[…] Homère survit à Platon

Sous prétexte que les poètes sont créateurs d’illusions, Platon ira jusqu’à dire : « Nous bannirons la poésie de notre République. » Proposition odieuse d’une logique poussée à l’excès. Dans son aversion de la poésie et du mythe, Platon déplorait qu’Homère ait été « l’éducateur de la Grèce ». Il lui reprochait ses fables où les dieux se comportent de façon immorale ou peu vraisemblable. Mais la fonction du poète et du mythe n’est pas celle de la philosophie. La parole poétique n’est pas univoque. Dans son interprétation du réel et sa vision du monde, elle est multiple et créatrice de renouvellements. Elle semble fausse alors qu’elle est toujours vraie. Contrairement au discours moral, le mythe avertit et met en garde plus qu’il n’interdit. Il ignore la culpabilité morale, mais il montre les conséquences auxquelles exposent les transgressions.*

L’Iliade s’ouvre sur la colère d’Achille contre Agamemnon, « colère funeste qui fit périr tant de héros… ». Homère ne condamne pas la démesure d’Achille, il la décrie et en dévoile les conséquences. Tous ceux qui méditent sur le récit peuvent en tirer les leçons. Pourtant, Achille est grand. Il est unique dans cette grandeur et il en acquitte le prix. Les simples hommes ne peuvent égaler les héros, surhumains dans leurs excès et leur grandeur. Mais ils peuvent admirer ce qui est admirable et se détourner de ce qui est funeste. Telle est la « leçon » d’Homère. Ils montrent que l’ordre grec n’est pas inerte, il n’est pas né de la paix mais de la guerre. Il ne répudie aucune énergie ni aucune passion, même mauvaise. Il se saisit de ses vigueurs impétueuses pour les canaliser, en faire une force de vie, ce que n’a pas comprit Platon. Le poète donne à voir aussi le bonheur intime, l’harmonie dans le couple et la famille, Priam et son épouse, Hector et Andromaque. Mais il montre que ce bonheur ne prémunit pas contre le malheur de l’histoire, ni contre le Destin.

Devant le malheur, Homère ne gémit pas, mais on perçoit sa compassion. A chacun de faire son profit de sa narration. Au-delà d’épreuves infinies, Ulysse et Pénélope retrouveront le bonheur. Ce n’est pas un bonheur fade et béat. Il est le résultat d’une lutte sans fin contre un sort contraire. Cette lutte a révélé qu’Ulysse et Pénélope étaient un homme et une femme d’un type supérieur. Pas n’importe quel homme et n’importe quelle femme. Deux Hellènes, porteurs d’un héritage spécifique, de racines, d’une tradition, d’une mentalité particulière, qui expliquent leur être et leur façon d’être.

Il serait très excessif de prétendre que Platon et ses succésseurs mirent à mal le monde d’Homère. Leur universalisme implicite, leur dualisme, leur pesant discours moral furent sans grande portée pratique jusqu’à l’avènement du christianisme qui se les appropria. L’influence des grands poèmes s’en trouva peu amoindri. Plus tard, se séparant sur ce point de leur maître, les néoplatoniciens réhabilitèrent Homère au point même de le diviniser. Au IIIe siècle de notre ère, Plotin verra dans le poète un visionnaire immense, le contemplateur par excellence de la Beauté intelligible. Porphyre et Jamblique y découvriront la préfiguration de leur idée de l’âme immortelle. Un peu plus tard, Proclus estimera qu’Homère dispensait sous forme masquée la plus haute théologie.

[…]

Philosophie du corps chez Platon

« Je ne suis pas mon corps ni les émotions involontaires qui peuvent l’émouvoir », dit en substance Epictète. De cette négation du corps, les stoïciens tiraient l’idée de leur liberté. En cela, ils étaient bons élèves de Platon qui avait enseigné que le corps est « le tombeau de l’âme ».

On découvre cependant une exception dans le Timée, oeuvre tardive dans laquelle Platon s’écarte de son dualisme habituel. L’intérêt amical porté au corps y est en contradiction avec le reste de l’oeuvre où le corps est décrit avec mépris comme la prison de l’âme.

On perçoit dans le Timée un lien novateur de cause à effet entre santé du corps et santé de l’âme : « C’est en raison d’affections qui touchent notre corps que nous éprouvons de la joie, de la tristesse, du courage… ». Platon écrit ailleurs de façon assez contradictoire mais néanmoins judicieuse : « Vouloir conquérir la santé du corps sans conquérir la santé de l’âme est voué à l’échec. » La proposition inverse domine pourtant dans le Timée : soignons notre corps et notre âme trouvera son équilibre. Par ce postulat, Platon fait retour à la sagesse implicite d’Homère et des Anciens. « La santé est l’effet de justes proportions, lit-on encore dans le Timée. La maladie de l’âme vient de ce que nous avons un corps. » Par comparaison, l’indifférence et le mépris d’Epictète et des stoïciens pour le corps semblent une infirmité.

Dans le Timée, Platon distingue trois partie de l’âme intégrées au corps. Il les hiérarchise selon la tri-fonctionnalité de la République. Une partie divine et immortelle qui se rapporte à la raison, dont le siège est la tête (ndr: le noûs). Une deuxième partie qui se rapporte à l’action et au courage, dont le siège est la poitrine ou le coeur (ndr: le thumos). Enfin une troisième partie qui se rapporte aux désirs et pulsions vitales, dont le siège est à la fois le sexe et le ventre (ndr: l’épithumia). Plus trace de dualisme dans cette interprétation qui fait du corps lui même une partie consécutive de l’âme, ce que n’aurait pas désavoué Homère.

Toujours pédagogue, Platon dit la nécessité de stimuler les différentes fonctions de l’âme par des exercices appropriés. La tête et la raison seront entrainées grâce à la réflexion philosophique et aux mathématiques. Le coeur et l’aptitude à laction seront exercés par la musique et la gymnastique. Le bon équilibre du ventre – donc de l’influx vital – sera assuré par la diététique. L’ensemble se termine sur un aphorisme très homérien : « Le but de la vie humaine est d’établir ordre et harmonie dans son corps et son âme, à l’image de l’ordre éternel du monde. »

Dominique Venner, « Histoire et tradition des Européens – 30 000 ans d’identité », Postérité d’Homère.

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* ndr : souligné par nos soins.

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