« Ægir dit encore : « D’où vient cet art auquel vous donnez le nom de poésie ? »
Bragi répondit : « L’origine en est que les dieux se trouvaient en conflit avec le peuple des Vanes. Mais ils convinrent d’une conférence de paix et conclurent une trêve de la façon suivante : les uns et les autres allèrent à une même cuve et y crachèrent leur salive. Quand ils se séparèrent, les dieux prirent [la cuve] et ne voulurent pas laisser se perdre ce gage de paix : ils en formèrent l’être appelé Kvasir [1]. Il était si sage que nul ne pouvait lui poser de questions auxquelles il n’eût de réponse. Il fit de longs voyages à travers le monde afin d’enseigner aux hommes la science. Mais quand [un beau jour] il arriva chez des nains appelés Fialar [3] et Galar [3], qui l’avaient invité, ceux-ci le prirent à part et le tuèrent. Ils firent couler son sang dans deux cuves et un chaudron – ce dernier porte le nom d’Odrœrir [4], et les cuves les noms de Son [5] et Bodn [6]. Ils mêlèrent au sang du miel, et il se forma un hydromel tel que quiconque en boit devient scalde et savant. »
Skaldskaparmal [L’art poétique], in « L’Edda », de Snorri Sturluson, chapitre II, traduction et annotations de François-Xavier Dillmann, NRF.
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[1] Kvasir : personnification d’une boisson enivrante […].
[2] Fialar : […] il est tentant de le rapprocher du verbe fela, « cacher ».
[3] Galar : nom exprimant sans doute l’idée de chant, voire d’incantation.
[4] Odrœrir : […] paraît désigner l’hydromel lui-même. Il signifie vraisemblablement : « celui qui excite l’esprit » et, partant, « celui qui procure la fureur de l’extase ».
[5] Son : nom souvent relié au vieux haut allemand suona ( « réconciliation » ), mais qui de façon plus plausible paraît signifier « sang ».
[6] Bodn : les langues scandinaves connaissent plusieurs termes apparentés dont le sens est précisément « récipient ».