Nous ne retrouvons, ni chez les « primitifs », ni dans les civilisations extra-européennes plus évoluées, l’idée du Néant interchangeable avec l’idée de la Mort. Chez les chrétiens comme dans les
religions non chrétiennes, la Mort n’est pas homologuée à l’idée de Néant. La Mort est – bien entendu, une fin – mais une fin qui est immédiatement suivie par un nouveau commencement. On meurt à
un mode d’être afin de pouvoir accéder à un autre. La mort constitue une rupture de niveau ontologique.
Il est également intéressant de savoir comment a été valorisé le Néant dans les religions et métaphysiques de l’Inde ; le problème de l’Être et du Non-Être étant considéré comme une spécialité de
la pensée indienne
Pour la pensée indienne, notre monde aussi bien que notre expérience vitale et psychologique sont les produits plus ou moins directs de l’illusion cosmique, de la Mâyâ. Le monde physique de même
que notre expérience humaine sont constitués par le devenir universel, par la temporalité ; ils sont donc illusoires, créés et détruits qu’ils sont par le Temps. Mais ceci ne veut pas dire qu’ils
n’existent pas, qu’ils sont une création humaine. Le monde n’est pas un mirage ou une illusion dans le sens immédiat du terme : le monde physique existe, mais uniquement dans le Temps, ce qui
veut dire, pour la pensée indienne, qu’il n’existera plus demain ou d’ici cent millions d’années ; par conséquent, jugés à l’échelle de l’Être absolu, le monde, et avec lui toute expérience
dépendant de la temporalité, sont illusoires. C’est dans ce sens que la Mâyâ se révèle, pour la pensée indienne, une expérience particulière du Néant, du Non-Être.
On peut donc décrypter l’angoisse du monde moderne par la clé de la philosophie indienne. Un philosophe indien dirait que l’historicisme et l’existentialisme introduisent en l’Europe à la
dialectique de la Mâyâ. Voici à peu près quel serait son raisonnement : la pensée européenne vient de découvrir que l’homme est implacablement conditionné, non seulement par sa physiologie et son
hérédité, mis aussi, par l’Histoire et surtout par sa propre histoire. C’est ce qui fait que l’homme est toujours en situation : il participe toujours à l’histoire, il est un être foncièrement
historique. Le philosophe indien ajoutera : cette « situation », nous la connaissons depuis très longtemps ; c’est l’existence illusoire dans la Mâyâ. Et nous l’appelons existence illusoire
justement parce qu’elle est conditionné par le Temps, par l’Histoire.
accordé d’importance philosophique à l’Histoire.
L’Inde s’est préoccupée de l’Être – et l’Histoire, créée par le devenir, est justement une des formules du Non-Être. Mais ceci ne veut pas dire que la pensée indienne a négligé l’analyse de
l’historicité : ses métaphysiques et ses techniques spirituelles ont procédé depuis longtemps à une analyse extrêmement fine de ce que la philosophie occidentale appelle aujourd’hui : « être dans
le monde », ou « être en situation » ; le Yoga, le bouddhisme, le Vedânta se sont appliqués à démontrer la Relativité et partant la non-réalité de toute « situation », de toute « condition
».
identifié dans la temporalité la dimension fatale de toute existence, exactement comme elle avait pressenti, avant Marx ou Freud, le conditionnement multiple de toute expérience humaine et de
tout jugement sur le monde.
Lorsque les philosophies indiennes affirmaient que l’homme est « enchaîné » par l’illusion, cela veut dire que toute expérience se constitue nécessairement comme une rupture, donc en se séparant
de l’absolu. Lorsque le Yoga ou le bouddhisme disaient que tout est souffrance, que tout est passager (« sarvam dukham, sarvam anityam »), le sens était celui du Sein und Zeit, à savoir que la
temporalité de toute existence humaine engendre fatalement l’angoisse et la douleur.
En d’autres termes, la découverte de l’historicité comme le mode d’être spécifique de l’homme dans le monde correspond à ce que les Indiens appellent depuis longtemps la situation dans la Mâyâ.
Et le philosophe indien dira que la pensée européenne a compris la précarité et la condition paradoxale de l’homme qui prend conscience de sa temporalité. L’angoisse surgit de cette découverte
tragique, que l’homme est un être voué à la mort, issu du Néant et en route vers le Néant.
Points de divergence entre la philosophie occidentale et indienne
Seulement, le philosophe indien restera perplexe devant les conséquences que les philosophes modernes ont tirées de cette découverte. Car, après avoir compris la dialectique de la Mâyâ, l’Indien
s’efforce de se délivrer de ces illusions, tandis que certains Européens semblent satisfaits de leur découverte et s’installent dans une vision pessimiste de l’existence et du monde. Il ne nous
incombe pas de discuter le pourquoi de cette situation de la pensée européenne : nous voulons seulement la soumettre au jugement de la philosophie indienne. Or pour un Indien, la découverte de
l’illusion cosmique n’a pas de sens si elle n’est pas suivie par la recherche de l’Être absolu ; la notion de Mâyâ n’a pas de sens sans la notion de Brahman. En langage d’Occidental, on pourrait
dire : prendre conscience qu’on est conditionné n’a de sens que si l’homme se tourne vers l’inconditionné et cherche la délivrance.
La Mâyâ est un jeu cosmique et en fin de compte illusoire, mais lorsqu’on l’a comprise comme telle, lorsqu’on a déchiré les voiles de la Mâyâ, on se trouve devant l’Être absolu, devant la réalité
ultime, et la Mâyâ n’est plus un ennemi, mais un allié. L’angoisse est provoquée par la prise de conscience de notre précarité et de notre irréalité foncière, mais cette prise de
conscience n’est pas une finalité en soi-même : elle nous aide seulement à découvrir l’illusion de notre existence dans le monde, mais à ce point précis intervient une deuxième crise de
conscience : on découvre que la Grande Illusion, la Mâyâ était nourrie par notre propre ignorance, c’est-à-dire par notre fausse et absurde identification avec le devenir cosmique et avec
l’historicité.
En réalité, pourrait préciser le philosophe indien, notre véritable Soi – notre âtman, notre purusha – n’a rien à voir avec les multiples situations de notre historicité. Le Soi participe à
l’Être ; l’âtman est identique à Brahman. Pour un philosophe indien, notre angoisse est facilement compréhensible : nous sommes angoissés parce que nous venons de découvrir que nous sommes – non
pas mortels, dans un sens abstrait de syllogisme, mais mourants, en train de mourir, en tant qu’implacablement dévorés par le Temps. Le philosophe indien comprend très
bien notre peur et notre angoisse, car il s’agit, en somme, de la découverte de notre propre mort. Mais de quelle mort est-il question ? Se demandera le philosophe
indien.
De la mort de notre non-moi, de notre individualité illusoire, c’est-à-dire de notre propre Mâyâ – et non pas de l’Être auquel nous participons, de notre âtman, qui est immortel justement parce
qu’il n’est pas conditionné et n’est pas temporel. L’Indien sera donc d’accord avec nous pour admettre que l’angoisse devant le Néant de notre existence est homologable à l’angoisse devant la
Mort – mais il ajoutera immédiatement : cette Mort qui nous rend anxieux n’est que la Mort de vos illusions et de votre ignorance ; elle sera suivie par une renaissance, par la prise de
conscience de votre véritable identité, de votre véritable mode d’être : celui de l’être non conditionné, libre. En un mot, dira le philosophe indien, c’est la conscience de votre propre
historicité qui vous rend anxieux, mais il n’y a rien là que de très compréhensible : car il faut mourir à l’Histoire pour découvrir et vivre l’Être.
Critiques de la philosophie occidentale sur la philosophie indienne
On devine assez facilement ce qu’un philosophe européen athée, historiciste ou existentialiste, pourrait répliquer à une telle interprétation de l’angoisse. Vous me demandez, dirait-il, de «
mourir à l’Histoire » ; mais l’homme n’est pas, et il ne peut pas être, autre chose qu’une partie de l’Histoire, car son essence même est temporalisée. Vous me demandez donc de renoncer à mon
existence authentique concrète et de me réfugier dans une abstraction, dans l’Être pur, l’âtman ; de sacrifier ma dignité d’être matérialiste et créateur d’Histoire et de vivre une existence
anhistorique, inauthentique, vide de tout contenu évolutif. Je préfère alors accepter l’angoisse : au moins elle ne me refuse pas une certaine grandeur héroïque, qui est celle de la prise de
conscience et de l’acceptation de la condition humaine amorale que j’ai choisis.
On pourrait formuler très brièvement ce qui, par rapport aux conceptions les plus fondamentales de l’Occident, fait défaut à la vision brahmanique de l’homme.
D’une part, on ne voit pas apparaître littéralement le concept de Raison, qui permet à l’individu d’avoir la pré-science ou connaissance de son milieu, mais peut aussi faire naître des projets
aussi ambitieux qu’un Descartes : repartir à zéro pour penser plus juste et fonder une pensée sur une vérité de départ inattaquable. Bien que Kant fasse une critique sévère de ce qu’il appelle
connaissance empirique, en opposition à l’expérience qu’il reconnais être une source – fiable – de savoir.
La notion même de concept n’a pas d’équivalent dans le vocabulaire sanskrit.
Corrélativement, la conduite de l’homme n’est jamais référée à l’application d’une conscience morale individuelle.
Mais formuler ainsi négativement ce qui fait l’originalité de l’Inde est gros de dangers. Il faut immédiatement empêcher les interprétations que favoriseraient les préjugés ambiants.
Rappelons-nous que le concept complexe et philosophique du yin et du yang à vu le jour dans une vaste contrée, qui réunissait la Chine et l’Inde avant leurs création. Aussi, la philosophie
indienne de non violence prônée entre autre par le célèbre mahatma Gandi, n’est pas dénuée de concepts et de morales, tels que la démocratie, la vie citoyenne, la vertu de l’homme, et sa capacité
à faire changer les choses aux plus hauts rangs.
Il y a là une confusion de différents ordres de pensée, qui existent cependant dans la philosophie occidentale qui sait les garder dictincts. Les systèmes conceptuels brahmaniques ne sont sans
doute jamais ce que les philosophes occidentaux appellent « philosophie », au sens où celle-ci se distingue de la théologie, car ils se sont tous élaborés à l’intérieur des croyances religieuses
ambiantes, érigées en évidence universelles : leurs théories de la connaissance font toutes une place privilégiée à la Parole révélée sans laquelle toute pensée serait
infirme.
Rappelons toute fois que de nombreux illustres philosophes tels que Nietsche, et Platon, sans citer Dieux en exemple ne se défendent pas d’un mysticisme omniprésent, tandis que d’autres traitent
ouvertement de la question de Dieu, avec une reconnaissance totale et dévouée.
C’est pourtant encore la grande affirmation des penseurs hindous contemporains face aux prétentions d’un Occident perçu globalement comme athée. La pensée humaine ne peut travailler que sur des
fondements qui lui sont donnés et qu’elle doit accepter.
Critiques de la philosophie indienne sur la philosophie occidentale
Il n’entre pas dans notre propos de discuter ces positions philosophiques européennes. Ce qui vient d’être développé n’implique ni que les hindous n’aient pas su penser rationnellement, ni qu’ils
aient jamais manié de concepts. Non seulement ils se sont servis du principe de non-contradiction – dont on ne voit pas comment une pensée pourrait se dispenser -, mais ils ont édifié un univers
d’une cohérence logique presque trop parfaite, aussi bien dans leur mythologie que dans leur philosophie, et un système de logique d’une subtilité étourdissante.
Nous devons pourtant insister sur un malentendu qui défigure l’image que l’Occident de fait de l’Inde et de la spiritualité indienne. Il n’est pas du tout vrai que la découverte de l’illusion
cosmique et la soif métaphysique de l’Être se traduisent, dans l’Inde, par une dévalorisation totale de la Vie et par la croyance en la vacuité universelle.
On commence maintenant à comprendre que, peut-être plus qu’aucune autre civilisation, l’Inde aime, respecte la Vie et en jouit à tous ces niveaux.
Car la Mâyâ n’est pas une illusion cosmique, absurde et gratuite, comme s’avère absurde, pour certains philosophes européens, l’existence humaine issue du Néant et se dirigeant vers le Néant.
Pour la pensée indienne, la Mâyâ est une création divine, un jeu cosmique qui a comme but aussi bien l’expérience humaine que la délivrance de cette expérience.
Par conséquent, prendre conscience de l’illusion cosmique ne veut pas dire, dans l’Inde, découvrir l’universalité du Néant, mais simplement, que toute expérience dans le monde et dans l’Histoire
est dépourvue de validité ontologique ; donc, que notre condition humaine ne doit pas être considérée comme une fin en soi. Mais, une fois acquise cette prise de conscience, l’Hindou ne se retire
pas du monde ; autrement, l’Inde aurait depuis longtemps disparu de l’Histoire, car la conception de la Mâyâ est acceptée par l’immense majorité des Hindous. La prise de conscience de la
dialectique de la Mâyâ ne conduit pas forcément à l’ascèse et à l’abandon de toute existence sociale et historique.
Cette prise de conscience se traduit généralement par une tout autre attitude : celle révélée par Krishna à Ajourna dans la Bhagavad-Gita, à savoir : continuer à rester dans le monde et
participer à l’Histoire, mais en se gardant bien d’accorder à l’Histoire une valeur absolue. Plutôt qu’une invitation à renoncer à l’Histoire, c’est le danger d’idolâtrie devant l’Histoire que
nous révèle le message de la Bhagavad-Gita.
Toute la pensée indienne insiste sur ce point précis : que l’ignorance et l’illusion n’est pas de vivre dans l’Histoire, mais de croire à la réalité ontologique de
l’Histoire.
Comme nous l’avons déjà dit, le monde, bien qu’illusoire – parce qu’il est en perpétuel devenir – n’est pas moins une création divine. Le monde, lui-aussi, est sacré ; mais, chose paradoxale, on
ne découvre la sacralité du monde qu’après avoir découvert qu’il est un « jeu » divin, lîlâ.
L’ignorance, et donc l’angoisse et la souffrance, sont nourries par la croyance absurde que ce monde périssable et illusoire représente la réalité ultime. Nous retrouvons une dialectique
similaire à l’égard du Temps.
D’après la Maitri-Upanishad, Brahman, l’Être absolu, se manifeste à la fois sous deux aspects polaires : le Temps et l’Éternité. L’ignorance consiste à ne voir que son aspect négatif, la
temporalité.
La « mauvaise action (le mauvais karma) » comme disent les Hindous, n’est pas de vivre dans le Temps, mais de croire qu’il n’existe rien d’autre en dehors du Temps. On est dévoré par le Temps,
par l’Histoire, non parce qu’on vit dans le Temps, mais parce qu’on croit à la réalité du Temps et, partant, on oublie ou on méprise l’Éternité.
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Ce texte est un extrait de l’article « Philosophie indienne » paru sur Wikipedia