Avec la notion de vertu intellectuelle, il ne s’agit pas de confondre la morale et la connaissance, mais d’avancer que la connaissance est une disposition naturelle qui demande à être cultivée.
Aristote est le père d’une idée surprenante : il existe des vertus intellectuelles ; bien plus, la science elle-même est une de ces vertus. Ce concept hybride, développé dans le livre VI de l’ « Éthique à Nicomaque », n’introduit-il pas une confusion illégitime entre morale et connaissance ? N’induit-il pas l’idée, fort discutable, que les hommes intelligents sont nécessairement bons, et réciproquement ? Le développement relativement récent d’une épistémologie des vertus qui revendique une ascendance aristotélicienne soulève la question suivante : les vertus ont-elles une place dans le domaine de la connaissance, et plus particulièrement dans les sciences ? Loin d’imposer le moralisme en science ou l’intellectualisme en éthique, Aristote élabore la notion de vertu intellectuelle pour distinguer les capacités cognitives des qualités éthiques. Il faut en effet dissiper un malentendu : pour Aristote, les vertus ne sont pas nécessairement des qualités morales. Est vertu toute disposition acquise qui actualise de façon excellente une capacité naturelle d’un être. Par exemple, la capacité à courir longtemps est, pour l’homme, une vertu, une vertu physique. Son opposé, le vice, est une disposition acquise par laquelle une capacité naturelle est bridée ou actualisée de façon défectueuse.
Aristote regroupe vertus et vices en deux faisceaux. D’une part, les hommes ont un caractère (ethos) : ils contractent des habitudes dans leurs façons de désirer et d’agir. Ces dispositions sont des vertus – ou des vices – éthiques. D’autre part, ils ont un esprit (dianoia) et, comme l’office de cet esprit est de saisir la vérité, toutes les compétences acquises permettant d’atteindre la vérité sont des vertus intellectuelles, ou dianoétiques. Ces deux types de vertus n’actualisent pas les mêmes capacités et n’ont pas la même nature. Être vertueux d’un point vue éthique, c’est en effet être capable de trouver le juste milieu entre deux vices. Par exemple, être courageux, c’est choisir les actions qui ne sont ni lâches ni téméraires. Les vertus intellectuelles n’ont, elles, qu’un seul contraire : la propension à adopter des croyances fausses. De plus, les vertus éthiques s’acquièrent par l’imitation et par l’habitude, alors que les vertus intellectuelles doivent également faire l’objet d’un apprentissage théorique. On devient courageux en s’habituant au combat ou en imitant un homme héroïque, mais on acquiert la science principalement en assimilant des enseignements. En distinguant ainsi moralité et connaissance, Aristote s’oppose au Socrate de la « République », qui considère comme identiques la vertu et la science. Il peut exister des savants moralement inférieurs et il n’est pas besoin d’être savant pour être vertueux. Aristote ne considère toutefois pas que capacité à connaître le vrai et aptitude à faire le bien sont totalement indépendantes l’une de l’autre. L’intérêt de sa position tient au fait que, selon lui, il existe plusieurs types de dispositions grâce auxquelles nous parvenons à des connaissances vraies. Nous sommes capables de connaître le vrai concernant des êtres nécessaires et des relations invariables, par exemple en astronomie, et aussi concernant des êtres et des relations contingents ou relatifs, notamment en matière politique. A chacune de ces capacités correspondent deux excellences cognitives distinctes : respectivement la sagesse (sophia) et la prudence (phronesis). La sagesse consiste à la fois dans l’aptitude à former des déductions valides – c’est la science : epistèmè – et dans la capacité à saisir les principes vrais d’où partent ces démonstrations – c’est l’intellect. La sagesse – et ses vertus constitutives, science et intellect – est dotée, pour Aristote, d’une valeur supérieure d’un point de vue aussi bien psychique que cosmologique. Au sens où la vie qu’elle implique ne met pas en jeu désirs et actions, elle ne requiert cependant pas la possession de vertus éthiques.
L’autre grand type de vertu intellectuelle, la disposition à connaître avec vérité ce qui est bien pour les hommes, la prudence, est, elle, étroitement liée aux vertus éthiques. Il est en effet impossible d’être juste, courageux ou tempérant sans être guidé par la prudence car celle-ci éclaire les actions et les désirs des hommes : elle leur indique quels sont les moyens efficaces pour atteindre la fin bonne qu’ils poursuivent. Sans prudence, les vertus seraient impuissantes : elles ne seraient plus à proprement parler des vertus car elle n’actualiseraient pas les capacités de l’homme. Réciproquement, sans les vertus éthiques, la prudence serait une simple habileté, sans valeur morale. La lecture du livre VI de l’ « Éthique à Nicomaque » peut causer une certaine déception. N’est-il pas bien loin de nos préoccupations actuelles ? Les qualités intellectuelles que nous considérons habituellement comme indispensables au savant – résistance au dogmatisme, honnêteté intellectuelle… – sont absentes du propos d’Aristote. De plus, moralité et connaissance scientifique semblent étrangères l’une à l’autre – seule la vie de prudence est liée aux vertus éthiques – et Aristote, contrairement à la plupart des théoriciens contemporains, ne considère pas le désir de vérité comme une vertu qui mérite éloge, mais comme une tendance naturelle de l’homme.
On pourrait en conséquence estimer que les épistémologues de la vertu n’ont fait qu’emprunter un terme à Aristote afin de former une théorie nouvelle capable de répondre aux questions contemporaines d’épistémologie. Cette idée est à nuancer : d’une part, le livre VI de l’« Éthique à Nicomaque » n’épuise pas le propos d’Aristote sur les vertus intellectuelles ; d’autre part, la théorie des vertus intellectuelles de l’« Éthique » a une portée considérable concernant l’idée de responsabilité épistémique. En effet, assimiler les différents types de connaissance à des dispositions acquises valide l’idée d’une responsabilité des hommes à l’égard des croyances qu’ils ont : la soif de vérité peut être étanchée uniquement si une éducation appropriée est donnée et reçue. L’individu n’est pas seul responsable de ses erreurs. Peut-être le principal apport de la théorie aristotélicienne est-il l’idée que bonheur humain et connaissance du vrai sont indissociables. Aux yeux d’Aristote, la possession de vertus intellectuelles est la condition du bonheur. »
Cyrille Bégorre-Bret, attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université de Reims Champagne-Ardenne.
Paru dans « Sciences et Avenir », Hors-série, octobre-novembre 2005.
La science comme vertu selon Aristote
Avec la notion de vertu intellectuelle, il ne s’agit pas de confondre la morale et la connaissance, mais d’avancer que la connaissance est une disposition naturelle qui demande à être cultivée.
Aristote est le père d’une idée surprenante : il existe des vertus intellectuelles ; bien plus, la science elle-même est une de ces vertus. Ce concept hybride, développé dans le livre VI de l’ « Éthique à Nicomaque », n’introduit-il pas une confusion illégitime entre morale et connaissance ? N’induit-il pas l’idée, fort discutable, que les hommes intelligents sont nécessairement bons, et réciproquement ? Le développement relativement récent d’une épistémologie des vertus qui revendique une ascendance aristotélicienne soulève la question suivante : les vertus ont-elles une place dans le domaine de la connaissance, et plus particulièrement dans les sciences ? Loin d’imposer le moralisme en science ou l’intellectualisme en éthique, Aristote élabore la notion de vertu intellectuelle pour distinguer les capacités cognitives des qualités éthiques. Il faut en effet dissiper un malentendu : pour Aristote, les vertus ne sont pas nécessairement des qualités morales. Est vertu toute disposition acquise qui actualise de façon excellente une capacité naturelle d’un être. Par exemple, la capacité à courir longtemps est, pour l’homme, une vertu, une vertu physique. Son opposé, le vice, est une disposition acquise par laquelle une capacité naturelle est bridée ou actualisée de façon défectueuse.
Aristote regroupe vertus et vices en deux faisceaux. D’une part, les hommes ont un caractère (ethos) : ils contractent des habitudes dans leurs façons de désirer et d’agir. Ces dispositions sont des vertus – ou des vices – éthiques. D’autre part, ils ont un esprit (dianoia) et, comme l’office de cet esprit est de saisir la vérité, toutes les compétences acquises permettant d’atteindre la vérité sont des vertus intellectuelles, ou dianoétiques. Ces deux types de vertus n’actualisent pas les mêmes capacités et n’ont pas la même nature. Être vertueux d’un point vue éthique, c’est en effet être capable de trouver le juste milieu entre deux vices. Par exemple, être courageux, c’est choisir les actions qui ne sont ni lâches ni téméraires. Les vertus intellectuelles n’ont, elles, qu’un seul contraire : la propension à adopter des croyances fausses. De plus, les vertus éthiques s’acquièrent par l’imitation et par l’habitude, alors que les vertus intellectuelles doivent également faire l’objet d’un apprentissage théorique. On devient courageux en s’habituant au combat ou en imitant un homme héroïque, mais on acquiert la science principalement en assimilant des enseignements. En distinguant ainsi moralité et connaissance, Aristote s’oppose au Socrate de la « République », qui considère comme identiques la vertu et la science. Il peut exister des savants moralement inférieurs et il n’est pas besoin d’être savant pour être vertueux. Aristote ne considère toutefois pas que capacité à connaître le vrai et aptitude à faire le bien sont totalement indépendantes l’une de l’autre. L’intérêt de sa position tient au fait que, selon lui, il existe plusieurs types de dispositions grâce auxquelles nous parvenons à des connaissances vraies. Nous sommes capables de connaître le vrai concernant des êtres nécessaires et des relations invariables, par exemple en astronomie, et aussi concernant des êtres et des relations contingents ou relatifs, notamment en matière politique. A chacune de ces capacités correspondent deux excellences cognitives distinctes : respectivement la sagesse (sophia) et la prudence (phronesis). La sagesse consiste à la fois dans l’aptitude à former des déductions valides – c’est la science : epistèmè – et dans la capacité à saisir les principes vrais d’où partent ces démonstrations – c’est l’intellect. La sagesse – et ses vertus constitutives, science et intellect – est dotée, pour Aristote, d’une valeur supérieure d’un point de vue aussi bien psychique que cosmologique. Au sens où la vie qu’elle implique ne met pas en jeu désirs et actions, elle ne requiert cependant pas la possession de vertus éthiques.
L’autre grand type de vertu intellectuelle, la disposition à connaître avec vérité ce qui est bien pour les hommes, la prudence, est, elle, étroitement liée aux vertus éthiques. Il est en effet impossible d’être juste, courageux ou tempérant sans être guidé par la prudence car celle-ci éclaire les actions et les désirs des hommes : elle leur indique quels sont les moyens efficaces pour atteindre la fin bonne qu’ils poursuivent. Sans prudence, les vertus seraient impuissantes : elles ne seraient plus à proprement parler des vertus car elle n’actualiseraient pas les capacités de l’homme. Réciproquement, sans les vertus éthiques, la prudence serait une simple habileté, sans valeur morale. La lecture du livre VI de l’ « Éthique à Nicomaque » peut causer une certaine déception. N’est-il pas bien loin de nos préoccupations actuelles ? Les qualités intellectuelles que nous considérons habituellement comme indispensables au savant – résistance au dogmatisme, honnêteté intellectuelle… – sont absentes du propos d’Aristote. De plus, moralité et connaissance scientifique semblent étrangères l’une à l’autre – seule la vie de prudence est liée aux vertus éthiques – et Aristote, contrairement à la plupart des théoriciens contemporains, ne considère pas le désir de vérité comme une vertu qui mérite éloge, mais comme une tendance naturelle de l’homme.
On pourrait en conséquence estimer que les épistémologues de la vertu n’ont fait qu’emprunter un terme à Aristote afin de former une théorie nouvelle capable de répondre aux questions contemporaines d’épistémologie. Cette idée est à nuancer : d’une part, le livre VI de l’« Éthique à Nicomaque » n’épuise pas le propos d’Aristote sur les vertus intellectuelles ; d’autre part, la théorie des vertus intellectuelles de l’« Éthique » a une portée considérable concernant l’idée de responsabilité épistémique. En effet, assimiler les différents types de connaissance à des dispositions acquises valide l’idée d’une responsabilité des hommes à l’égard des croyances qu’ils ont : la soif de vérité peut être étanchée uniquement si une éducation appropriée est donnée et reçue. L’individu n’est pas seul responsable de ses erreurs. Peut-être le principal apport de la théorie aristotélicienne est-il l’idée que bonheur humain et connaissance du vrai sont indissociables. Aux yeux d’Aristote, la possession de vertus intellectuelles est la condition du bonheur. »
Cyrille Bégorre-Bret, attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université de Reims Champagne-Ardenne.
Paru dans « Sciences et Avenir », Hors-série, octobre-novembre
2005.