à Baader »), véritable foyer d’amazones des temps modernes.

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La metanoia irréversible qui s’est produite chez Evola est déjà visible dans Métaphysique du sexe, qui, sous de nombreux aspects, exprime le point de vue du vâmâcâra, de la voie de la Main Gauche, ne serait-ce que par sa valorisation du type de l’Amante – Aphrodite -, incarnation des contenus abyssaux et destructeurs de la féminité, au détriment de la Mère Demeter -, gardienne du foyer et de l’ordre humain parce qu’elle assure la continuité des générations. Tout ce qui a été affirmé est maintenant nié et l’homme qui a peut-être vécu comme une véritable tragédie personnelle le « crépuscule des dieux » en tant que dernier témoin pour l’Occident de la Lumière du Nord, se retourne contre eux pour revenir, par un authentique nivritti-marga, par une marche vers l’origine, aux intuitions fulgurantes de son adolescence tourmentée qui lui avaient fait saisir que la libération « est le fruit d’un combat incessant contre la Nature, contre tout ce qui dans le monde, cherche à durer, à se perpétuer, à vivre » (13). Un retour, pour Evola, au grand non de sa jeunesse, lorsqu’il s’adonnait aux paradoxes froids du dadaïsme – dont il fut un des principaux représentants en Italie – pour oublier une existence qui lui semblait alors dépourvue de toute signification.

Et puisqu’il vient d’être question de paradoxes, nous dirons que Chevaucher le tigre est à la fois le livre le plus personnel et le moins personnel d’Evola. Il s’en est d’ailleurs expliqué lui-même en ces termes : « Chevaucher le tigre reflète, en un sens ma propre vie ; les maximes et les orientations qui s’y trouvent sont aussi celles que je me suis efforcé de suivre, en général, dans ma propre existence. Elles n’en ont pas pour autant une valeur de simple témoignage subjectif et privé, ou d’une sorte de testament spirituel, dans la mesure où je crois que sont apparus et que se sont peut-être précisés, dans les situations et la problématique de ma vie, plusieurs aspects typiques de l’existence contemporaine (14). » Nous avons rappelé au début de cette introduction que les traditionalistes – nous parlons ici de ceux qui jugent encore nécessaire d’exercer une action politico-culturelle dans la société – étaient passés à côté de Chevaucher le tigre, ne l’avaient pas compris. Vingt ans plus tard, donc aujourd’hui, ces mêmes milieux ne le comprennent pas plus. Héritiers conscients de tout le courant de pensée contre-révolutionnaire qui a procédé, après 1789, à une critique systématique des idéologies modernes, les traditionalistes s’arrêtent presque toujours à la phase défensive de cette critique, oubliant ainsi qu’elle est passée à l’offensive avec Nietzsche, qui parle déjà pour ce qui viendra après le monde moderne, mais sans le moindre espoir de changer quoi que ce soit au présent état de choses. Près d’un siècle avant Chevaucher le tigre, le « philosophe au marteau » avait en effet compris que la subversion moderne ne devait pas être freinée, mais accélérée, afin de laisser l’espace libre à la restauration d’un véritable Rangordnung : « 0 mes frères, suis-je donc crue l? Mais je vous le dis : ce qui tombe, il faut encore le pousser. Tout ce qui est d’aujourd’hui tombe et succombe : qui voudrait le retenir ? Mais moi, je veux encore le pousser (15). » L’impasse du traditionalisme se résume à une attitude viscéralement passéiste, qui confond constamment l’attachement illégitime à des formes traditionnelles, par définition sujettes au devenir et à la mort puisque manifestées, et le rattachement légitime et indispensable au noyau interne, purement doctrinal, intangible et indestructible, de la Tradition. Cette confusion engendre à son tour une compréhension pessimiste de la doctrine des cycles – interprétée sur un plan exclusivement horizontal, temporel et historique -, qui débouche sur une sone de « catastrophisme historique » totalement paralysant. De fait, il est peu de milieux aussi profondément désespérés que celui des traditionalistes dont nous parlons. Leur situation ressemble à celle d’un homme qui, voyant un ami très cher sur le point de se noyer, chercherait bien sûr à le sauver, mais sans disposer d’aucun moyen pour y parvenir. Les meilleurs d’entre eux sont voués, s’ils ont quelque talent, à jouer le seul rôle qui leur ait été assigné, semble-t-il : celui de Cassandre, et à rabâcher que tout va mal et que tout ira de plus en plus mal si on ne les écoute pas. Par la haine même qu’ils vouent au monde moderne, et qui est trop passionnelle chez eux pour ne pas receler un conditionnement, ils prouvent qu’ils lui accordent ce qu’il ne mérite pas du tout : une réalité absolue. Ils oublient ainsi au passage – ce qui est logique chez des gens qui passent en réalité plus de temps à suivre l’actualité qu’à lire des traités de métaphysique – l’enseignement de ceux qu’ils ont élus, un peu rapidement peut-être, leurs maîtres à penser. Le « point de vue » ultime, en effet, bannit toute crainte : « … si l’on veut aller jusqu’à la réalité de l’ordre le plus profond, on peut dire en toute rigueur que la « fin d’un monde » n’est jamais et ne peut jamais être autre chose que la fin d’une illusion » (16) ; « … le destin du monde moderne n’est nullement différent ni plus tragique que l’événement sans importance d’un nuage qui s’élève, prend forme et disparaît sans que le libre ciel puisse s’en trouver altéré » (17).

Ces virtuoses du dégoût – état qui n’est pas forcément mauvais en soi, mais qui n’est qu’une étape – ressemblent en fait étrangement à un personnage que Nietzsche avait imaginé : celui que le « peuple » avait appelé le « singe de Zarathoustra », car il avait dérobé à ce dernier « quelque chose du ton et du rythme de son discours ». Ce « fou écumant » se plaçait toujours aux portes de la Grand-Ville pour y faire entendre ses imprécations furieuses contre la pourriture environnante, mais Zarathoustra, le jour où il le rencontra, le fit taire et lui lança : « Pourquoi t’es-tu arrêté au bord du marécage jusqu’à devenir toi-même grenouille ou crapaud ? N’as-tu pas dans tes propres veines le sang putride et spumeux des marécages, pour avoir si bien appris à coasser et à blasphémer ? (…). Ton mépris, je le méprise ; et puisque tu m’as averti, que ne t’es-tu plutôt averti toi-même ? » Et en guise d’adieu, Zarathoustra lui laissa la maxime suivante, que bien des traditionalistes devraient méditer : « Où il n’y a plus rien à aimer, passe ton chemin ! » (18).

Paradoxalement, on pourrait dire, pour employer un langage religieux, que les traditionalistes cherchent à tout prix à « sauver » des gens qui ne demandent désormais qu’à être « perdus ». C’est notamment le cas d’un certain nombre de traditionalistes italiens qui se sentent une vocation que nous qualifierons de « franciscaine ». Ils manquent en somme de détachement et d’une forme particulière de « cynisme » ; un cynisme qui, malgré les coupes d’amertume qu’il faut boire, a appris, devant les innombrables illusions du monde moderne, non seulement à ricaner, mais aussi à rire.

Cependant, il y a plus grave. Quand les « franciscains » s’aperçoivent un peu tard que le monde mauvais les rejette ou les ignore purement et simplement, ils tombent parfois dans l’excès inverse du nihilisme. La société actuelle, que leur imagination non bridée a transformée en une sorte de monstre qui les hante jour et nuit, devient alors l’objet de leur rage destructrice. Seulement, c’est le combat du pot de terre contre le pot de fer, dont l’issue ne fait pas le moindre doute. Pour ceux qui n’ont vu dans Chevaucher le tigre qu’une, sorte de manuel de la révolte totale – alors que son seul objet est la mise à nu du problème existentiel et sa résolution -, le malentendu a pesé très lourd. En Italie – puisque c’est dans ce pays qu’est apparu le phénomène en question -, il s’est traduit par une répression impitoyable qui a jeté en prison des centaines de traditionalistes, dont ils ne sont pas prêts de sortir, car on sait que de nos jours tous ceux qui sont taxés, à tort ou à raison, de « fascisme », n’intéressent aucunement, quel que soit leur sort, les bonnes âmes de la conscience universelle et les professionnels de la pétition.

Dès l’apparition de ces formes d’« anarchisme » de « droite », Evola avait d’ailleurs pris position d’une manière claire et d’autant plus chargée de sens qu’elle ne faisait aucune concession « modératrice ». Au sujet des possibilités de « révolution », il affirmait : « il ne s’agirait pas de « contester » et de polémiquer, mais de tout faire sauter : ce qui, à l’époque actuelle, est évidemment fantaisie et utopie, n’en déplaise à un anarchisme sporadique (19). » Sur un activisme d’inspiration vaguement traditionnelle, il portait le jugement suivant : « Certes, si l’on pouvait organiser aujourd’hui une sorte de Sainte-Vehme agissante, capable de tenir les principaux responsables de la subversion contemporaine dans un état d’insécurité physique constant, ce serait une excellente chose. Mais ce n’est pas une chose que des jeunes puissent faire ; par ailleurs, le système de défense de la société actuelle est trop bien construit pour que de semblables initiatives ne soient pas brisées dès le départ et payées à un prix trop élevé (20). »

Certains affirment pourtant de façon péremptoire que, pour un type humain actif qui a fait siennes les valeurs de la Tradition, il n’est d’autre moyen, aujourd’hui, d’être « cohérent » avec soi-même que de lutter ouvertement contre toutes les expressions – y compris les expressions politiques – du monde contemporain, quelles qu’en soient les conséquences.

Ce point de vue terriblement limitatif fait donc du courage le seul critère de la valeur d’un individu, ce qui est une façon bien romantique de voir les choses, car on ne peut pas nier que certains représentants des courants modernes les plus subversifs sont aussi capables de faire preuve d’un grand courage.

La vérité, c’est que, passé un certain stade, l’obstination aveugle, si « héroïque » soit-elle, confine à la bêtise. Il faut donc répondre à ceux qui, affectés d’une mentalité un peu inquisitoriale, voient dans tout refus de l’action extérieure l’alibi de la peur et de la faiblesse, que la voie de la connaissance, elle aussi, n’est pas une fuite : « … quand on s’est assimilé certaines vérités, on ne peut ni les perdre de vue ni se refuser a en accepter toutes les conséquences ; il y a des obligations qui sont inhérentes à toute connaissance, et auprès desquelles tous les engagements extérieurs apparaissent vains et dérisoires ; ces obligations, précisément parce qu’elles sont purement intérieures, sont les seules dont on ne puisse jamais s’affranchir. » (21)

Un dernier point qu’il importe de souligner, parce qu’il est une des raisons de l’incompréhension témoignée par les traditionalistes devant un livre comme Chevaucher le tigre, c’ est le conformisme de ces milieux. Autant leurs idées sont effectivement à contre-courant par rapport aux dogmes de notre temps, autant leur comportement dans la vie de tous les jours possède souvent les caractères de l’existence petite-bourgeoise, comme n’a pas manqué de le leur reprocher Evola : « si l’on parle d’anticonformisme, de rejet du système bourgeois, très fréquemment j’ai pu relever, chez les jeunes, une singulière inconséquence : alors qu’ils prônent, politiquement et idéalement une attitude révolutionnaire, trop souvent, sur le plan existentiel, dans la vie pratique individuelle, ils finissent par succomber de façon désolante aux routines de la vie bourgeoise détestée (pour donner un exemple : en se mariant bien tranquillement), se trouvant par-là même encore plus obligés de « s’installer » dans la société actuelle, et ainsi de suite. Franchement, le type du beat authentique (…).,bien qu’inférieur, me semble à cet égard plus cohérent. Et j’apprécie beaucoup la cohérence. » (22)

S’arrêtant trop souvent à une réaction qui dégénère en crispation, nostalgiques des formes traditionnelles appartenant au passé, conformistes à l’égard des structures résiduelles du monde bourgeois, les traditionalistes sont donc mal placés pour saisir le sens et la portée de Chevaucher le tigre.

L’esprit encombré de notions et de pseudo-certitudes agissant comme un poids mort, il leur est difficile d’accéder au dénuement intérieur de « l’homme différencié », qui a su se débarrasser à jamais de l’accessoire pour ne s’appuyer que sur l’essentiel, et qui s’est délibérément interdit de regarder en arrière (et « en avant », doit-on ajouter, car la perspective d’Evola est résolument étrangère à tout messianisme, à toute téléologie, et ne s’intéresse qu’à 1’« ici et maintenant »). Prisonniers d’un style comportemental rigide, les traditionalistes ne possèdent pas la souplesse existentielle nécessaire pour « passer leur chemin » parmi les décombres de cette fin de cycle.

A titre de pure hypothèse, il sera intéressant de se demander si l’ouvrage le plus pratique d’Evola – rappelons que son sous-titre est : « Orientations existentielles pour une époque de dissolution » – peut être mieux compris par ceux qui, privés de toute référence doctrinale traditionnelle, ont perçu cependant avec une acuité extrême le néant de l’époque et son atmosphère de dessèchement cadavérique, tout ce qui engendre chez l’homme contemporain le sentiment d’être toujours en marge de sa propre existence.

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« Intérieurement comme extérieurement, rien ne sera plus vie, tout sera construction : à l’être désormais éteint se substituent dans tous les domaines le « vouloir » et le « Moi », comme l’étayage sinistre, mécaniste et rationaliste, d’un cadavre. » (23) A cette constatation d’Evola fait écho, étrangement,celle d’un théoricien d’ultra-gauche appartenant au courant qui, au XXè siècle, a le mieux analysé les formes de domination et d’aliénation modernes : l’Internationale Situationniste.

G. Debord écrit en effet : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » (24) Notre monde, la « société du spectacle », est le résultat « d’une vision du monde qui s’est objectivée. et pour laquelle la seule raison d’être de l’homme est de produire, d’accumuler et de consommer des marchandises, sans jamais pouvoir sortir de ce cercle vicieux. L’homme n’est plus ici, comme chez Nietzsche, « quelque chose qui doit être dépassé », mais un tube digestif qui doit être satisfait. « L’économie, c’est notre destin », avait dit Marx, et, de fait, l’économie a désormais tout envahi. Mais s’il est vrai qu’elle « transforme le monde », elle le « transforme seulement en monde de l’économie » et débouche sur l’absurde : « Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis. Il n’est plus rien que l’économie se développant pour elle-même. Il est le reflet fidèle de la production des choses, et l’ objectivation infidèle des producteurs. » (25) Outre une analyse cohérente et exacte de la société actuelle, les situationnistes ont le mérite de s’être libérés, à la différence de tout le gauchisme – qui n’est pas la contestation de la misère mais la misère de la contestation -, d’un certain nombre de mythes fallacieux : la prétendue opposition entre l’Ouest capitaliste et l’Est communiste, se ramenant en réalité à « la lutte de pouvoirs qui se sont constitués pour la gestion du même système socio-économique » et qui ne sont jamais aussi d’accord entre eux que lorsqu’ils font semblant d’être opposés : « … la division montrée est unitaire, alors que l’unité montrée est divisée. » (26) ; le culte grotesque de la « jeunesse » et du rôle quasiment sotériologique qu’elle devrait jouer : «… la jeunesse, le changement de ce qui existe, n’est aucunement la propriété de ces hommes qui sont maintenant jeunes, mais celle du système économique, le dynamisme du capitalisme. » (27) ; l’origine bourgeoise de la prétention du marxisme d’être « scientifique » : « Dans ce dernier mouvement qui croit dominer l’histoire présente par une connaissance scientifique, le point de vue révolutionnaire est resté bourgeois. » (28)

Mieux encore, les situationnistes, se distinguant en cela du marxisme dogmatique, introduisent dans les exigences révolutionnaires une dimension qualitative, l’objectif de la révolution n’étant pas de faire mieux que le capitalisme en matière de prospérité matérielle et de « bien-être » général – en restant donc sur le même plan que lui -, mais d’être un réinvestissement de la vie. Niant la disparition du prolétariat dans la société industrielle avancée et le définissant très élastiquement comme « l’immense majorité des travailleurs qui ont perdu tout pouvoir sur l’emploi de leur vie et qui, dès qu’ils le savent, se redéfinissent comme le prolétariat, le négatif à l’ œuvre dans cette société », Debord affirme qu’« aucune amélioration quantitative de sa misère, aucune illusion d’intégration hiérarchique, ne sont un remède durable à son insatisfaction », car « le prolétariat ne peut se reconnaître véridiquement » que « dans le tort absolu d’être rejeté en marge de la vie. » (29)

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Suite III

Un viatique pour l’homme noble quand il n’y a plus rien à aimer – III

Mais c’est précisément dans cette exigence de « vie » qu’achoppe le projet situationniste, comme d’ailleurs tout projet révolutionnaire, c’est-à-dire fondamentalement optimiste et utopique, qui substantialise le devenir et lui confère une perfectibilité toujours en marche. La formule même forgée par les situationnistes avant mai 1968, « Vivre sans temps mort et jouir sans entraves », dénonce d’ailleurs les traits plébéiens de ces révolutionnaires qui avaient parfois des velléités aristocratiques, car « tout acte anti-spirituel et toute vulgarité reposent sur l’incapacité de résister à une séduction – on se croit obligé de réagir, on suit toutes les impulsions. » (30) Ils ont aussi montré leur grande naïveté en voyant pompeusement dans le mouvement de mai 1968, auquel ils participèrent très activement, le « commencement d’une époque » (on sait ce qu’il en est advenu : l’arrivée d’un social-démocrate au pouvoir), alors que cette « comédie de la révolution » – qui n’a pas vu un seul affrontement réellement meurtrier et qui, ô comble du ridicule, alla même jusqu’à respecter la trêve petite-bourgeoise des week-ends – faisait trop souvent songer à l’ouverture des egoûts. La formule citée plus haut les rattache en fait à une vision bourgeoise de la vie, qui n’envisage le monde que comme une possession potentielle et pour laquelle l’avoir est beaucoup plus satisfaisant que l’être. Eux qui avaient si bien montré que posséder des choses, c’est, à notre époque, devenir soi-même une possession des choses, ont donc prouvé que ce qui les différenciait du bourgeois, c’était leur capacité de « jouir » plus vite que lui et plus intensément, et de prendre éventuellement quelques risques pour y parvenir. Et rien d’autre.

Cette formule, qui énonce le credo ultime de l’anarchisme, reviendrait, si elle était appliquée à la lettre, à faire du monde une jungle. L’inconvénient, pour les situationnistes et consorts, c’est que dans la jungle tout est permis à ceux qui l’emportent toujours : les plus forts. Car les hommes ne sont égaux que par le bas, au niveau de la vie végétative : quand ils défèquent, mangent et dorment dans le sommeil profond sans rêves. Plus ils se libèrent, plus il leur est possible de manifester leur créativité, leur intelligence et leur énergie, plus ils accroissent entre eux les inégalités. Et l’homme n’étant pas un saint mais « un loup pour l’homme » (Hobbes), il est normal que les meilleurs cherchent à conserver leur domination et leurs privilèges.

La vérité de l’histoire, ce n’est pas Marx, irréductiblement optimiste, qui l’a énoncée ; c’est Pareto, lorsqu’il a dit que l’histoire n’est, du moins jusqu’à l’avènement de la bourgeoisie en tant que classe dominante, qu’un « cimetière d’aristocraties ». Aujourd’hui, il n’y a plus à choisir : on s’achemine vers le Dernier Homme, le bonheur du troupeau, le vert pâturage, dont la seule perspective suffit à rendre misanthrope tout individu ne possédant qu’un seul grain de noblesse. Mais une vision « conforme à la réalité » fait reconnaître que « toute élévation du type humain a toujours été et sera toujours l’œuvre d’une société aristocratique, d’une société qui croit à de multiples échelons de hiérarchie et de valeurs entre les hommes et qui, sous une forme ou sous une autre, requiert l’esclavage. » (31) Comme d’habitude, Nietzsche exagère, penseront certains. Non : il est seulement franc et désabusé. Cela n’est sans doute pas « beau », en effet, d’un certain point de vue. Mais le regretter est aussi vain que de se demander pourquoi l’eau mouille et pourquoi le feu brûle. Ce que Nietzsche ose affirmer en plein XIXè siècle triomphant, c’est ce que la sagesse de tous les temps a affirmé, n’en déplaise aux spiritualistes humanitaires. A commencer par Lao-tseu, qui, l’esprit chinois pragmatique aidant, ne s’embarrassait pas de détours inutiles :

« Ciel et Terre ne sont pas bons.

Ils tiennent les hommes pour chiens de paille.

Le Sage n’est pas bon.

Pour lui les hommes sont chiens de paille » (V).

ou encore :

« C’est pourquoi le Sage gouverne ainsi :

Il vide les cœurs et emplit les ventres.

Il affaiblit les ambitions et fortifie les os.

Il fait en sorte que le peuple reste sans savoir ni désir.

Et pourvoit à ce que les doctes n’osent agir.

Il pratique le non-agir,

et tout rentre dans l’ordre. » (III) (32)

En réalité, il faut choisir : l’espoir ou le non-espoir, qui n’est pas le désespoir, variété déçue de l’espoir. L’histoire, avec son cortège inévitable d’ignominies, ou ce qui lui est étranger, l’intemporel : « Toute sagesse et, à plus forte raison, toute métaphysique, sont réactionnaires, ainsi qu’il sied à toute forme de pensée qui, en quête de constantes, s’émancipe de la superstition du divers et du possible. Contradiction dans les termes qu’un sage, ou un métaphysicien, révolutionnaire. A un certain degré de détachement et de clairvoyance, l’histoire n’a plus cours, l’homme même cesse de compter : rompre avec les apparences, c’ est vaincre l’action et les illusions qui en découlent. Quant on s’appesantit sur la misère essentielle des êtres, on ne s’arrête pas à celle qui résulte des inégalités sociales, ni on ne s’efforce d’y remédier. » (33)

On l’aura compris – et c’est là la raison de ce long détour, inutile pour certains lecteurs, mais pas pour tous – : Chevaucher le tigre est un livre qui ne s’intéresse qu’à « la misère essentielle des êtres » et aux moyens d’y porter remède. En ce sens, mais en ce sens seulement c’est donc un livre authentiquement « bon ».

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« Le Mahâkâla-tantra dit ainsi que tant que le côté gauche et le cote droit sont, en équilibre, il y a le samsâra, mais que lorsque la gauche l’emporte sur la droite il y a libération. » (14) formule de la métaphysique indienne, qui ne doit évidemment pas être interprétée sur le plan politique – encore que des esprits subtils puissent y trouver la matière d’une plaisanterie « spirituelle », dans les deux sens du terme – donne la clé de l’attitude et du comportement de l’homme différencié. La forme, qui devrait être défendue aux époques traditionnelles parce, qu’elle était belle et ordonnée à la Vérité, ne mérite plus de l’être maintenant : dans un monde où les supermarchés ont remplacé les monastères, où les technocrates ont pris la place des chevaliers, ou les rencontres de football ont fait oublier les tournois. Lorsqu’elle mérite encore qu’on s’y arrête – le corps d’une femme aimée, le regard d’un ami, un paysage que les hommes n’ont pas définitivement souillé -, elle ne sera plus vue comme un reflet ou une « cristallisation » de l’Absolu, mais appréciée en raison de son caractère transitoire : non bien qu’elle soit impermanente et privée de réalité propre, mais parce qu’elle est impermanente et privée de réalité propre parce que, dénuée de tout sens, elle peut ainsi acquérir, comme l’enseigne le Zen, un sens absolu.

L’homme différencié, nomade de l’asphalte cherchant à entrer dans la « forêt au cœur des capitales », pour reprendre l’expression de Jünger désignant ainsi le lieu où règne la liberté de l’esprit, ne fuit jamais et ne s’évade dans rien : ni dans un engagement politique, ni dans un métier, ni dans le mariage, ni dans la famille. Concentré sur la seule question qui importe, « pourquoi suis-je ici et maintenant ? », il met en cause l’obligation d’exister et se place délibérément le dos au mur, car il a fait sienne la maxime chinoise qui dit que « là où il y a une impasse, il y a une issue ». « Le satori tombe sur vous à l’improviste, quand vous avez épuisé toutes les ressources de votre être », dit aussi une maxime Zen. Il ne perd pas non plus son temps à dépenser de l’énergie dans de vaines attitudes de révolte, qui relèvent en fait d’une forme d’exhibitionnisme mental : « Bourgeois, le rebelle aux cheveux longs qui a besoin de la société pour se faire remarquer (…). Bourgeois, l’anarchiste narcissique, individualiste, profondément incapable de se donner une discipline. L’antithèse de l’esprit bourgeois, ce n’est pas la place d’Espagne ou Saint-Germain-des-Près, ce n’est pas le salon de gauche ou le bar existentialiste, c’est le camp, le gymnase, la solitude, la montagne » 35. Il se garde ainsi d’accorder de l’importance à ce qui n’en mérite aucune, la société actuelle, et s’efforce de dire non à tout ce qui, en lui, sous l’effet de l’immense lassitude qu’il ne peut pas ne pas avoir éprouvée, serait tenté de dire oui : « Nous pouvons vivre comme les autres vivent et pourtant cacher un non plus grand que le monde » (E.M. Cioran).

Trop lucide pour s’adonner à une quelconque tâche constructrice dans un monde où la mort emporte tout, l’homme différencié active « le négatif en lui », et non dans la société, pour se « désidentifier » le plus possible de sa propre vie. Et, Ô paradoxe, il est aidé en cela par une époque de dissolution des formes, qui lui permet de se convaincre chaque jour un peu plus de la vérité enseignée par le Bouddha : tout ce qui est conditionné est impermanent, insatisfaisant et sans réalité propre. La voie de celui « qui peut « ne faire fond sur rien », se passe volontiers d’un ordre traditionnel extérieur. Au contraire elle puise sa force dans le dénuement, voire même dans l’adversité apparente d’un monde en dissolution. La désagrégation formelle générale l’oblige, salutairement, à se concentrer sur l’ essentiel ». 36

L’homme différencié n’a même pas le support que pourrait représenter pour lui un groupe, une fraternité, un Ordre. A un jeune traditionaliste plein de zèle qui l’interrogeait pour une revue et évoquait la nécessité de créer un « Ordre de combattants et de croyants », Evola avait répondu brutalement : « laissez tomber les combattants et les croyants. » Il est inévitable qu’il en soit ainsi, car « les quelques hommes différenciés qui existent aujourd’hui n’ont que bien rarement la même forme intérieure et la même orientation. (Chevaucher le tigre). L’homme différencié n’est donc uni qu’à ceux qui suivent la même voie que lui, mais cette unité est invisible et informelle.

Il est ce qu’est tout homme : seul et entouré d’éternité, mais lui le sait. C’est peut-être là sa seule certitude ineffaçable. Et toute son existence n’est qu’un « procédé oraculaire », qui permettra – ou non – de dévoiler le Visage originel, lequel n’est voile que parce qu’on croit qu’il l’est. Mais la solitude de l’homme différencié n’est pas la solitude arrogante de l’hypothétique surhomme nietzschéen, tellement durcie qu’elle finit par casser. C’est une solitude ouverte et réceptive, celle du voyageur attentif qui sait que toute rencontre fortuite est un rendez-vous. Car, on l’aura saisi, il ne s’agit pas ici de renforcer le moi, mais de le dissoudre.

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Mais pour dissoudre le moi par en haut, et non par en bas comme ceux qui se perdent dans les méandres de la drogue, il semble indispensable, sauf peut-être pour de rarissimes exceptions de se rattacher à une voie. C’est là le reproche le plus important qu’on puisse faire à Evola : n’avoir pas abordé clairement ce point fondamental dans Chevaucher le tigre. Sans doute Evola ne l’a-t-il pas fait en raison de son « équation personnelle » très particulière. Evola, en effet, possédait au plus haut point la capacité de « s’ouvrir sans se perdre ». Dans sa jeunesse, il avait fait plusieurs expériences périlleuses avec des drogues peu courantes. Par la suite, il fit également, du moins selon ce que rapportent ceux qui l’ont connu, un usage immodéré du sexe féminin (mais il est vrai que le « bien» de ce « mal » l’aida sûrement quand il écrivit cette véritable somme de l’amour érotique qu’est Métaphysique du sexe). On peut penser qu’il sut toujours, dans ces expériences, transformer le poison en remède. Seulement, tout le monde n’est pas Evola, et c’est pourquoi il importe de se débarrasser dès le départ de certaines i1lusions.

Quelles sont les voies encore praticables qui s’offrent donc de nos jours à l’homme différencié ? Le christianisme et l’Islam sont à exclure a priori, non en raison d’une hostilité systématique, mais parce que l’homme différencié, passé par une phase décisive de « nihilisme actif », ne peut accepter aucun dogme ni croyance. On ne peut pas être chrétien ou musulman quand on ne croit pas en Dieu : et c’est son cas. L’homme différencié n’est pas seulement un homme qui peut ne pas croire, c’est aussi un homme qui ne veut pas croire.

La voie tantrique serait sans doute la plus adéquate à sa nature profonde, elle qui, nous l’avons vu, concilie si bien l’amour des formes et leur dépassement. Mais elle est liée à un substrat racial et culturel bien précis et semble être devenue, pour un Occidental contemporain, presque inaccessible. On peut en dire autant du taoïsme.

Restent donc l’advaita-vedânta et le bouddhisme. Evola n’a guère parlé du premier, bien que son œuvre contiennent bon nombre de références, implicites ou explicites, aux Upanishads. Nous l’imiterons, nous contentant d’essayer de montrer pourquoi le bouddhisme peut convenir à l’homme différencié. Certains s’étonneront et se demanderont ce qu’une religion vient faire ici. Mais, précisément, le bouddhisme n’est pas une religion. Ou, plutôt, il en est devenu une à la suite d’un long processus de dégénérescence.

Parler de bouddhisme est d’ailleurs erroné, car on est alors en présence d’un « isme » de plus, fabriqué par l’Occident moderne. Le Bouddha, en effet, n’était pas bouddhiste et l’Orient n’a connu que le Buddha-Dharma, « l’Enseignement (ou la Norme) de l’Eveillé ». Le noyau du bouddhisme – et non les multiples « écorces » que le temps a produites – se présente comme une forme extrême de réalisme spirituel. Il est objectif et rationnel, bien que son but unique – si tant est qu’on puisse ici parler de but – soit le passage au transrationnel. Le Dharma est dit « compréhensible » (sanditthiko), « intemporel » (akaliko), vérifiable par l’expérience (ehi passiko – littéralement : « viens et vois »). Il est technique et précis, à l’opposé de tout mysticisme confus. Le Bouddha est appelé le «Grand Médecin » et n’a enseigné que deux choses : la Délivrance et le chemin qui y mène, de la manière suivante : « Connaître la persuasion et connaître la dissuasion ; en connaissant la persuasion et la dissuasion, ne pas persuader et ne pas dissuader : exposer seulement la réalité (Majjhima-Nikâya).

L’homme différencié ne compte que sur lui-même. Dans le Kâlâma Sutta de l’Anguttara-Nikâya, le Bouddha affirme : « Ne vous appuyez pas sur ce qui a été fréquemment entendu, ni sur ce qui est donné par la tradition (…) ni sur ce qu’on peut trouver dans les Ecritures (. . .) ni sur l’examen et l’approbation de quelque théorie, ni sur la supposée capacité d’un autre. » Ailleurs, voilà ce qu’il conseille à ses disciples :

« Soyez votre propre lampe, votre île, votre refuge.

Ne prenez pas de refuge extérieur.

Tenez fermement le Dharma comme un refuge.

Ne voyez pas de refuge hors de vous-même. »

Les natures séduites par l’œuvre d’Evola, et souvent caractérisées par une certaine froideur d’âme : une relative insensibilité, voire même une « cruauté », pourraient trouver dans le bouddhisme authentique l’élément de compassion et de don bien compris qui leur fait défaut, ce qui est un handicap sur la voie de la réalisation. Car lorsqu’on a saisi, ne serait-ce que par une approche très lointaine encore, qu’au niveau ultime, il y a le don mais ni donateur ni donataire, bien des faux problèmes s’évanouissent. Et si ces hommes étaient tentés de répondre le bouddhisme n’est pas assez « viril » à leur goût, il serait facile de leur rappeler que les Japonais, les Cambodgiens et les Vietnamiens – peuples fortement influencés par le bouddhisme – ne sont pas précisément ce qu’on pourrait appeler des peuples « doux », comme s’en sont si cruellement aperçus les boys américains, qui, de retour chez eux et pour se remettre, se précipitaient chez maman et le psychanalyste.

D’autres diront peut-être que ce bouddhisme est en effet bien intéressant, mais qu’on n’en trouve nulle trace . Aujourd’hui qu’on ne voit même que des contrefaçons et des caricatures. De fait, « on voit apparaître (…) le Zen chrétien, le Yogzen (!), le bouddhisme franc-maçon (…). Nostalg1e d’un principe, d’un créateur, d’une église, d’une fraternité, de rites, de cérémonies, de « secret », d’initiations : incapacité de vivre dans la solitude et effroi de la Vacuité, de l’extinction » 37. Mais celui qui cherche bien trouvera la nourriture dense dont il a besoin, et non les sucreries habituelles.

L’homme différencié, nihiliste actif, pourra se repaître de négations, jusqu’à satiété, dans le bouddhisme, mais le fera sans complaisance esthétique ni romantisme morbide. Car le bouddhisme est l’expression de la puissance du négatif à l’ œuvre dans la vie : « Seul le Bouddha a affirmé péremptoirement le « non-moi », le « non-soi » (anâtmya), vacuité, « bulléité » du moi et de toutes choses composées, ou non-composées, telles que Nirvâna. Car il ne faut pas s’y tromper, Nirvâna est l’extinction, l’exsufflation des agrégats d’existence, le sans-naissance, sans-devenir, mais il n’est pas un « principe » » 38. L’homme différencié, qui a su abandonner a jamais les croyances et les illusions de l’époque, comprendra alors que le plus difficile reste à faire : n’être plus fanatique de rien, oui, mais surtout n’être plus fanatique de soi-même, du petit moi qui se chérit toujours, même et surtout quand il se critique.

Cependant, tout discours qui n’est pas un non-discours, qui ne se nie pas lui-même pour faire pressentir que la vérité est toujours au-delà des mots, ces traîtres, est un faux discours, une logorrhée. C’est pourquoi nous emprunterons la conclusion de cette introduction à Chevaucher le tigre à un texte de l’école Madhyamaka : paramârtho hy âryânâm tûsnîmbhâvah, c’est-à-dire : « Le dernier mot (ou le mot ultime), c’est le silence des âryas. » Des âryas, donc des nobles. Mais, comme chacun sait, « noblesse se tait ».

Philippe BAILLET

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Notes :

1. Au sujet de l’engagement d’Evola en faveur des forces de l’Axe engagement utilisé après la guerre pour justifier autour de ce « témoin encombrant,. une véritable conspiration du silence accompagnée de calomnie pure et simple, nous renvoyons le lecteur à l’introduction, essentiellement documentaire, au Fascisme vu de droite, Paris 1981, pp. 9-20.

2. Friedrich Nietzsche, Le crépuscule du idoles, aphorisme 43.

3. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. de G. Bianquis, « Des tables anciennes et nouvelles », 21.

4. Julius Evola, L’Arco e la Clava², Milano 1971, chap. XV, p. 188.

5. René Daumal, La guerre sainte in Le contre-ciel, Paris 1970, p. 207.

6. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, prologue, 5.

7. René Guénon, Orient et Occident, Paris 1976, p. 33.

8. Alain de Benoist, Orientations in « Éléments », n° 40, p. 6.

9. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, prologue, 4.

10. Op. cit., « Des miséricordieux ».

11. Sur Bachofen, on se réfèrera à deux anthologies comprenant des extraits de ses œuvres : celle d’Evola, Le Madri e la virilitià olimpica (Milano 1949), dont l’introduction doit paraître dans la revue « Totalité », et celle d’A. Turel, récemment rééditée : J.J. Bachofen, Du règne de la mère au patriarcat, Ed. de l’Aire, Lausanne 1980.

12. Francesco Ingravalle. Culture intégrale et intuition du monde, à paraître dans « Totalité », n°14, hiver 1982.

13. Alain Daniélou, Les quatre sens de la vie et la structure sociale de l’Inde traditionnelle, Paris 1974, p. 151.

14. Julius Evola, Il Cammino del Cinabro², Milano 1972, p. 208.

15. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Des tables anciennes et nouvelles », 20.

16. René Guénon, Le règne de la quantité et les signes des temps, Paris 1970, p. 393.

17. Julius Evola, Révolte contre le monde moderne, Montréal-Bruxelles 1 1973, p. 0, 18. 18. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Passer son chemin ».

19. Entretien paru dans « Il Conciliator », n°1, Milano 1970. 20. Julius Evola, L’Arco e la Clava², Milano 1971, p. 233. Trad. française : « La jeunesse, les beats et les anarchistes de droite ». in « Totalité », n°12, p. 29.

21. René Guénon, Orient et Occident, Paris 1976, pp. 227-228.

22. Entretien paru dans « Il Conciliatore », cit.

23. Julius Evola, Révolte contre le monde moderne, p. 432.

24. Guy Debord, La société du spectacle, Paris 1971, p. 9.

25. Op. cit., p. 13.

26, 27 et 28 : Citations de La société du spectacle, p. 35, p. 39 et p.51.

29. pp. 76-77.

30. Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des idoles, chap. 8, aphorisme 3.

31. Friedrich Nietzsche. Par-delà le bien et le mal, aphorisme 257,

32. Tao Te King, version de R. Wilhelm. trad. fr. d’E. Perrot, Paris, 1974, p. 55 et p. 53.

33. E.-M. Cioran. Préface à : Joseph de MaIStre, Du Pape, Les soirées de Saint-Petersbourg et autres textes, Paris 1964, pp. 27-28.

34. Julius Evola, Le Yoga tantrique, Paris 1971, p. 52.

35. Adriano Romualdi, Julius Evola : l’uomo e l’opera, Roma 1971, pp. 83-84.

36. Dharmadarshin, La doctrine de l’Eveil et les écoles bouddhiques in « Totalité », n° 7, pp. 40-41.

37. Anagârika Prajnânanda. Bouddhisme gnostique, Ed. Archè, Milano 1981, p. 27.

38. Op. cit., p. 100.

Partie précédente I
Partie précédente II

Sur le péché – Sur la volonté

« Le complexe du « péché » est une concrétion pathologique née sous le signe du Dieu-personne, du « Dieu de la morale ». La conscience d’une erreur commise remplacant le sentiment du péché a été, au contraire, un des traits caractéristiques des traditions à caractère métaphysique, et c’est un thème que l’homme supérieur peut faire sien à l’époque actuelle, au-delà de la dissolution des résidus religieux, en suivant la ligne précédemment indiquée. Les observations suivantes de F. Schuon apportent, sur ce point, un éclaircissement complémentaire :

« Les Hindoux et les Extrêmes-Orientaux n’ont visiblement pas la notion du « péché » au sens sémitique du terme : ils distinguent les actions, non sous le rapport d’une valeur intrinsèque, mais sous celui de l’opportunité en vue des réactions cosmiques ou spirituelles, et aussi sous celui de l’utilité sociale ; ils ne distinguent pas entre le « moral » et « l’immoral », mais entre l’avantageux et le nuisible, l’agréable et le désagréable, le normal et l’anormal, quitte à sacrifier le premier – mais en dehors de toutes classification éthique – à l’intérêt spirituel. Ils peuvent pousser le renoncement, l’abnégation, la mortification, jusqu’aux limites de ce qui est humainement possible, mais sans être « moralistes » pour autant. » »

Julius Evola, Chevaucher le tigre, « L’action sans désir. La loi causale ».


« Tous les traits positifs de la voie du surhomme se rattachent à ce second aspect : le pouvoir de se donner une loi à soi même, le « pouvoir de dire non, de ne pas agir, quand on est poussé par une force prodigieuse, par une énorme tension vers le oui » ; l’ascèse naturelle et libre qui s’applique à éprouver ses propres forces en jugeant « la puissance d’une volonté au degré de résistance, de douleur, de tourment qu’elle peut supporter pour les tourner à son avantage » (si bien que de ce point de vue tout ce que l’existence offre de mauvais, de douloureux, de problématique, tout ce qui nourri les formes populaires des religions sotériologiques, est accepté et même désiré) ; avoir pour principe de ne pas obéir aux passions, mais de les tenir en laisse (« la grandeur de caractère ne consiste pas à ne pas avoir de passions – il faut les avoir au plus haut degré, mais les tenir en laisse, et sans que cette domination soit une source de joie particulière, avec simplicité ») ;  l’idée que « l’homme supérieur se distingue de l’inférieur par son intrépidité, son défi au malheur » (« c’est un signe de régression quand les valeurs eudémonistes commencent à être considérées comme les plus hautes ») ; et répondre, stupéfait, à ceux qui montrent « le chemin de la félicité » pour inciter l’homme à se conduire de telle ou telle manière : « Mais que nous importe à nous le bonheur ? » ; reconnaître qu’un des moyens par lesquels se conserve une espèce humaine supérieure consiste « à s’arroger le droit à des actes exceptionnels vécus comme des tentatives de victoire sur soi-même et des actes de liberté… à s’assurer, par une espèce d’ascèse, une prépondérance et une certitude quant à sa propre force de volonté » sans fuir aucune sorte de privation ; affirmer la liberté qui consiste à « maintenir la distance qui nous sépare, être impassible devant les peines, les duretés de l’existence, les privations, la vie même », le type le plus élevé d’homme libre étant représenté par « celui qui surmonte constamment les plus fortes résistances… le grand péril faisant de lui un être digne de vénération » ; dénoncer la néfaste confusion entre discipline et aveulissement (le but de la discipline ne peut être qu’une force plus grande – « celui qui ne domine pas est faible, dissipé, inconstant ») et tenir pour certain que « la dissolution n’est un argument que contre celui qui n’y a pas droit et que toutes les passions ont été discréditées par la faute de ceux qui n’étaient pas assez fort pour les tourner à leur avantage » ; montrer la voie de ceux qui, libres de tout lien, n’obéissent qu’à leur seule loi, adhèrent inflexiblement à celle-ci et sont au-dessus de toute faiblesse humaine ; enfin tout ce qui fait que le surhomme n’est pas la « blonde bête de proie », ni l’héritier d’une équivoque virtus de despotes de la Renaissance, mais est aussi capable de générosité, de promptitude à accorder une aide virile, de « vertu donatrice », de grandeur d’âme, de surpassement de sa propre individualité – tout cela représente un ensemble d’éléments positifs que l’homme de la Tradition aussi peut faire siens mais qui ne s’expliquent et ne sont tels qu’à la condition d’être rapportés, non à la vie, mais au « plus-que-vie », à la transcendance ; ce sont des valeurs qui ne peuvent attirer que les hommes portant en eux quelque chose d’autre et de plus que la simple « vie ». »

Julius Evola, « Chevaucher le tigre », « La dimension de la transcendance. « Vie » et « plus-que-vie ». »