« Lorsque de nos jours nous employons le mot de science, ce mot signifie quelque chose d’essentiellement différent aussi bien de la doctrina et de la scientia du Moyen Age que de l’episteme grecque. La science grecque n’a jamais été une science exacte, et cela pour la raison qu’en son essence elle ne pouvait être exacte et n’avait pas besoin de l’être. C’est pourquoi il est insensé de dire que la science moderne est plus exacte que celle de l’Antiquité. De même, on ne peut pas plus dire que la doctrine galiléenne de la chute libre des corps légers lévitent vers le haut, est fausse ; car l’acceptation grecque de la nature du corps et du lieu, et de la relation des deux, repose sur une autre ex-plication de l’étant et conditionne par conséquent une autre façon de voir et de questionner les phénomènes naturels. Il ne viendrait à l’idée de personne d’affirmer que la poésie de Shakespeare fût en progrès sur celle d’Eschyle. Mais il est encore plus impossible de dire que l’appréhension moderne de l’étant est plus correcte que l’appréhension grecque. Si donc nous voulons comprendre l’essence de la science moderne, il nous faut avant tout nous libérer de l’habitude que nous avons de ne distinguer la science moderne de l’ancienne que par une différence de degré d’après le point de vue du progrès. »
Martin Heidegger, « L’époque des « conceptions du monde » », « Chemins qui ne mènent nulle part », Tel Gallimard, pp. 101-102.