Abeille - alvéoles

« Regarde !… Tu les vois ? Comme les pauvres Parisiens dans la métro ! Pauvres bêtes qui courent, courent toute la journée, toute la nuit, car je viens les observer la nuit aussi pendant des heures. Toujours toutes à la queue leu leu, victimes d’une spécialisation absolue et sacrifiées, toutes, à la productivité et à l’efficacité du monstre État – Saluez ! – de leur naissance à leur mort… Et là-dedans, parmi ces dix mille sujets de chacun de ces « États » (il montrait l’ensemble du rucher), rien qu’une qui a droit à l’amour ! la reine – les autres, les ouvrières, au turf, mes enfants, au turf ! à la production ! Toutes ! Vite ! Nuit et jour !… d’ailleurs pense qu’une seule, la reine, a les organes de l’amour ! Les autres ? Nib ! Rien ! Condamnées à la production exclusivement ! Les joies de l’amour ? Tintin ! Pas la peine ! Temps perdu ! Énergie perdue ! Une seule suffira : la reine (je te la montrerai un jour). C’est un sexe ambulant – un sexe – rien qu’un sexe. Elle n’a même pas les organes pour se nourrir. Ce sont les ouvrières qui l’empiffrent. Les mâles aussi : on les fabrique à la demande, en temps voulu, exclusivement pour la fécondation de la seule reine. Ils sont incapables de se sustenter et de travailler. Ce sont les ouvrières qui les alimentent. Ce qui facilite les choses pour les supprimer lorsqu’ils ont rempli la Mère unique. Bouches inutiles. On se contente de ne plus les alimenter : ils crèvent de faim. Amen ! Pour le bien de l’État. Saluez ! » Le Mage hochait la tête, en fixant fiévreusement les allées et venues mystérieuses de ces bagnardes. Au bout d’un instant, il s’écria d’une voix terrible, comme un procureur indigné :

« Messieurs, nous avons là sous les yeux une société qui a été entièrement pervertie au communisme intégral, au collectivisme total, parfait, à l’étatisme systématique, et sacrifiée sur l’autel du productivisme, au dieu État…! Saluez !… »

On ne savait trop si le Mage ricanait, sanglotait ou étouffait de colère.

Puis il eut un long silence et, sans cesser d’observer cet invraisemblable et inquiétant mouvement qui circulait dans ces corridors rigoureux ménagés entre les opercules, il continua :

« Regarde les… Regarde ces ilotes urbains dans les couloirs du métro ! Regarde-les tes Parisiens châtrés de demain, tes esclaves ! Ici, dans cette ruche, ce ne sont plus dix mille abeilles, c’est une matière bien moulée, bien conditionnée qui fonctionne. Plus d’individus : une collectivité. Regarde : ta femme est là, déchargée de ses devoirs de maternité, tout entière vouée au service de la collectivité. Saluez ! Quant à toi !… Eh bien, toi, mon garçon, tu n’es plus là. Tu peux chercher : tu ne verras pas un mâle. Pas un mâle, je te dis. Les messieurs vont être pondus en temps voulu, selon le programme, dans des alvéoles spéciaux, nourris d’une nourriture spéciale, pour faire des reproducteurs de choix jusqu’au moment du vol nuptial ; et en avant pour la grande remonte. Un seul mâle – celui qui vole le plus haut – aura cet honneur de baiser la reine, de la baiser à mort. Après quoi, la seule reine étant gavée de sa semence, ils vont tous tomber d’inanition et leur cadavre desséché sera évacué par les nettoyeuses de service ! pour le plus grand bien de l’État, de Sa Majesté la Communauté. Saluez ! »

Chaque fois qu’il prononçait le mot État, le Mage se mettait debout, faisait un salut militaire grotesque. Puis, levant l’index droit, il dit d’une voix de prédicateur : « Voilà ce que vous allez devenir, messieurs, si vous vous laissez manipuler par les collectivistes, les théoriciens, les savants… Bientôt on vous fabriquera des hommes dans des flacons, sur commande, spécialisés dans l’œuf et dûment conditionnés dès l’enfance… Déjà on retire à vos femmes leur rôle maternel, déjà on les contraint à des travaux cycliques et asexués, déjà on limite votre travail à un ou deux gestes, toujours les mêmes ; déjà on vous abruti par la drogue, la politique et la spécialisation pour que vous soyez mûrs et fin prêts pour la banalisation. »

Louis Châgniot, excédé, put enfin placer, en riant d’un air supérieur : « Pourtant, Balthazar, tu les soignes, tu les utilises ces pitoyables esclaves car je suppose que tu récoltes leur miel et que tu en vis, en quelque sorte ?

– Diable oui ! Dit l’autre en ricanant, j’en vis ! Leur miel est même quasiment ma seule monnaie d’échange et je n’en veux pas d’autre. Avec mon miel, je me procure tout ce qui me manque et à l’insu de l’État ! Saluez ! Le troc ! Oui, le troc ! Voilà l’espoir du monde ! Plus de monnaie, plus de marchandise tierce, plus d’opération bancaire, tout ce saint-frusquin qui sont les moyens étatiques de contrôler et d’opprimer les hommes… »

Petit Louis pensa : « C’est son hydromel qui lui monte à la tête ! »

Le Mage avait quitté ce ton pamphlétaire et continuait d’une voix plus douce sur le ton d’une précieuse confidence : « …Mais aussi, et surtout, je les entretiens ici pour les étudier, et percer les secrets du processus de leur perversion, et me gausser tout en pensant que l’humanité va connaître semblable mésaventure. Je les regarde au microscope, je les suis, je les écoute. »

Henri Vincenot, « Le maître des abeilles ». Chapitre 4. 1985.

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