La communauté de l'anneau« En tant qu’enseignant, je me suis efforcé de dénoncer l’échange mercantile en classe. Pour cette raison, maints qui étaient habitués à la norme d’un enseignement générique ont jugé mes conférences et mes séminaires étranges. Le paradigme éducatif que je suis [ndr: du verbe suivre] est la conversation socratique, les questions et les réponses échangées entre des individus qui incarnent concrètement la scène pédagogique, changeante et non-définie, de sorte que leurs identités respectives puissent souffrirent le doute. Le désir de savoir ne vient pas d’un manque en soi, mais il naît au moment où l’on prend conscience d’un manque en soi de ce qui est bon. L’ignorant complet ne peut désirer être sage parce que son ignorance l’empêche de reconnaître son manque. L’ignorance n’est ainsi jamais ni simple ni sans qualité, et le savoir de son ignorance produit l’erôs ou le désir de savoir. Le philosophe, amant de la sagesse, n’est ni véritablement sage ni entièrement ignorant. L’ignorance est une condition du savoir et de la sagesse. Soutenir que l’on sait que l’on ne sait pas est moins une contradiction avec soi-même qu’une idée de ce qui se cache dans son apparition.

La rencontre socratique emploie diverses techniques de discours au service d’une pédagogie concrète. Par l’aiguillon de ses remarques et de ses questions (Nadelstiche), Socrate pousse ses interlocuteurs à la contradiction, à la confusion, il les réduit à l’aporia, au manque de ressources. L’aporia est un manque d’un genre spécifique, une perplexité advenue dans la rencontre de ce qui fut jusque là impensé, une incertitude quant à la prochaine destination lorsqu’on est mené par le désir de progresser. L’institution universitaire en tant que telle confère à l’enseignant la reconnaissance d’un statut, d’une autorité qui peut empêcher la communication. Une pédagogie qui considère l’enseignant comme l’autorité détenant le savoir et le dispensant officiellement écarte inévitablement tout désir. La tyrannie est un scénario pédagogique à pure perte. Si l’affectation d’omniscience magistrale et l’autorité qu’elle rend visible découragent en effet l’apprentissage, alors la question de l’éducation n’est plus la question du comment de la transmission du savoir mais du comment de celle de sa suspension. L’enseignant concret est celui qui met temporairement en scène l’absence de ressources. L’éducation n’est pas la passation de savoir et de compétences, pas plus dans le paradigme médiéval du maître et de l’apprenti que dans le modèle plus moderne du vendeur et du consommateur. Appelons-la plutôt une suspension, un délai de formulation tel que l’étudiant atteigne une réponse. L’ignorance est un mode de suspension qui questionne les rôles de l’enseignant, rôle de celui qui sait, et de l’étudiant, celui qui ne sait pas. Le silence de l’enseignant est en fin de compte ce qui doit être entendu. Et c’est pourtant précisément en tant qu’enseignant que je dois parler ici-même. »

Martin Heidegger, « L’art d’enseigner – Pour la commission de dénazification ». Éditions Klincksieck, 2007.

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