Leifr Eiríksson - Reykjavík

« […] Le sentiment de mépris pour soi-même était inconnu des Germains. C’eût été une manière de sacrilège, puisque chacun était le dépositaire de cette force de vie, de cette capacité de chance qu’était l’eiginn máttr ok megin. Au sens religieux du terme, l’homme était possédé du Destin. Par une conséquence toute naturelle, exceptionnellement conscient de son destin, il se veut un destin exceptionnel : toute la grandeur – et toute la faiblesse – du Germain païen est là. Suivons cette progression : l’Être à l’état pur, c’est le Destin ; il est donné à chaque individu de participer à cet être dès sa naissance ; il n’y a donc pas de solution de continuité radicale entre l’Être et l’individu. Lorsque l’Islandais dit : svá segir hugr mér (« J’ai le sentiment, le pressentiment que, ma conscience me dit que »), il sait bien que ce n’est pas exactement lui qui parle, mais cette force en lui qui anime ses reins et son cœur. Il y a quelque chose en lui qui est sacré ou qui témoigne du sacré, c’est cela qui l’incite à s’accepter lui-même, qui le rend digne de vivre et qui rend la vie digne de lui. Tel est le fondement de son courage, et aussi de son honneur.

L’appartenance à un monde transcendant

Il revient donc à l’individu de manifester à son tour cette appartenance au monde du transcendant, de faire valoir cette dignité : c’est cela qu’il appelle son honneur, avec une richesse de lexique aussi grande qu’en ce qui concerne le Destin (heidr, sómi, virding, metord, tírr, ordstir, frægd, sæmd). Si le sacré vit en l’homme, celui-ci en est rendu éminent. Mais il importe que nul n’en ignore. De cela découlent deux conséquences capitales :

a) La dignité de l’homme, sa grandeur seront d’accomplir sa destinée, de l’incarner volontairement, de la prendre en charge ;

b) Il n’y a pas de solitaire : la mesure de cet accomplissement se prend au regarde d’autrui, dont le témoignage a force de consécration publique.

Il faut développer chacun de ces deux points.

Nous reviendrons à la notion de gæfa-gifta que nous évoquions plus haut. C’est ce que le Destin a concédé à l’homme, son lot, dirions-nous. Il faut remarquer que cette capacité est individuelle, elle ne s’étend pas à la famille ou au clan. Ensuite, qu’elle n’est pas acquise une fois pour toutes : le gæfumadr, l’homme qui a la gæfa, est susceptible de la perdre s’il a dérogé, et inversement, à force de courage, l’ógæfumadr, celui qui n’a pas eu la gæfa, est capable de l’acquérir. Nous possédons même, avec la saga de Hrafnkell prêtre de Freyr, un bel exemple, littéraire à souhait il est vrai, de gæfumadr qui a déchu, puis qui a su retrouver par son énergie sa fortune première. Ici, à qui ose entreprendre il n’est rien d’impossible. Voici donc la notion de destin individualisée et prise en charge. Le Germain n’a pas choisi d’être tel qu’il est. Mais il lui appartient : 1) de connaître ce qu’il est, 2) de l’accepter sans barguigner, 3) de l’assumer. Dans cette série de verbes tient toute la grandeur épique de l’univers héroïque germanique ou nordique. Notion grandiose, d’un caractère tragique évident. Ce qui fait la grandeur de l’homme, ce n’est pas une révolte, romantique et vaine, contre le sort : c’est de s’en faire l’artisan volontaire, lucide, conscient. Alors, les perspectives se renversent. Il n’y a plus de victimes de la fatalité. Si l’homme assume sa gæfa, le voici gæfumadr, cela se sent, cela se sait, c’est un chef, il vaincra. S’il la refuse, c’est une épave, consciente de l’être en général. […]

Régis Boyer, « Le sacré chez les anciens scandinaves », in « L’Edda poétique », « Prendre le Destin en charge, ou vénérer le sacré vivant en soi ».

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