« En donnant, comme nous l’avons vu, une valeur particulière à l’action réalisatrice, le tantrisme reprend sous une forme accentuée une conception, ou une idée de la connaissance, qu’on peut dire « traditionnelle » : elle est attestée, en effet, non seulement dans l’aire hindoue depuis les origines, mais aussi dans d’autres civilisations traditionnelles de type supérieur qui se sont développées avant l’avènement de la civilisation moderne, et où il s’agissait d’une connaissance non pas profane mais métaphysique. Il n’est pas inutile d’indiquer brièvement les implications de cette conception.
Pour ce qui est de l’Inde, elle a connu une métaphysique qui se base sur la « révélation » (âkâçâni çruti), ce terme étant pris ici dans un sens différent de celui qui a dans les religions monothéistes, où il se rapporte à quelque chose que la divinité a fait connaître à l’homme et que celui-ci doit accepter purement et simplement, et où une organisation (l’Eglise chrétienne par exemple) en garde le dépôt sous forme de dogme.
La çruti est, au contraire, l’exposé de ce qui a été « vu » puis révélé (rendu connu) par certaines personnalités, les rshi comme on les appelle, dont la haute stature sert de base à la tradition. Rshi, de drç = voir, veut dire exactement « celui qui a vu ». Les Vedas eux-mêmes, considérés comme le fondement de toute la tradition orthodoxe hindoue, tirent leur nom de vid, qui veut dire voir et, en même temps, savoir : un savoir éminent et direct qui, par analogie, est assimilé à un voir ; dans l’Occident ancien, d’ailleurs, dans l’Hellade, la notion d’ « idée » en est l’équivalent, qui, par sa racine id, identique à celle du sanscrit vid (d’où vient Veda), renvoie aussi à une connaissance par vision.
La tradition, sous forme de çruti, enregistre donc et propose ce que les rshi ont « vu » directement, selon une vision qui se rapporte à un plan supraindividuel et suprahumain. La base de toute la métaphysique hindoue, dans ce qu’elle a d’intérieur et d’essentiel, n’est rien d’autre.
Devant un savoir qui se présente en ces termes, on doit avoir la même attitude que devant quelqu’un qui affirme qu’il y a des choses précises dans un continent que soi-même on ne connaît pas, ou devant un physicien qui expose les résultats de certaines de ses expériences. On peut y prêter foi en s’en remettant à l’autorité et à la véracité du témoignage, ou on peut vérifier personnellement la vérité de ce qui a été rapporté, soit en entreprenant un voyage, soit en réunissant toutes les conditions nécessaires pour accomplir soi-même une expérience de laboratoire. Devant ce que dit un rshi, à moins de refuser de se désintéresser de tout ce qui a un lien quelconque avec une « métaphysique », ce sont là les deux seules attitudes sensées à adopter, car il ne s’agit pas de concepts abstraits, de « philosophie » au sens moderne, ou de dogmes, mais bien d’une matière dont l’existence est vérifiable, où la tradition offre même les moyens et indique les disciplines grâce auxquels on est en état de vérifier de façon évidente, directe et personnelle, la réalité de ce qui est communiqué. Il semble que, dans l’Occident chrétien, pareil point de vue expérimental n’ait été admis que pour la mystique (laquelle, cependant, ne fait pas partie du genre de connaissances dont nous nous occupons, à cause de son fond plus émotif que noétique, et du cadre « religieux » et non métaphysique qui est le sien) que la théologie définit comme cognitio experimentalis Dei, la désignant ainsi comme quelque chose qui va au-delà tant du simple « croire » que de l’agnosticisme.
Or, l’orientation des Tantra s’inscrit dans cette ligne. Ils affirment à maintes reprises qu’un simple exposé théorique de la doctrine n’a aucune valeur ; que ce qui importe pour eux, c’est surtout la méthode pratique de réalisation, les moyens et « rites » à l’aide desquels certaines vérités peuvent être reconnues comme telles. C’est pourquoi ils aiment à se définir comme sâdhana-çâstra – sâdhana vient de la racine sâdh qui veut dire application du vouloir, effort, exercice, activité dirigée vers l’obtention d’un résultat donné. C’est un auteur tantrique qui souligne que « la raison de l’incompréhension des principes du tantrisme (tantra-çâstra) réside dans le fait qu’ils ne deviennent intelligibles qu’à travers le sâdhana ». Il ne suffit pas ainsi, par exemple, de s’en tenir à la théorie selon laquelle le Moi profond – l’âtman – et le principe de l’univers, le Brahman, sont une même chose, ou de « rester à ne rien faire en pensant de façon vague au grand éther fait de conscience » ; les Tantra refusent de considérer cela comme une connaissance. L’homme doit, au contraire, se transformer, donc agir, pour connaître vraiment. D’où le mot d’ordre de Kriyâ, ou action. Le tantrisme bouddhique, le Vajrayâna, exprime cette même idée de façon crue, plastique, en la symbolisant par l’union sexuelle de la « méthode efficace » (upâya) et de la connaissance illuminante prajnâ, dans laquelle la première joue le rôle masculin.
Les formes supérieures du tantrisme adoptent le même point de vue, dans le culte d’abords et, en outre, non seulement en métaphysique, dans la connaissance sacrée et transfigurante, mais aussi dans leur conception de la connaissance de la nature. Pour ce qui est du culte, nous verrons le sens spécial que prend pûjâ dans le tantrisme, avec un ensemble d’évocations et d’identifications rituelles et magiques. Par ailleurs, le principe tantrique veut qu’on ne puisse adorer un dieu qu’en « devenant » ce dieu, ce qui nous renvoie une nouvelle fois à l’expérimentation et qui tranche avec les cultes religieux de type dualiste.
En ce qui concerne les sciences de la nature, il y aurait long à en dire et il faudrait insister de façon générale sur l’opposition entre la connaissance à caractère « traditionnel » et la connaissance de type moderne, dite « scientifique ». Ici, le tantrisme n’est pas seul en question ; il se réfère aux traditions qui l’ont précédé et dont il a repris, adopté et développé les enseignements et principes fondamentaux pour fixer sa cosmologie et sa doctrine de la manifestation.
Voici, brièvement, la situation. Dans la perspective moderne (qui caractérise, du point de vue hindou, la phase la plus poussée de l’« âge sombre »), l’homme peut connaître directement la réalité dans les seuls aspects qui lui en sont révélés par les sens et leurs prolongements que sont les instruments scientifiques – dans ses aspects « phénoménaux », pour emprunter la terminologie d’une certaine philosophie. Les sciences « positives » réunissent et ordonnent les faits de l’expérience sensorielle, après avoir procédé à un certain tri parmi ceux-ci (excluant ceux qui ont un caractère qualitatif, et n’adoptant que ceux qui sont susceptibles d’être mesurés, « mathématisés »), puis aboutissent par la méthode inductive à certaines connaissances et à certaines lois qui, en elles-mêmes, ont un caractère abstrait, conceptuel : elles ne correspondent plus à une intuition, à une perception directe, ou une évidence intrinsèque. Leur vérité est indirecte et conditionnée ; elle dépend de vérifications expérimentales qui, à un moment donné, peuvent imposer aussi la révision complète du système précédent et sa refonte dans de nouvelles dimensions.
Dans le monde moderne, outre les sciences de la nature, il y a la « philosophie » ; mais ce caractère d’abstraction et de pure spéculation conceptuelle est encore plus visible chez elle ; spéculation qui, d’ailleurs, se morcelle en une multiplicité discordante de systèmes élaborés par des penseurs isolés dont la subjectivité divagante des « philosophes » ignore les limites imposées par la méthode scientifique moderne. Il faut donc reconnaître que le monde de la philosophie est « irréaliste » au plus haut point. L’alternative semble être la suivante : ou une connaissance directe et concrète liée au monde sensoriel, ou une connaissance qui prétend aller au-delà du monde « phénoménal » et de l’apparence, mais qui est abstraite, cérébrale, uniquement conceptuelle et hypothétique (philosophie et théories scientifiques).
Cela signifie qu’a été abandonné l’idéal d’un « voir » ou d’un connaître direct portant sur l’essence de la réalité et ayant un caractère « noétique » objectif ; idéal qu’avait encore conservé la conception médiévale de l’intuitio intellectualis. Il est intéressant de voir que, dans la philosophie critique européenne (Kant), l’intuition intellectuelle est considérée comme la faculté qui, précisément, pourrait saisir, non les « phénomènes », mais les essences, la « chose en soi », le noumène ; mais cela uniquement afin d’en priver l’homme (comme l’avait déjà fait la scolastique) et pour mettre en lumière, par contraste, ce qui, selon Kant, serait seul possible pour l’humain : la simple connaissance sensorielle et le savoir scientifique, dont nous avons indiqué le caractère abstrait, non intuitif, et le fait qu’ils peuvent montrer, avec un haut degré de précision, comment agissent les forces de la nature, mais non ce qu’elles sont.
Or, les enseignements sapientiaux, et donc ceux de l’Inde, estiment que cette limite peut être franchie. Comme nous le verrons, on peut dire du yoga classique qu’il offre dans ses articulations yogânga des méthodes pour la dépasser systématiquement. Le principe fondamental est le suivant : il n’existe pas un monde des « phénomènes », des apparences sensibles, et, derrière celui-ci, impénétrable, la réalité vraie, l’essence ; il existe une donnée unique, qui possède diverses dimensions, et il existe une hiérarchie de formes possibles dans l’expérience humaine (et surhumaine) où ces dimensions se découvrent peu à peu jusqu’à permettre de percevoir directement la réalité essentielle. Le type, ou idéal, de connaissance qu’est la connaissance directe (sâkshâtkrta, aparokshajnâna) d’une expérience réelle et d’une évidence immédiate (anubhava), subsiste dans chacun de ces divers degrés. Comme on l’a dit, l’homme ordinaire, surtout celui des temps derniers, du kali-yuga, n’a une connaissance de ce genre que dans l’ordre de la réalité physique sensorielle. Le rshi, le yogin ou le siddha tantrique vont plus loin dans le cadre de ce qu’on peut définir comme une « experimentalism » intégral et transcendantal. Il n’existe pas, de ce point de vue, une réalité relative et, au-delà, une réalité absolue impénétrable, mais il y a pour percevoir une réalité unique, un mode fini, relatif, conditionné, et un mode absolu.
Le lien direct entre cette théorie traditionnelle de la connaissance et l’exigence pratique que le tantrisme met au premier plan est évident. En effet, il s’ensuit que toute voie vers une connaissance supérieure est conditionnée par une transformation de soi-même, par un changement existentiel et ontologique de niveau, donc par l’action, le sâdhana. Cela est en net contraste avec la situation générale du monde moderne. En fait, il est évident que si, par ses applications techniques, la connaissance moderne de type « scientifique » donne à l’homme des possibilités multiples et grandioses sur le plan pratique et matériel, elle le laisse démuni sur le plan concret. Par exemple, si, dans le domaine de la science moderne, l’homme arrive à connaître approximativement la marche et les lois de constance des phénomènes physiques, sa situation existentielle n’en est pas changée pour autant. En premier lieu, les éléments fondamentaux de la physique la plus avancée ne sont qu’intégrales et fonctions différentielles, c’est-à-dire des entités algébriques dont, en toute rigueur, l’homme ne peut même pas affirmer qu’il en a une image intuitive ni même un concept, car ce sont de purs instruments de calcul (l’« énergie », le « masse », le constante cosmique, l’espace courbe, etc., ne sont que des symboles verbaux). En deuxième lieu, après avoir « connu » tout cela, le rapport réel de l’homme avec les « phénomènes » n’est pas changé ; et cela vaut même pour le savant qui élabore des connaissances de ce type et pour le créateur de cette technique : le feu continuera à les brûler ; les modifications organiques et les passions à troubler leur âme ; le temps à les dominer de sa loi ; le spectacle de la nature ne leur dira rien de nouveau, au contraire, il leur apportera moins qu’à l’homme primitif car la « formation scientifique » de l’homme civilisé moderne désacralise entièrement le monde, le pétrifie dans le fantasme d’une extériorité pure et muette qui, à part le savoir de type scientifique, n’admet au plus que des faits subjectifs, tels que les émotions esthétiques et lyriques du poète et de l’artiste qui n’ont évidemment valeur ni de science, ni de métaphysique.
L’alibi le plus courant de la science moderne porte sur la puissance, et cet argument mérite d’être pris en considération dans le contexte présent, étant donné le rôle que jouent dans le tantrisme et dans les courants semblables la Çakti en tant que puissance et les siddhi, les « pouvoirs ».
La science moderne, prétend-on, prouverait sa valeur par les résultats positifs qu’elle a obtenus et, en particulier, en mettant à la disposition de l’homme une puissance dont on dit qu’on n’a jamais vu sa pareille dans toutes les civilisations précédentes. Mais il y a là un malentendu sur ce qu’on entend par puissance ; on ne fait pas la différence entre la puissance relative, extérieure, inorganique, conditionnée et la puissance vraie. Il est évident que toutes les possibilités qu’offrent la science et la technique à l’homme du kali-yuga ressortissent exclusivement du premier type de puissance ; l’action réussit uniquement parce qu’elle se conforme à des lois déterminées que les recherches scientifiques lui ont signalées, qu’elle présuppose et respecte scrupuleusement. Il n’existe donc pas une relation directe entre cette action et l’homme, le Moi et sa volonté libre ; entre l’un et l’autre il y a, au contraire, une série d’intermédiaires qui ne dépendent pas du Moi et qui sont cependant nécessaires pour atteindre à ce qu’on veut. Il ne s’agit pas seulement d’engins et de machines, mais bien de lois, de déterminismes naturels qui sont tels qu’ils sont mais pourraient être autrement, qui restent incompréhensibles dans leur essence, ce qui fait qu’au fond cette sorte de puissance de type mécanique reste précaire. Elle n’appartient en aucune manière au Moi et n’est pas puissance sienne. Ce qui a été dit de la connaissance scientifique s’applique ici aussi : elle ne change pas la condition humaine, la situation existentielle de l’individu, et ne présuppose ni n’exige aucun changement en de domaine. C’est une chose surajoutée, juxtaposée, qui ne comporte aucune transformation de ce qu’on est. Personne ne peut affirmer que l’homme fait montre de supériorité quand, employant un moyen technique quelconque, il devient capable de ceci ou de cela : maître de la bombe atomique, capable de désintégrer une planète en appuyant sur un bouton, il ne cesse d’être un homme et de n’être qu’un homme. Il y a pire : s’il arrivait que, par quelque cataclysme, les hommes du kali-yuga fussent privés de toutes leurs machines, ils se trouveraient probablement, dans la plupart des cas, dans un état de plus grande impuissance devant les forces de la nature et des éléments, que le primitif non civilisé. Parce que les machines, justement, et le monde de la technique ont atrophié les vraies forces humaines. On peut dire que c’est par un véritable mirage luciférien que l’homme moderne a été séduit par la « puissance » dont il dispose et dont il est fier.
Tout autre est la puissance qui ne suit pas les lois de la nature, mais les plie, les change, les suspend et qui appartient directement à certains êtres supérieurs. Cette puissance, cependant, comme la connaissance dont on a parlé, est subordonnée au changement de la condition humaine, au changement de la limite constituée par le Moi que les hindous appellent « physique » (bhûtâtman = Moi élémentaire). L’axiome de tout le yoga, du sâdhana tantrique et des disciplines analogues est nietzschéen : « L’homme est quelque chose qui peut être dépassé », mais il est prit très au sérieux. De même que, dans l’initiation en général, on admet pas que la condition humaine soit un destin, on accepte pas de n’être qu’un homme. Le dépassement de la condition humaine qu’envisagent ces disciplines est aussi, à des degrés divers, la condition nécessaire pour l’obtention d’une puissance authentique, pour l’acquisition des siddhi. À proprement parler, les siddhi ne sont pas un but (les considérer comme tel est au contraire bien souvent tenu pour une déviation), elles découlent comme une conséquence naturelle du status existentiel et ontologique supérieur auquel on atteint et, loin d’être surajoutées et extrinsèques, elles sont le sceau d’une supériorité spirituelle (il est intéressant de voir que siddhi signifie non seulement « pouvoirs extraordinaires », mais aussi « perfections »). Elles sont personnelles, intransmissibles, et non « démocratisables ».
C’est là donc la différence profonde qui distingue les deux mondes, le traditionnel et le moderne. La connaissance et le pouvoir cultivés par le monde moderne sont « démocratiques », ils sont à la disposition de quiconque a suffisamment d’intelligence pour faire siennes dans les établissements d’enseignement les vues des sciences modernes sur la nature ; il suffit d’une certaine adresse qui n’engage nullement le noyau le plus profond de l’être pour savoir adopter les moyens d’action mis à la disposition de la technique : un pistolet aura le même effet entre les mains d’un fou, d’un soldat ou d’un grand homme d’état, et de même chacun d’eux peut être transporté par avion en quelques heures d’un continent à l’autre. On peut dire que cette « démocratie » même est le principe guide de l’organisation systématique de la science de type moderne et de la technique. Tandis que, dans l’autre cas, comme nous l’avons vu, la différence réelle entre les êtres est la base d’une connaissance et d’un pouvoir inaliénables, non communicables, donc exclusifs et « ésotériques » par leur nature même et non par artifice : il s’agit d’une culmination exceptionnelle qui ne peut se partager avec toute une société. On ne peut offrir à la société que des possibilités d’ordre inférieur ; celles, précisément, qui se sont développées jusqu’à la fin du dernier âge, dans une civilisation qui, en effet, ne ressemble à aucune autre. Dans les civilisations traditionnelles, ces possibilités matérielles mises à part (dont les limites étroites étaient dues surtout au peu d’intérêt qu’on leur portait), qui le voulait pouvait développer des activités artistiques (souvent à un point remarquable, en particulier en architecture) et, en général, celle-ci étaient caractérisées par les différentes possibilités qu’offrait une vie essentiellement orientée par et vers le haut. Ce climat s’est maintenu en plusieurs pays jusqu’à des temps relativement récents. »
Julius Evola, « Le yoga tantrique », Fayard 1984, « Connaissance et puissance », pp. 24-33.