Nils Johan Olsson Blommér - "Brage sittande vid harpan, Idun stående bakom honom" (Bragi assis jouant de la harpe, Iðunn debout derrière lui)

« Les aèdes ont sans doute été les premiers grands découvreurs et maîtres de la langue grecque et très certainement les créateurs du dialecte qui devint compréhensible aux Grecs parlant tous les dialectes. À vrai dire leur style et la forme extérieure, l’hexamètre, ne nous sont connus qu’à travers son exemple le plus achevé, à travers Homère. Leur lourde tâche d’aèdes avait vraiment de quoi remplir une vie, et à côté de cela, ils n’auraient pu se charger encore de la divination, de la guérison des maladies ou d’une fonction sacerdotale.

Et leur chant, malgré tous les dieux et toutes les croyances qu’il pouvait renfermer, n’avait pas besoin de prêtres pour se faire entendre. Ce sont les génies du chant, les Muses, de qui le jeune berger Hésiode reçoit directement sa place et sa consécration, et le récit qu’il en fait brille de la naïveté des premiers âges. Ton et poésie ont ici de bien plus grands patrons qu’aucun prêtre n’aurait pu l’être, à savoir les dieux eux-mêmes, Apollon, Hermès et les Muses déjà nommées ; sur l’Olympe, ce n’est que chant et musique. En dehors de ces dieux, ses prédécesseurs sur terre deviennent eux aussi pour l’aède des figures merveilleuses avec leurs propres mythes, le plus souvent tragiques.

Mais si nous voulons connaître avec exactitude son rapport avec les auditeurs, il nous faut faire abstraction de tout ce qui nous entoure aujourd’hui. Rien ne nous est plus étranger qu’un peuple qui ne s’intéresse pas aux évènements du jour, mais demande avec insistance et ardeur d’être informé en détail sur les dieux et héros qu’il a créés, mais qui sont restés inachevés et effrayants, et qu’on lui présente maintenant parés d’une telle beauté et d’une telle vitalité. C’est sa propre existence, mais exprimée de façon sublime, et de plus l’image de l’univers entier : l’Olympe, la Terre et les Enfers, dans un vaste ensemble. Jamais sur terre la poésie n’est redevenue une nécessité aussi pressante ; car seuls les aèdes possèdent des informations sur ce tout et complètent cette information de génération en génération.

Leur emprise complète sur l’imagination de la nation forme un tout avec sa façon naïve de croire en ses récits, qui après tout sont son œuvre personnelle et peuvent fortement diverger entre eux. Le peuple qui les écoutait croyait certainement tout ce qu’il entendait et en désirait toujours plus. Dans cette grande image idéale de son être personnel et durable, il ne jouissait pour ainsi dire que de réalités éternelles, alors qu’aujourd’hui nous ne sommes entourés que de journaux.

Les aèdes et leurs auditeurs n’ont pas été à ce point absorbés par leur sujet chez tous les peuples qui ont eu des épopées. Chez les Germains, ce que l’on rapportait sur les dieux était l’affaire d’une poésie profane, comme chez les Grecs, mais il y avait une sérieuse différence : « Dans le mythe germanique, l’esprit créateur qui l’a imaginé ne se laisse jamais prendre au mirage de sa réalité. Quelque extraordinaire qu’aient pu être ses rêves, il restait parfaitement conscient, au fond de lui-même, que tout était sa propre création, qu’il n’avait pas à considérer comme une réalité palpable, mais comme l’expression symbolique de rapports naturels et de préceptes moraux, et que malgré toute cette profondeur, tout ce sérieux, il ne s’en livrait pas moins à un jeu plein de fantaisie et de gaîté avec ses dieux et ses héros » (W. Jordan). Les Grecs, en revanche, semblent avoir été longtemps habités par la ferme volonté d’oublier le plus possible la signification originelle de leurs mythes et de tout concevoir de manière exclusivement épique, ce qui leur a permis d’atteindre une bien plus grande beauté épique ; ce qui manque – exception faite de la théogonie – c’est l’idée que le mythe pourrait être uniquement une enveloppe, une expression symbolique pour quelque chose qui se trouve située au-delà de lui ; forme et signification semblent parfaitement coïncider, du fait qu’un art savant en a réalisé la fusion. Toutes les tentatives visant à transformer spéculativement la religion, toutes les velléités tendant à concevoir le divin d’une manière abstraite ont dû rester impuissantes pendant de longs siècles, face à ce monde de belles figures.

À présent si l’on veut juger de la valeur d’une religion uniquement d’après sa faculté plus ou moins grande de jeter les bases de la moralité, même les plus beaux polythéismes se situent en retrait de ce point, et celui des Grecs tout autant. Ses dieux, même une fois libérés de leur lugubre forme démonique passée, n’en restent pas moins, d’après leur origine, des forces naturelles, et comme ils sont nombreux, on n’accorde qu’une confiance très limitée à la puissance de chaque divinité – car la force universelle en général, le destin, se situe en dehors d’eux – tout comme une confiance très relative en leur bonté. Le culte infiniment riche des dieux ne doit pas nous déconcerter sur ce point. Notre question initiale : quel bien les Grecs retiraient-ils de leurs dieux ? se rapproche déjà un peu de la réponse : plus de bien qu’on ne saurait le dire, étant donné que ces dieux étaient issus de la conception que s’en faisait l’ensemble du peuple et avaient été façonnés par les plus hautes forces spirituelles dont ils disposaient et modelés à l’image des hommes pour de venir le miroir transfiguré de la nation, mais un bien qui n’était que très relatif, dès l’instant qu’il s’agissait d’un symbole moral et d’un réconfort. »

Jacob Burckhardt, « Histoire de la civilisation grecque », Tome II, II – Les Grecs et leurs dieux, pp. 48-51, L’Aire 2002.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s