« L’une des plus grandes forces du capitalisme développé est d’avoir appris à convertir en permanence les insatisfactions qu’il engendre (ou les crises et les catastrophes qu’il suscite) en moteurs fondamentaux de sa propre expansion indéfinie. Chaque monade humaine y est en effet dressée à consommer toujours plus (et donc à diriger sans cesse son désir sur les derniers gadgets que la propagande publicitaire lui présente comme indispensables), aiguillonnée par l’espoir chimérique qu’elle pourra mettre un terme au calvaire moral d’une vie invivable puisque précisément fondée sur la seule consommation. Ce mouvement en spirale est évidemment sans fin. Si le capitalisme moderne exerce une telle emprise psychologique sur les individus qu’il a atomisés et déracinés, c’est donc bien d’abord parce qu’il s’appuie sur les mêmes ressorts affectifs et émotionnels que ceux qui gouvernent l’addiction à la drogue. En ce sens, la religion de la consommation apparaît comme le véritable opium des peuples modernes. C’est pourquoi la construction d’un monde décent ne saurait être envisagée sans un travail parallèle d’auto-désintoxication de l’âme humaine et sans l’élimination correspondante de toutes ces substances « personnicides » (selon la belle expression de Lucien Sève) dont le capitalisme de consommation a su faire un commerce rentable. »
Jean-Claude Michéa, « Le complexe d’Orphée », Question 10, note pp. 341-342.