Sur la physis

Vague

« À l’époque du premier et décisif déploiement de la philosophie occidentale chez les Grecs, par lequel le questionner sur l’étant comme tel en totalité prit son véritable départ, on nommait l’étant physis. Ce mot de base des Grecs pour l’étant, on a coutume de le traduire par « nature ». On utilise la traduction latine natura, ce qui signifie proprement « naître », « naissance ». Mais, par cette traduction latine, on s’est déjà détourné du contenu originaire du mot grec physis, l’authentique force d’appellation philosophique du mot grec est détruite. Cela ne vaut pas seulement pour la traduction latine de ce mot, mais pour toutes les autres traductions de la langue philosophique grecque en « romain ». Cette traduction du grec en romain n’est pas indifférente ni anodine, c’est au contraire la première étape d’un processus de fermeture et d’aliénation de ce qui constitue l’essence originaire de la philosophie grecque. La traduction (übersetzung) romaine fit ensuite autorité pour le christianisme et le Moyen-Âge chrétien. Celui-ci se trans-mit (setzte sich über) dans la philosophie moderne, qui se meut dans le monde de concepts du Moyen-Âge, et créé alors les idées et les notions courantes qu’on emploie aujourd’hui encore pour se rendre compréhensible le commencement de la philosophie occidentale. Ce commencement est considéré comme quelque chose que les gens d’aujourd’hui sont censés avoir dépasser et laisser depuis longtemps derrière eux.

Mais il s’agit maintenant pour nous de sauter par dessus ce processus de déformation et de dégradation, et de chercher à conquérir la force d’appellation intacte de la langue et des mots ; car les mots et la langue ne sont pas de petits sachets dans lesquels les choses seraient simplement enveloppées pour le trafic des paroles et des écrits. C’est seulement dans le mot, dans la langue, que les choses deviennent et sont. C’est pourquoi aussi le mauvais usage de la langue dans le simple bavardage, dans les slogans de la phraséologie, nous fait perdre la relation authentique aux choses. Or, que dit le mot physis ? Il dit ce qui s’épanouit de soi-même (par ex. l’épanouissement d’une rose), le fait de se déployer en s’ouvrant et, dans un tel déploiement, de faire son apparition, de se tenir dans cet apparaître et d’y demeurer, bref il dit la perdominance perdurant dans un s’épanouir (das aufgebend-verweilende Walten). Selon le dictionnaire, physis veut dire croître, faire croître. Mais que signifie croître ? Cela désigne-t-il seulement le fait de s’agrandir selon la quantité, de devenir plus, et plus grand ?

La physis conçue comme épanouissement (Aufgeben) peut être partout, par exemple dans les phénomènes célestes (lever (Aufgang) du soleil), dans la houle marine dans la croissance des plantes, dans la sortie de l’animal et de l’homme du ventre de leur mère. Mais physis, la perdominance de ce qui s’épanouit, ne signifie pas seulement ces phénomènes que nous attribuons aujourd’hui encore à la « nature ». Cet épanouissement, ce se tenir-en-soi-vers-le-dehors, cela ne peut être considéré comme un processus observé, parmi d’autres, dans l’étant. La physis est l’être même, grâce auquel seulement l’étant devient observable et reste observable.

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Les Grecs n’ont pas commencé par apprendre des phénomènes naturels ce qu’est la physis, mais inversement : c’est sur la base d’une expérience fondamentale poétique et pensante (dichtend-denkend) de l’être, que s’est ouvert à eux ce qu’ils ont dû nommer physis. Ce n’est que sur la base de cette ouverture qu’ils purent être à même de comprendre la nature au sens restreint. Physis désigne donc originairement aussi bien le ciel que la terre, aussi bien la pierre que la plante, aussi bien l’animal que l’homme, et l’histoire humaine en tant qu’œuvre des hommes et des dieux, enfin, et en premier lieu, les dieux mêmes dans le pro-de-stin. Physis désigne la perdominance de ce qui s’épanouit, et le demeurer (Währen) perdominé (durchwaltet) par cette perdominance. Dans cette perdominance qui perdure dans l’épanouissement se trouvent inclus aussi bien le « devenir » que « l’être » au sens restreint de persistance immobile. Physis est la venue au jour, < la pro-sistance > (Ent-stehen), le fait de s’é-mettre (sich herausbringen) hors du latent (das Verborgene), et par là de porter celui-ci à stance (in den stand bringen).

Mais si, comme il arrive le plus souvent, on ne comprend pas physis dans le sens originaire de perdominance de ce qui s’épanouit et perdure, mais dans le sens ultérieur et actuel de nature, et si l’on pose en outre que la nature se manifeste fondamentalement par les mouvements des choses matérielles, des atomes, des électrons, c’est-à-dire par ce que la physique moderne soumet à ses investigations comme « physis », alors la philosophie originaire des Grecs devient une philosophie de la nature, une représentation de toutes choses, selon laquelle elles sont proprement de nature matérielle. Le commencement de la philosophie grecque fait alors – et c’est tout à fait conforme à l’idée que le sens commun se fait d’un commencement – l’impression de quelque chose de primitif, comme nous disons encore d’après le latin. Les Grecs deviennent ainsi en somme une espèce un peu améliorée de Hottentots, et par rapport à eux la science moderne est infiniment avancée. Abstraction faite de toutes les absurdités particulières qui se trouvent dans cette façon de concevoir l’origine de la philosophie occidentale comme quelque chose de « primitif », il faut remarquer que cette interprétation oublie qu’il s’agit de la philosophie, qui appartient aux rares grandes choses de l’homme. Or tout ce qui est grand ne peut commencer que grand. C’est même toujours son commencement qui est le plus grand. Ce qui commence petit, c’est seulement le petit, dont la grandeur douteuse consiste à tout rapetisser ; ce qui commence petit c’est la décadence, qui à son tour peut devenir grande au sens de la démesure de l’anéantissement total.

Ce qui est grand commence grand, ne se maintient dans sa persistance que par un libre retour de la grandeur, et, si c’est grand, finit aussi dans la grandeur. Il en est ainsi de la philosophie des Grecs. Elle a fini dans la grandeur avec Aristote. Seul le sens commun et l’homme médiocre s’imaginent que ce qui est grand devrait durer indéfiniment, et en outre identifie cette durée avec l’éternel. »

Martin Heidegger, « La question fondamentale de la métaphysique », in « Introduction à la métaphysique », tel Gallimard, pp. 25-28.

Les aveugles de la physis

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« Faire la distinction entre ce qui d’avance se montre de soi-même et ce qui ne se montre pas ainsi, c’est un krinein (ndr. : séparer, critiquer, faire le tri) au vrai sens grec, séparer ce qui, quant au rang, se tient plus haut, et cela, le maintenir contre l’inférieur. Par cette capacité « critique » de distinguer – capacité toujours décisive – l’homme est tiré hors du simple engourdissement dans ce qui le harcèle et le préoccupe, tiré et placé dans la relation à l’être ; il devient, au sens le plus réel, ex-sistant, il ex-siste, au lieu de simplement « vivre » et d’attraper au vol la « réalité », grâce à sa « proximité vitale » – alors que cette réalité n’est en fait rien de plus que le refuge pour ce qui depuis longtemps est fuite devant l’être. Qui n’est pas capable d’accomplir cette distinction vit, selon Aristote, comme l’aveugle-né qui s’ efforcerait de se rendre accessible les couleurs par des ratiocinations sur les mots qu’il aurait entendus les nommer. Choisir ce chemin, c’est ne jamais pouvoir parvenir au but, car, à ce but, un seul chemin conduit, qui précisément est refusé à l’aveugle : « Voir ». Mais tout comme il y a des aveugles de la couleur, il y a des aveugles de la physis. Et si nous nous remémorons que la physis a été déterminée comme un mode de l’ousia (ndr. : de l’étance), alors les aveugles de la physis ne sont qu’un genre d’aveugles de l’être. Il faut croire que leur nombre non seulement est bien plus grand que celui des aveugles de la couleur, mais leur puissance aussi est plus forte et plus obstinée, d’autant plus qu’ils sont davantage cachés, et la plupart du temps non reconnus. En conséquence, les aveugles de l’être finissent même par passer pour les seuls authentiques voyants. Et pourtant il est manifeste que cette relation de l’homme à ce qui se montre par avance de soi-même tout en se retirant à toute entreprise de démonstration ne peut qu’être difficile à maintenir dans son originaire vérité. Sinon, Aristote déjà n’aurait pas eu à y ramener l’attention, en attaquant la cécité ontologique. Cette relation à l’être est difficile à garder parce qu’elle paraît nous être rendue facile par notre rapport courant à l’étant – si facile même qu’elle finit par sembler être remplacée rien que par ce rapport, et ne consister en rien de plus que dans ce rapport. »

Martin Heidegger, « Comment se détermine la physis » in « Questions I & II », Tel Gallimard, pp. 521-522.

La science comme vertu selon Aristote

Avec la notion de vertu intellectuelle, il ne s’agit pas de confondre la morale et la connaissance, mais d’avancer que la connaissance est une disposition naturelle qui demande à être cultivée.

Aristote est le père d’une idée surprenante : il existe des vertus intellectuelles ; bien plus, la science elle-même est une de ces vertus. Ce concept hybride, développé dans le livre VI de l’ « Éthique à Nicomaque », n’introduit-il pas une confusion illégitime entre morale et connaissance ? N’induit-il pas l’idée, fort discutable, que les hommes intelligents sont nécessairement bons, et réciproquement ? Le développement relativement récent d’une épistémologie des vertus qui revendique une ascendance aristotélicienne soulève la question suivante : les vertus ont-elles une place dans le domaine de la connaissance, et plus particulièrement dans les sciences ? Loin d’imposer le moralisme en science ou l’intellectualisme en éthique, Aristote élabore la notion de vertu intellectuelle pour distinguer les capacités cognitives des qualités éthiques. Il faut en effet dissiper un malentendu : pour Aristote, les vertus ne sont pas nécessairement des qualités morales. Est vertu toute disposition acquise qui actualise de façon excellente une capacité naturelle d’un être. Par exemple, la capacité à courir longtemps est, pour l’homme, une vertu, une vertu physique. Son opposé, le vice, est une disposition acquise par laquelle une capacité naturelle est bridée ou actualisée de façon défectueuse.

Aristote regroupe vertus et vices en deux faisceaux. D’une part, les hommes ont un caractère (ethos) : ils contractent des habitudes dans leurs façons de désirer et d’agir. Ces dispositions sont des vertus – ou des vices – éthiques. D’autre part, ils ont un esprit (dianoia) et, comme l’office de cet esprit est de saisir la vérité, toutes les compétences acquises permettant d’atteindre la vérité sont des vertus intellectuelles, ou dianoétiques. Ces deux types de vertus n’actualisent pas les mêmes capacités et n’ont pas la même nature. Être vertueux d’un point vue éthique, c’est en effet être capable de trouver le juste milieu entre deux vices. Par exemple, être courageux, c’est choisir les actions qui ne sont ni lâches ni téméraires. Les vertus intellectuelles n’ont, elles, qu’un seul contraire : la propension à adopter des croyances fausses. De plus, les vertus éthiques s’acquièrent par l’imitation et par l’habitude, alors que les vertus intellectuelles doivent également faire l’objet d’un apprentissage théorique. On devient courageux en s’habituant au combat ou en imitant un homme héroïque, mais on acquiert la science principalement en assimilant des enseignements. En distinguant ainsi moralité et connaissance, Aristote s’oppose au Socrate de la « République », qui considère comme identiques la vertu et la science. Il peut exister des savants moralement inférieurs et il n’est pas besoin d’être savant pour être vertueux. Aristote ne considère toutefois pas que capacité à connaître le vrai et aptitude à faire le bien sont totalement indépendantes l’une de l’autre. L’intérêt de sa position tient au fait que, selon lui, il existe plusieurs types de dispositions grâce auxquelles nous parvenons à des connaissances vraies. Nous sommes capables de connaître le vrai concernant des êtres nécessaires et des relations invariables, par exemple en astronomie, et aussi concernant des êtres et des relations contingents ou relatifs, notamment en matière politique. A chacune de ces capacités correspondent deux excellences cognitives distinctes : respectivement la sagesse (sophia) et la prudence (phronesis). La sagesse consiste à la fois dans l’aptitude à former des déductions valides – c’est la science : epistèmè – et dans la capacité à saisir les principes vrais d’où partent ces démonstrations – c’est l’intellect. La sagesse – et ses vertus constitutives, science et intellect – est dotée, pour Aristote, d’une valeur supérieure d’un point de vue aussi bien psychique que cosmologique. Au sens où la vie qu’elle implique ne met pas en jeu désirs et actions, elle ne requiert cependant pas la possession de vertus éthiques.

L’autre grand type de vertu intellectuelle, la disposition à connaître avec vérité ce qui est bien pour les hommes, la prudence, est, elle, étroitement liée aux vertus éthiques. Il est en effet impossible d’être juste, courageux ou tempérant sans être guidé par la prudence car celle-ci éclaire les actions et les désirs des hommes : elle leur indique quels sont les moyens efficaces pour atteindre la fin bonne qu’ils poursuivent. Sans prudence, les vertus seraient impuissantes : elles ne seraient plus à proprement parler des vertus car elle n’actualiseraient pas les capacités de l’homme. Réciproquement, sans les vertus éthiques, la prudence serait une simple habileté, sans valeur morale. La lecture du livre VI de l’ « Éthique à Nicomaque » peut causer une certaine déception. N’est-il pas bien loin de nos préoccupations actuelles ? Les qualités intellectuelles que nous considérons habituellement comme indispensables au savant – résistance au dogmatisme, honnêteté intellectuelle… – sont absentes du propos d’Aristote. De plus, moralité et connaissance scientifique semblent étrangères l’une à l’autre – seule la vie de prudence est liée aux vertus éthiques – et Aristote, contrairement à la plupart des théoriciens contemporains, ne considère pas le désir de vérité comme une vertu qui mérite éloge, mais comme une tendance naturelle de l’homme.

On pourrait en conséquence estimer que les épistémologues de la vertu n’ont fait qu’emprunter un terme à Aristote afin de former une théorie nouvelle capable de répondre aux questions contemporaines d’épistémologie. Cette idée est à nuancer : d’une part, le livre VI de l’« Éthique à Nicomaque » n’épuise pas le propos d’Aristote sur les vertus intellectuelles ; d’autre part, la théorie des vertus intellectuelles de l’« Éthique » a une portée considérable concernant l’idée de responsabilité épistémique. En effet, assimiler les différents types de connaissance à des dispositions acquises valide l’idée d’une responsabilité des hommes à l’égard des croyances qu’ils ont : la soif de vérité peut être étanchée uniquement si une éducation appropriée est donnée et reçue. L’individu n’est pas seul responsable de ses erreurs. Peut-être le principal apport de la théorie aristotélicienne est-il l’idée que bonheur humain et connaissance du vrai sont indissociables. Aux yeux d’Aristote, la possession de vertus intellectuelles est la condition du bonheur. »

Cyrille Bégorre-Bret, attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université de Reims Champagne-Ardenne.

Paru dans « Sciences et Avenir », Hors-série, octobre-novembre 2005.

 

La science comme vertu selon Aristote

Avec la notion de vertu intellectuelle, il ne s’agit pas de confondre la morale et la connaissance, mais d’avancer que la connaissance est une disposition naturelle qui demande à être cultivée.

Aristote est le père d’une idée surprenante : il existe des vertus intellectuelles ; bien plus, la science elle-même est une de ces vertus. Ce concept hybride, développé dans le livre VI de l’ « Éthique à Nicomaque », n’introduit-il pas une confusion illégitime entre morale et connaissance ? N’induit-il pas l’idée, fort discutable, que les hommes intelligents sont nécessairement bons, et réciproquement ? Le développement relativement récent d’une épistémologie des vertus qui revendique une ascendance aristotélicienne soulève la question suivante : les vertus ont-elles une place dans le domaine de la connaissance, et plus particulièrement dans les sciences ? Loin d’imposer le moralisme en science ou l’intellectualisme en éthique, Aristote élabore la notion de vertu intellectuelle pour distinguer les capacités cognitives des qualités éthiques. Il faut en effet dissiper un malentendu : pour Aristote, les vertus ne sont pas nécessairement des qualités morales. Est vertu toute disposition acquise qui actualise de façon excellente une capacité naturelle d’un être. Par exemple, la capacité à courir longtemps est, pour l’homme, une vertu, une vertu physique. Son opposé, le vice, est une disposition acquise par laquelle une capacité naturelle est bridée ou actualisée de façon défectueuse.

Aristote regroupe vertus et vices en deux faisceaux. D’une part, les hommes ont un caractère (ethos) : ils contractent des habitudes dans leurs façons de désirer et d’agir. Ces dispositions sont des vertus – ou des vices – éthiques. D’autre part, ils ont un esprit (dianoia) et, comme l’office de cet esprit est de saisir la vérité, toutes les compétences acquises permettant d’atteindre la vérité sont des vertus intellectuelles, ou dianoétiques. Ces deux types de vertus n’actualisent pas les mêmes capacités et n’ont pas la même nature. Être vertueux d’un point vue éthique, c’est en effet être capable de trouver le juste milieu entre deux vices. Par exemple, être courageux, c’est choisir les actions qui ne sont ni lâches ni téméraires. Les vertus intellectuelles n’ont, elles, qu’un seul contraire : la propension à adopter des croyances fausses. De plus, les vertus éthiques s’acquièrent par l’imitation et par l’habitude, alors que les vertus intellectuelles doivent également faire l’objet d’un apprentissage théorique. On devient courageux en s’habituant au combat ou en imitant un homme héroïque, mais on acquiert la science principalement en assimilant des enseignements. En distinguant ainsi moralité et connaissance, Aristote s’oppose au Socrate de la « République », qui considère comme identiques la vertu et la science. Il peut exister des savants moralement inférieurs et il n’est pas besoin d’être savant pour être vertueux. Aristote ne considère toutefois pas que capacité à connaître le vrai et aptitude à faire le bien sont totalement indépendantes l’une de l’autre. L’intérêt de sa position tient au fait que, selon lui, il existe plusieurs types de dispositions grâce auxquelles nous parvenons à des connaissances vraies. Nous sommes capables de connaître le vrai concernant des êtres nécessaires et des relations invariables, par exemple en astronomie, et aussi concernant des êtres et des relations contingents ou relatifs, notamment en matière politique. A chacune de ces capacités correspondent deux excellences cognitives distinctes : respectivement la sagesse (sophia) et la prudence (phronesis). La sagesse consiste à la fois dans l’aptitude à former des déductions valides – c’est la science : epistèmè – et dans la capacité à saisir les principes vrais d’où partent ces démonstrations – c’est l’intellect. La sagesse – et ses vertus constitutives, science et intellect – est dotée, pour Aristote, d’une valeur supérieure d’un point de vue aussi bien psychique que cosmologique. Au sens où la vie qu’elle implique ne met pas en jeu désirs et actions, elle ne requiert cependant pas la possession de vertus éthiques.

L’autre grand type de vertu intellectuelle, la disposition à connaître avec vérité ce qui est bien pour les hommes, la prudence, est, elle, étroitement liée aux vertus éthiques. Il est en effet impossible d’être juste, courageux ou tempérant sans être guidé par la prudence car celle-ci éclaire les actions et les désirs des hommes : elle leur indique quels sont les moyens efficaces pour atteindre la fin bonne qu’ils poursuivent. Sans prudence, les vertus seraient impuissantes : elles ne seraient plus à proprement parler des vertus car elle n’actualiseraient pas les capacités de l’homme. Réciproquement, sans les vertus éthiques, la prudence serait une simple habileté, sans valeur morale. La lecture du livre VI de l’ « Éthique à Nicomaque » peut causer une certaine déception. N’est-il pas bien loin de nos préoccupations actuelles ? Les qualités intellectuelles que nous considérons habituellement comme indispensables au savant – résistance au dogmatisme, honnêteté intellectuelle… – sont absentes du propos d’Aristote. De plus, moralité et connaissance scientifique semblent étrangères l’une à l’autre – seule la vie de prudence est liée aux vertus éthiques – et Aristote, contrairement à la plupart des théoriciens contemporains, ne considère pas le désir de vérité comme une vertu qui mérite éloge, mais comme une tendance naturelle de l’homme.

On pourrait en conséquence estimer que les épistémologues de la vertu n’ont fait qu’emprunter un terme à Aristote afin de former une théorie nouvelle capable de répondre aux questions contemporaines d’épistémologie. Cette idée est à nuancer : d’une part, le livre VI de l’« Éthique à Nicomaque » n’épuise pas le propos d’Aristote sur les vertus intellectuelles ; d’autre part, la théorie des vertus intellectuelles de l’« Éthique » a une portée considérable concernant l’idée de responsabilité épistémique. En effet, assimiler les différents types de connaissance à des dispositions acquises valide l’idée d’une responsabilité des hommes à l’égard des croyances qu’ils ont : la soif de vérité peut être étanchée uniquement si une éducation appropriée est donnée et reçue. L’individu n’est pas seul responsable de ses erreurs. Peut-être le principal apport de la théorie aristotélicienne est-il l’idée que bonheur humain et connaissance du vrai sont indissociables. Aux yeux d’Aristote, la possession de vertus intellectuelles est la condition du bonheur. »

Cyrille Bégorre-Bret, attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université de Reims Champagne-Ardenne.

Paru dans « Sciences et Avenir », Hors-série, octobre-novembre
2005.