« Dans les sociétés occidentales – ou occidentalisées -, deux cultures s’opposent à une tragique schizophrénie collective. Comme le vit Aldous Huxley*, l’une appartient à l’univers « où les hommes naissent, vivent et meurent ; c’est le monde des joies et des souffrances ». L’autre recouvre l’univers technique et économique du Système, qualifié de « monde non-vécu ». Le fossé entre ces deux cultures ne sera pas comblé, selon les espoirs de l’école de Francfort ou de la gauche humaniste, par le « dialogue » et la rationalisation. Ce serait, encore une fois, aller dans le sens du Système. La technocratie plus le dialogue : illusion humanitaire et rationaliste.
Les vieilles recettes sont mortes ; car l’opposition entre ces deux mondes, entre le Système et la vie, recouvre un antagonisme fondamental entre deux philosophies des valeurs, qui est appelé à transcender les anciens clivages gauche/droite, socialisme/libéralisme, croyance/athéisme, matérialisme/idéalisme, etc. Sur cette nouvelle césure entre le Système et tout ce qui n’est pas le Système, de nouveaux regroupements politiques, au sens noble du mot, doivent s’opérer. Il faut absolument que ce soient ceux du prochain siècle. Pour l’instant, l’antagonisme est encore mal perçu par les familles d’esprit. D’où ce livre, qui se veut une tentative d’appel à la prise de conscience. Et cet appel, c’est d’abord aux Européens qu’il s’adresse, eux qui, abusés par un quiproquo qui fausse tous les langages politiques, confondent encore le Système occidental avec les valeurs et le destin de leur civilisation.
Le Système occidental, appuyé sur l’espace américano-nippon, entreprend une gigantesque domestication des peuples. Les sociétés deviennent des « machines biologiques » divisées en secteurs, en rouages. Leur fonction : satisfaire des besoins homogènes de consommation et de sécurité artificiellement stimulés. La vie communautaire et les projets de destin des peuples disparaissent. Pour l’Europe, c’est la fin du temps historique, l’enterrement des politiques sous les programmes de survie et de petit bonheur. Le totalitarisme doux des dictateurs de l’organisation, des manipulateurs, des régulateurs, des pouvoirs décentrés et incitatifs fait regretter l’époque des créateurs et des décideurs. Le Système entend inaugurer le matérialisme total, submergeant l’âme des hommes et des peuples sous l’obsession de l’égotisme pragmatique. Plus de traditions, plus de modernité : l’âge des poètes, des conquérants, des stratèges est apparemment mort.
D’ailleurs, le recul démographique des peuples inclus dans l’espace d’influence de la société techno-économique démontre à l’envi que, n’étant plus préoccupé que du présent, de l’actuel, du contemporain, l’homo occidentalis n’aura probablement pas de descendance biologique. Aujourd’hui comme dans l’empire romain finissant, miné par le cosmopolitisme, le monothéisme éthique et le sentiment hédoniste, ceux qui étaient des peuples et qui ne sont plus que des populations ont perdu le besoin vital de se prolonger dans une lignée. Le Système et son individualisme pratique, comme jadis les cultures millénaristes et leurs promesses de salut individuel, démantèlent les sentiments collectifs, démobilisent les énergies et incapacitent les audaces. Un peuple disparaît plus souvent par démission que par destruction. Les facteurs destructeurs sont surmontés par un peuple qui veut, dans la profondeur de son psychisme, se perpétuer biologiquement et culturellement. Or, le Système occidental ne tue pas les peuples en leur assénant d’insurmontables épreuves, guerres, famines ou épidémies, mais en rongeant de l’intérieur leur vouloir-vivre, en les déracinant du terreau organique de leurs traditions, en les décourageant de se vouloir un avenir.
Il faut se débarrasser de cette illusion contemporaine, partie prenante de l’idéologie dominante, que les groupes succombent à des crises, à des évènements matériels, à des chocs mesurables et événementiels. Les crises constituent au contraire la matière de l’histoire. Et lorsqu’une civilisation disparaît, les traumatismes économiques ou militaires qui président à son effondrement n’en forment nullement la cause, mais la conséquence. Rome, à son apogée ou à ses débuts, ne vivait pas moins de « crises » qu’à son effondrement ; l’invasion d’Alaric n’était pas plus grave, par elle-même, que celle de Brennus. Ainsi répand-on aujourd’hui le bruit sournois qu’une crise économique constitue la pire des menaces. Bon moyen de dissuader les velléités des révolutionnaires salonards : bourgeois décadents, ils n’échangeraient pas leur mode de vie contre une page d’Ivan Illich. Bon moyen aussi de décourager les vrais projets politiques de contre-société : remettre fondamentalement en cause le modèle économique et juridique mondial, ce serait affamer le monde, plonger l’homme dans le malheur, parce que son niveau de vie comptable s’effondrerait. Le Système table sur la peur, une peur de petits vieux.
Une crise économique constitue effectivement la pire des menaces. La pire des menaces pour le Système (puisqu’il est fondé en dernière analyse sur un réseau techno-économique mondial), mais le meilleur des bienfaits pour une renaissance des peuples.
Le Système, qui ne garantit même pas la justice sociale à l’intérieur, ni l’intégrité politique et culturelle à l’extérieur, légitime l’assassinat des peuples et la décérébration des individus par l’idéologie des droits de l’homme, vulgate résumée des humanitarismes libéraux, sociaux-démocrates et marxistes, qui calque une interprétation sécularisée de l’évangile judéo-chrétien. Processus classique de compensation : une idéologie ou une métaphysique amène, idéaliste ou bienveillante, enveloppe toujours une pratique totalitaire et despotique. Ainsi procéda notre sainte mère l’Eglise, à l’abri de l’amour évangélique. Ainsi fit aussi le marxisme-léninisme, conciliant un programme lénifiant de bonheur universel scientifiquement ordonné et le Goulag, qui en est la praxis.
D’où le soupçon qu’il faut légitimement porter sur toutes les « belles pensées », les idéologies du Bien. Leur incarnation est toujours plus despotique que celle des doctrines réalistes qui admettent l’éventualité du combat et de la guerre et ne prétendent pas construire socialement le bonheur.
[…] Alors, nous voyons mieux ce qu’est le Système : la réalisation pratique, à l’échelle de la Terre, du projet millénariste chrétien, l’égalité devant le salut, projet laïcisé en programme techno-économique par le « libéralisme ». Celui-ci s’avère plus concret, plus pratique, donc, à certains égards plus dangereux que la marxisme qui, lui, n’est pas porteur ou créateur de ce « monde unique » occidental. La réalisation techno-économique du bonheur individuel compris comme bien-être par la pratique, notamment, de l’égalisation des hommes, des cultures et de l’homogénéisation de leur environnement : telle est l’essence du Système et de son discours. »
Guillaume Faye, « Le système à tuer les peuples », « La cause des peuples », Éditions Copernic, 1981.
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* Aldous Huxley, Literatur und Wissenschaft, Munich, 1963.