Du haut des cimes

« Ce que l’on va lire ne concerne pas l’ensemble de nos contemporains, mais uniquement l’homme, seul important pour nous, qui, tout en étant engagé dans le monde actuel, même là où la vie moderne est au plus haut point problématique et paroxystique, n’appartient pourtant pas intérieurement à ce monde, n’entend pas lui céder et se sent, de par son essence, d’une race différente de celle de la plupart des hommes d’aujourd’hui. La place naturelle d’un tel homme, la terre où il ne serait pas un étranger, c’est le monde de la Tradition.

[…] Tout ce qui a fini par prévaloir dans le monde moderne représente l’exacte antithèse du type traditionnel de civilisation. Et l’expérience montre d’une façon toujours plus évidente qu’en partant des valeurs de la Tradition (en admettant qu’il y ait quelqu’un qui sache encore les reconnaître et les assumer), il est tout à fait improbable que l’on puisse, par des actions ou des réactions efficaces et d’une certaine portée, modifier d’une façon appréciable l’état actuel des choses. Il ne semble pas, après les derniers bouleversements mondiaux, que les nations non plus que la grande majorité des individus, que les institutions et les conditions générales de la société non plus que les idées, les intérêts et les forces qui prédominent à notre époque, puissent servir de leviers à une action de ce genre.

Il y a pourtant quelques hommes qui restent, pour ainsi dire, debout parmi les ruines, au milieu de cette dissolution, et qui, plus ou moins consciemment, appartiennent à cet autre monde.

[…] Il est bon de trancher tout lien avec ce qui est destiné à disparaître à plus ou moins brève échéance. Le problème sera alors de maintenir une direction générale sans s’appuyer sur aucune forme donnée ou transmise, y compris celles du passé, qui sont authentiquement traditionnelles mais appartiennent déjà à l’histoire. La continuité ne pourra être maintenue que sur un plan pour ainsi dire existentiel, ou, plus précisément, sous la forme d’une orientation intime de l’être allant de pair avec la plus grande liberté extérieure. […] L’appui que pourra continuer d’apporter la Tradition ne viendra pas des structures positives, régulières et reconnues d’une civilisation qui en était née autrefois, mais, avant tout, de la doctrine qui en contenait les principes comme à l’état préformel, à la fois supérieur et antérieur aux formes particulières qui se développèrent au cours de l’histoire, doctrine qui, dans le passé, n’appartenait pas aux masses, mais avait le caractère d’une doctrine interne. »

Julius Evola, « Chevaucher le tigre », Orientation.