« Mnémosyne, la fille de Ciel et Terre, devient, comme fiancée de Zeus, en neuf nuits la Mère des Muses. Jeu et Musique, Danse et Poésie appartiennent au sein de Mnémosyne, à la Mémoire. Il est manifeste que ce mot désigne autre chose que la seule faculté, déterminable par la psychologie, de retenir le passé dans la représentation. Mémoire pense à ce qui a été pensé. Mais, étant le nom de la Mère des Muses, « Mémoire » ne signifie pas une pensée quelconque de n’importe quel pensable. Mémoire est le rassemblement de la pensée sur ce qui partout désirerait être déjà gardé dans la pensée. Mémoire est le rassemblement de la pensée fidèle. Elle protège auprès d’elle et elle enfouit en elle ce à quoi il faut chaque fois penser à l’avance en tout ce qui est et qui se révèle à nous comme l’étant, comme étant le rassemblement de l’être (als Wesendes, Gevesendes). Mémoire, la Mère des Muses ! La pensée fidèle à ce qui demande à être pensé est le fond d’où sourd la poésie. La poésie ce sont les eaux, qui parfois coulent à rebours vers la source, vers la pensée comme pensée fidèle. Aussi longtemps cependant que nous croirons pouvoir attendre de la logique un éclaircissement sur ce qu’est la pensée, aussi longtemps nous ne pourrons nous mettre à penser la façon dont toute poésie repose dans la pensée fidèle. Tout ce qui tombe sous la poésie jaillit du « recueillement auprès… » qui est celui de la pensée fidèle. »
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« On parlait, il y a une génération, du « déclin de l’Occident ». Aujourd’hui l’on parle de « la perte de l’équilibre ». Partout on poursuit et partout on voit se dessiner la déchéance, la destruction, l’anéantissement menaçant du monde. Il y a partout un certain genre de reportage romancé qui ne fouille que sur les pentes et dans les bas-fonds. C’est d’une certaine façon littérairement plus facile que de dire quelque chose d’essentiel et de vraiment pensé. D’une autre façon, ce genre de littérature commence déjà à se faire ennuyeux. On trouve que le monde n’est pas seulement en dislocation, mais qu’il roule au néant du non-sens. Nietzsche dit – qui voyait bien au-delà de tout cela, des sommets où il se tenait dans les années quatre-vingts du siècle passé – Nietzsche dit sur ce sujet cette parole simple, parce que pensée : « Le désert croît… » Ce qui veut dire : La désolation s’étend. Désolation est plus que destruction. Désolation est plus sinistre qu’anéantissement. La destruction abolit seulement ce qui a crû et qui a été édifié jusqu’ici. Mais la désolation barre l’avenir à la croissance et empêche toute édification. La désolation est plus sinistre que le simple anéantissement. Lui aussi abolit, et même encore le rien, tandis que la désolation cultive précisément et étend tout ce qui garotte et tout ce qui empêche. Le Sahara en Afrique n’est qu’une forme de désert. La désolation de la terre peut s’accompagner de l’atteinte du plus haut standing de vie de l’homme, et aussi bien de l’organisation d’un état de bonheur uniforme de tous les hommes. La désolation peut être la même chose dans les deux cas et tout hanter de la façon la plus sinistre, à savoir en se cachant. La désolation n’est pas un simple ensablement. La désolation est, à la cadence maxima, le bannissement de Mnémosyne. La parole : « Le désert croît… » vient d’un autre lieu que les jugements courants sur notre temps. « Le désert croît… », disait Nietzsche il y a près de soixante-dix ans ; et il ajoute : « Malheur à celui qui protège le désert ! » »
Martin Heidegger, « Qu’appelle-t-on penser ? », Cours du semestre d’hiver 1951-1952, puf 2008, pp. 29-30 et 35-36.