« Les Dolomites sont domestiquées. Le Tyrol est un monde élémentaire. Il y a entre eux la même différence qui existe entre l’architecture harmonieuse de la Basilique St Pierre à Rome et l’austérité gothique avec laquelle les flèches noires de St Stéphane à Vienne s’élancent en vibrant vers le ciel.
Malgré tout, les Dolomites sont un monde méditerranéen, un monde de lumières, de couleurs et d’air. On y perçoit à peine la troisième dimension des choses, comme dans un décor fantasmagorique. La nuit tombée, son monde de claires apparitions se détachant sur une végétation impeccable se transforme en silhouettes énigmatiques, menaçantes et compliquées. Ce changement incite à passer de la contemplation à l’action, c’est-à-dire à affronter directement la paroi rocheuse, à défier ses résistances, sa hauteur vertigineuse et son inaccessibilité.
Inversement, le monde du Tyrol est beaucoup plus celui du symbole. Ses clartés ne sont pas celles de la paroi rocheuse mais celles de la glace. Ce n’est pas non plus le monde blanc des grands glaciers de l’Ouest. La nature, par une sorte d’ascèse, dans le silence et la désolation, se prépare en quelque sorte à la transfiguration qu’elle va subir dans la zone de la pure lumière gelée. L’élémentaire prédomine : la distance par rapport à l’homme est beaucoup plus grande. C’est là le symbolisme du Tyrol. Il a pour contre-partie des fragments d’une religiosité traditionnelle, fermée et profonde, comme si les rares habitants de cette région vivaient encore au Moyen-âge. Nous avons un vague souvenir d’une longue traversée du Gross-Venediger : du Defregger-Haus au Badwer-Hütte, puis, après une Haute Voie, vers le Innere Geschoss, jusqu’au Tauern-Haus.
Nous ne parlerons pas ici de la qualité de la glace qui se trouve sur le haut sentier et qui n’a peut-être pas son pareil ailleurs ; ni de la voie sur la grande moraine escarpée couronnée de nuages, ni des sentiers en lacet au milieu d’une végétation chaotique et presque empoisonnée, plus haute que soi, ni même des sentiers extrêmement raides, marécageux et traîtres qui sont suspendus au-dessus d’un précipice. En bas, la haute vallée et le torrent. Nous avançons avec l’état d’esprit qui est celui des grimpeurs pendant les dernières heures du jour. Tout à coup, la vallée donne naissance à une gorge et se transforme. Seul, le sommet se détache sur le fond ; tout autour, il y a un amas de rochers jaune noirâtre qui ressemblent plus à du bois qu’à de la pierre, n’ayant pas le caractère froid et lourd de la pierre. Il y a des rochers, et puis des maisons, les premières maisons d’un village. Ce sont des masures en bois qui sont toutes de la même couleur, mais il n’y a pas la moindre trace de vie, les portes sont ouvertes, les fenêtres sont tombées par terre, il n’y a ni hommes ni animaux en vue. Le seul bruit est le grondement des cascades invisibles de la zone des glaces.
Sur le bord du sentier, il y a une grande croix portant une date et une inscription presque effacée dont nous ne nous rappelons plus exactement les mots allemands, mais qui disait à peu près ceci : « Voyageur, arrête-toi un instant, regarde les glaces et regarde le signe de Celui qui mourut pour notre rédemption et qui nous a enseigné que la mort est le chemin qui mène à la vie. »
Selon une légende énigmatique, le Saint Graal, la mystique pierre de lumière symbolisant la tradition spirituelle vivante de l’Occident médiéval, a été tranféré d’Espagne – du Montsalvat de Sauveterre – en Bavière, et enfin au Tyrol. À Innsbruck, dans la « Chapelle d’Argent », parmi les statues des ancêtres légendaires du « dernier chevalier européen », Maximilien Ier, il y a aussi une statue du roi Arthur de Camelot, le roi de la Table Ronde et des chevaliers du Graal. Quelque chose de cet héritage obscur semble s’être conservé au Tyrol, fût-ce avec le caractère étroit et rigide propre à une réalité dont il ne demeure plus que l’écho. Les origines de la race nordico-dinarique qui prédomine dans cette région sont floues. Ce qu’il y a de certain, c’est que le christianisme a ranimé en elle une hérédité beaucoup plus ancienne, et qu’il lui a donné ainsi la possibilité de se perpétuer jusqu’à une époque historique ultérieure, même si elle a changé entre-temps.
Ceci explique la présence au Tyrol de certains symboles primordiaux dans une forme christianisée plus qu’occidentale. Dans les vallées tyroliennes et même dans des villes comme Innsbruck et Linz, on trouve très souvent une étrange variante du crucifix, qui est érigée sur des trophées de chasse formant le signe du Bélier et dont le Christ est entouré d’une auréole solaire rayonnante du même type que celle qu’on voit dans les religions primordiales. Sur le toit des maisons de campagne, qui reflètent toujours le même style caractéristique, il y a d’intéressantes combinaisons de crucifix accompagnés de figures animales stylisées, différentes de vallée en vallée, et qui conservent très vraisemblablement des traits de symboles « totémiques » archaïques.
En tout cas, il y a des signes fréquents d’une religiosité qui s’élève du plan purement sentimental ou conventionnel au plan de la synthèse spirituelle. Nous en avons donné un exemple dans « Art et symbole dans la demeure des neiges ». Dans l’Oetzal, un sentier qui mène aux glaciers est pour ainsi dire rythmé par les images de la Via Crucis. Les différentes « stations » sont séparées par de longs intervalles. À la dernière station, le monde des rochers se termine et celui des neiges éternelles commence. Ce sentier se trouve dans une zone située à l’écart des itinéraires de montagne les plus fréquentés, comme s’il avait été placé là pour un rite anonyme et silencieux, mais néanmoins chargé d’une signification vivante. Sur le Gross-Glockner, dans une gorge où le torrent tourbillonnant qui prend sa source au sommet de cette montagne se transforme en une cascade grondante, il y a une petite chapelle où sont placés divers ex-voto. L’un d’eux est représenté par des médailles militaires et porte cette inscription : « Je dois à Dieu le courage qui m’a conféré cet honneur ».
Nous nous souvenons d’une cérémonie célébrée, nous ne savons plus pour quelle occasion, dans l’église de Prägraten. L’intérieur de l’église avait l’air d’un terrain de parade militaire : les hommes étaient à droite, les femmes à gauche, tous en costumes traditionnels et parfaitement alignés. Au centre se tenait une sorte de délégation corporativo-militaire portant des drapeaux et des étendards. Ils accompagnaient tous au chant un air d’orgue porté par des clairons ; en dépit de fausses notes, il en résultait un effet singulier qui n’était pas sans avoir une certaine grandeur. Au Tyrol, il n’y a pas de hameau, si reculé et si petit qu’il soit, qui n’ait pas sa chapelle ; il n’y a pas de col ou point de vue qui n’ait pas son crucifix, qui est toujours remis en place chaque fois que le vent ou la tempête le fait tomber ou l’emporte. C’est presque une invitation silencieuse à transfigurer et à intégrer ce qui, comme simple émotion esthétique, peut venir de la contemplation de la nature dans la forme supérieure d’une signification spirituelle, pour ne pas dire d’un symbole illuminant.
Ce sont là les fragments d’un monde perdu qui ne pourront peut-être pas résister encore très longtemps. Avec la région de Salzbourg, le Tyrol est devenu à la mode. Un public de touristes et de mondains y afflue du monde entier en été et en hiver, allant même dans les vallées les plus lointaines, où surgissent de nouveaux hôtels, tandis que les hôtels existant se modernisent. Les villes elles-mêmes prennent l’aspect plus ou moins anodin de centres de vacances ou de stations de ski. Les traditions locales et les coutumes populaires sont regardées de plus en plus comme des objets de spectacle, ce qui revient à les déraciner. Ainsi le public exotique se « tyrolise » ; de plus en plus de touristes portent le costume local, les hommes de Lederhosen et les femmes le Dirndl. Tout cela marque le commencement de la fin. Encore une génération et le marécage bourgeois du monde moderne aura peut-être submergé et absorbé ces dernières traces d’une vie qui est la seule qui puisse être considérée comme vraie et normale. »
Julius Evola, « Méditations du haut des cimes » (Il Regime Fascista, 1936).