Si une règle, une norme s’applique impérativement à tous les hommes, à toutes les collectivités, dans tous les lieux et en tous les temps, l’homme ne peut qu’être empêché de poser de nouveaux
choix, d’élaborer de nouveaux projets (Entwürfe), de faire face à des défis auxquels ces normes (qui ne prévoient, dans la plupart des cas, que la plus générale des normalités) ne peuvent
répondre. Pour Heidegger, la possibilité de choisir – et donc de faire aussi des non-choix – se voit donc investie d’une valorisation positive. La marque du temps se perçoit très clairement dans
ces réflexions. L’Allemagne, en effet, se trouve alors devant un choix. Par ce choix, elle doit clarifier sa situation et rendre possible le « projeter » (Entwerfen) et le « déterminer » (Bestimmen)
d’une nouvelle « facticité ».
On a qualifié cette démarche heideggérienne de philosophie de Berserker, ces personnages de la mythologie scandinave, compagnons d’Odin, qui avaient le pouvoir de commettre des actes
habituellement défendus. De fait, les détracteurs de la conception heideggérienne de l’existence prétendent souvent qu’elle constitue une justification de tous les excès du subjectivisme. A cette
abusive simplification, on peut répondre en constatant que la volonté de légitimer l’éternité des normes traduit un simple « désir » de régner sur une humanité dégagée de toute responsabilité, sur
une humanité noyée dans le monde du « on ».
Pour Heidegger, l’homme, en réalité, ne choisit pas d’agir pour ses propres intérêts ou pour ses caprices, mais choisit, dans le cadre de la situation où il est jeté ou enraciné, ce que l’urgence
commande. Une action ainsi absoluisée n’a rien d’égoïste ; elle a vocation d’exemplarité. Qualifier une telle conception de l’existence d' »ontologique », comme le fit Heidegger, a peut-être
constitué un défi philosophique. Il n’empêche qu’une telle conception de la décision représente un dépassement radical du fixisme métaphysique issu du platonisme. On a alors raison de faire de
Heidegger le philosophe par excellence de la Révolution Conservatrice. Loin d’être une fuite dans le pathétique, la philosophie de Heidegger cherche à comprendre sereinement l’ensemble des
potentialités qui s’offrent à l’existence humaine. Cette philosophie est révolutionnaire, parce qu’elle cherche à fuir le monde du « on », marqué par le répétitif et l’uniformité. Elle est
conservatrice, parce qu’elle refuse d’exclure la totalité des potentialités qui restent à l’état de latence. Autrement dit, ce que la pensée heideggérienne conserve, ce sont précisément les
possibilités de révolution, que l’ontologie traditionnelle avait refoulées.
Les contemporains ont fortement perçus ce que cette philosophie leur proposait. Sans apporter de remèdes consolateurs, Heidegger affirme que l’inéluctabilité finale de la mort oblige les hommes à
agir pour ne pas simplement passer du « on » au néant. La mort nous commande l’action. En cela, réside un dépassement du nietzschéisme. Chez Nietzsche, en effet, la « vie » reste quelque chose en
quoi l’on peut se dissoudre ; la « puissance », quelque chose par quoi l’on peut se laisser emporter. La décision face au néant est totalement non-objet, non-substance, non-produit. Elle est pure
attitude jetée dans le néant, pure attitude privée de sens objectif. Dans une telle perspective, l’adversaire n’est jamais absolu. Néanmoins, l’ennemi désigné est le monde bourgeois du « on ».
L’idéologie conservatrice acquiert ainsi, avec Heidegger, la tâche de gérer l’aventureux. Elle prend en charge le dynamisme qu’auparavant on attribuait aux seuls négateurs. La négativité n’est
plus l’apanage des penseurs de l’École de Francfort.
La négativité heideggérienne se fixe pour objectif de mettre un terme au déclin des valeurs, résultat de l’ « oubli de l’être ». Face au monde banal qui s’offre à nos regards, Heidegger affirme que
la mise en doute constitue un moyen pour tirer l’humanité de l’indolence dans laquelle elle se trouve, et pour lui dire qu’il y a urgence. Heidegger est aussi l’héritier de la tradition
pessimiste allemande, mais il se rend parfaitement compte que le pessimisme constitue une attitude insuffisante. « La décadence spirituelle de la terre, écrit-il, est déjà si avancée que les
peuples sont menacés de perdre la dernière force spirituelle, celle qui leur permettrait du moins de voir et d’estimer comme telle cette décadence (conçue dans sa relation au destin de l’
« être »). Cette simple constatation n’a rien à voir avec un pessimisme concernant la civilisation, rien non plus, bien sûr, avec un optimisme ; car l’obscurcissement du monde, la fuite des dieux,
la destruction de la terre, la grégarisation de l’homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint, sur toute la terre, de telles proportions, que
des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont depuis longtemps devenues ridicules » [20].
Pour Heidegger, il n’y a pas évolution historique, mais involution. Ce sont les origines des mondes culturels qui sont les plus riches, les plus mystérieuses, les plus enthousiasmantes.
L’être-homme, aux âges primordiaux, connaît son intensité maximale. Cet être-homme consiste à être sur la brèche, là où l’être fait irruption dans le monde de l’immanence. Mais c’est bien l’homme
qui reste le maître du processus. Les époques de décadence sont à cet égard capitales, car elles appellent les hommes à remonter sur la brèche, à ressortir de l’abîme où l’oubli de l’être les a
conduits. Dans cette perspective, le succès ou l’échec sont secondaires. Le héros qui échoue peut être quand même exemplaire. Rien n’est réellement définitif. Rien n’arrête la nécessité de
l’action. Rien ne démobilise définitivement – car une démobilisation définitive impliquerait de retomber dans le nihilisme.
Cette conception heideggérienne de l’existence renoue avec une éthique présente dans la vieille mythologie nordique. Évoquant la claire perception de sa situation éprouvée par le héros de
l’épopée germanique, Hans Naumann (Germanische Schicksalsglaube) a montré, par ex., que celui-ci est très conscient de sa propre déréliction. Le héros sait qu’il est jeté dans une appartenance
temporelle, spatiale, sociale, politique et familiale ; il sait qu’il appartient à un peuple. La figure d’Odhinn-Wotan est l’exemple divinisé de l’attitude qu’adopte celui qui n’hésite pas à
affronter son destin. Le concept heideggérien de Sorge (repris de Kierkegaard), voire celui d’Entschlossenheit (détermination, résolution), correspond au contenu psycho-éthique investi dans le
personnage d’Odhinn. Naumann perçoit même, dans cette « danse avec le destin » un élément d’esthétisme, de « dandysme » qui échappe à Heidegger, malgré son indéniable présence dans les cercles de la
Konservative Revolution et surtout chez Ernst Jünger [21].
De son côté, le professeur G. Srinivasan, de l’université de Mysore, en Inde, a publié un ouvrage (The Existentialist Concepts and The Hindu Philosophical Systems, Udayana, Allahabad, 1967) dans
lequel il souligne les analogies existant entre la religion indienne et les traditions existentialistes européennes du XXe siècle. L’analyse existentialiste du choix, notamment, peut être
comparée au récit d’Arjuna dans la Bhagavad-Gîta, ou encore à celui de Sri Rama dans le Ramayana. La mystique indienne permet aux hommes, elle aussi, de choisir entre une existence monotone et
mondaine et une saisie plus « héroïque » du monde. Le mode de vie nommé dukha est l’équivalent indien de l’Alltäglichkeit heideggérienne. Le sage est invité à ne pas se laisser emporter par les
séductions sécurisantes de cette situation et à « contrôler », à « transcender » l’existentialité inauthentique. Comme chez Heidegger, l’inévitabilité de la mort ne saurait empêcher l’homme
authentique d’opérer, en cas d’urgence, un choix décisif. Une étude approfondie des analogies existant entre l’éthique indienne et celle de l’Edda d’une part, les enseignements de la philosophie
heideggérienne d’autre part, serait d’ailleurs, probablement, des plus enrichissantes. Un trait commun est certainement la saisie unitaire (non dualiste) de l’existence.
Heidegger se trouve donc en rupture avec la conception dualiste du monde liée à l’idée biblique du péché originel et à la façon dont certains Grecs assignaient des limites au cosmos, posant
ainsi, dans l’histoire des idées, l’avènement du substantialisme. Cette Grèce-là était elle-même en rupture avec une saisie de l’univers conçu comme épiphanie du divin. Pour Thalès de Milet, par
ex., l’élément primordial « eau » est l’Urbild de tout ce qui s’écoule, de tout ce qui se transforme inlassablement, de tout ce qui ne cesse de vivre, de tout ce qui crée et maintient la vie. « Tout
est plein de dieux » : cette sentence de Thalès constitue l’affirmation de l’unité totale cosmique. L’apeiron d’Anaximandre, qui est l’ « illimité », la solitude tragique de Héraclite, cherchant à
tirer ses contemporains d’un sommeil qui les rendait aveugles à l’unité du monde, comptent aussi parmi les 1ères manifestations conscientes de la « vraie religion de l’Europe » et elles ne
s’embarrassent d’aucun dualisme [22].
La lecture de ces Présocratiques, conjuguée à celle du poète romantique Friedrich Hölderlin, a fait comprendre à Heidegger quelle nostalgie est demeurée sous-jacente dans toutes les
interrogations philosophiques, y compris celle de la tradition substantialiste occidentale : un désir d’unité à la totalité cosmique. « Être un avec le tout, voilà la vie du divin, voilà le ciel
de l’homme, écrit Hölderlin. Être un avec tout ce qui vit, dans un saint oubli de soi, retourner au sein de la totalité de la nature, voilà le sommet des idées et de la joie, voilà les saintes
cimes, le lieu du repos éternel où la chaleur de midi n’accable plus et où l’orage perd sa voix, où le tumulte de la mer ressemble au bruissement du vent dans les champs de blé… Mais hélas,
j’ai appris à me différencier de tout ce qui m’environne, je suis isolé au sein du monde si beau, je suis exclu du jardin de la nature où je croîs, fleuris et dessèche au soleil de midi »
(Hypérion). Ce texte ne doit toutefois pas faire passer Hölderlin pour le chantre d’un idéal d’harmonie ou d’une unité cosmique qui se résumerait dans un pastoralisme douceâtre. Les souffrances
que Hölderlin a endurées ont permis chez lui l’éclosion d’une terrible volonté, qui refuse de fermer les yeux devant les réalités. La force de l’âme qui dit « oui » au monde, même devant l’abîme où
aucune idéologie sécurisante ne saurait être un recours, est bien évidemment déterminante pour les réflexions ultérieures de Heidegger, dont l’anthropologie dynamique et tragique restitue de
façon radicale une religiosité que l’Europe, depuis 3 millénaires, n’avait jamais vraiment perdue.
Le « réalisme héroïque » de la Révolution conservatrice
En 1922, sous la direction de Moeller van den Bruck, paraissait un ouvrage collectif intitulé Die neue Front, dans lequel il était fait mention d’une attitude héroïco-tragique nécessaire au
dépassement de la situation qui régnait alors en Allemagne. L’idée heideggérienne de connaissance claire de la situation y était déjà présente. L’expression « réalisme héroïque » ne faisant pas
encore partie du vocabulaire, on y employait l’expression d' »enthousiasme sceptique ». Toutefois, s’il y avait convergence, dans l’analyse de la situation politico-culturelle, entre les amis de
Moeller van den Bruck et Heidegger, en qui germaient alors les concepts de Sein und Zeit, les 1ers avaient le désir affiché d’intervenir dans le fonctionnement de la cité, tandis que Heidegger se
préparait seulement à scruter les textes philosophiques traditionnels afin d’offrir au monde une philosophie de l’urgence – la philosophie d’un « être » qui se confondrait avec l’intensité du vécu.
Le discours de Moeller van den Bruck et de ses amis, plus politisé, désignait le libéralisme comme l’idéologie incarnant le plus parfaitement l’Alltäglichkeit, postulée par ce que, quelques
années plus tard, Heidegger nommera le monde hypothético-répétitif. Ernst Bertram, auteur de Michaelsberg, estimait, lui, que l’esthétique du monde à venir ressemblerait à l’architecture romane,
avec sa clarté, sa sobriété, sa formalité sans luxuriance. De son côté, le poète Rainer Maria Rilke déplorait que le monde moderne ne possédât plus cette simplicité toute tangible qui offrait à
l’esprit (Geist, équivalent, dans le langage de Rilke, à l’Être de Heidegger) une assise stable.
« L’américanisme », poursuivait Rilke, produit des objets amorphes où rien de l’homme n’est décelable, où aucun espoir ni aucune méditation n’est passée. Ces réflexions poétiques rilkéennes sur les
objets de notre civilisation ont été souvent considérées comme des vers écrits par pur esthétisme, comme de l’art pour l’art. Rien n’est plus faux. Rilke a aussi participé à la redécouverte de la
religiosité européenne. Pour le Dieu de Rilke, il y a une aspiration à « habiter » en l’homme et dans la terre. Comme Maître Eckart, la lumineuse figure du Moyen Age rhénan, Rilke voulait voir le
divin, la Gottheit naître dans l’intériorité même de l’homme. Dieu « devient » (wird) en nous. Il ne devient lui-même que dans et par l’homme. L’Adam de Rilke, modèle de sa conception
anthropologique, accepte la vie difficile de l’après-Eden ; il dit « oui » à la mort qui clôt une existence où le travail signifie plus que le bonheur satisfaisant d’une existence répétitive. Aussi
est-il possible, avec Jean-Michel Palmier [23], de comparer le Zarathoustra de Nietzsche au Travailleur de Jünger et à l’Ange de Rilke. Métaphysiquement, ils sont les mêmes. Ils indiquent le
passage où l’intensité (l’être) surgit dans un monde où l’ « amorphe » a tout banalisé.
L’évocation de ces quelques contemporains de Heidegger ne se veut nullement exhaustive. Il était cependant nécessaire de présenter ces auteurs pour avoir une idée des courants idéologiques qui
ont formé l’arrière-plan sur lequel Sein und Zeit s’est élaboré. Dans ses arguments, la Révolution Conservatrice mêle en effet une aspiration à retrouver un monde stable, philosophiquement marqué
d’un certain substantialisme, et une aspiration à détruire, à extirper révolutionnairement les derniers restes du monde substantialiste. On a parfois pu dire que le nazisme montant a repris à son
compte quelques-uns des arguments de la Révolution Conservatrice. Toute propagande a toujours fait feu de tout bois. La Russie soviétique, par ex., a toléré, au début de son existence, toutes les
formes de modernisme. Quelques années plus tard, il n’en restait plus rien. La situation fut analogue, en Allemagne, pour la Konservative Revolution. Hitler n’a pas hésité à utiliser à son profit
tout argument dirigé contre le libéralisme ou le marxisme, mais, en fait, les éléments philosophiques ou idéologiques qui pouvaient contribuer à révolutionner la philosophie occidentale lui
étaient profondément indifférents. Sa praxis politique restait liée à une Realpolitik d’inspiration impérialiste commune à tout le XIXe siècle finissant. Sa vision du monde n’était qu’un mélange
confus de darwinisme primaire et de nietzschéisme banalisé [24].
En Allemagne, les représentants de ce qu’il convient d’appeler le « réalisme héroïque » ont été principalement Josef Weinheber, Ernst Jünger et Gottfried Benn. Ces auteurs se sont mis à la
recherche d’un nouvel « impératif catégorique », dégagé de tous les reliquats du bourgeoisisme de 2 derniers siècles. Radikal « unbürgerlich » : tel était pour eux le programme du XXe siècle.
L’anti-bourgeoisisme avait pour but de tirer les peuples européens de leur « indolence » ontologique – cette indolence dans laquelle les actes des hommes sont incapables de s’accomplir de façon
strictement « formelle », d’être en eux-mêmes et par eux-mêmes une « structure », une « forme » ou une « attitude » (Struktur, Gestalt, Haltung). Cela revenait à dire que le monde se « justifie » par
l’esthétique et non par l’éthique. Dans cette perspective, même si l’attitude héroïque peut se comprendre comme dotée d’une valeur éthique, c’est surtout pour la beauté du geste qu’elle se trouve
appréciée. Dès lors, toute « substantialité » se dissout. Le geste porte sa valeur en lui-même et ne se justifie plus au départ d’un système ou d’une ontologie. Le réalisme héroïque, selon Walter
Hof [25], se définit comme un existentialisme esthétique ou comme un esthétisme existentiel. Le terme « esthétisme » a pourtant une mauvaise réputation. On croit trop souvent qu’il exprime une
sorte de fuite hors du monde, « dans la tour d’ivoire de la beauté ésotérique ». Mais en réalité, ce n’est pas hors du monde que veulent se placer les contemporains de Heidegger. Ils veulent au
contraire percevoir le monde, mais exclusivement sous l’angle esthétique.
Josef Weinheber, Ernst Jünger et Gottfried Benn
Comment Weinheber, Jünger et Benn ont-ils, chacun, « arraisonné » l’existence ? Des 3, Josef Weinheber est le plus « conservateur ». L’élan vers l’avant, le Durchbruch nach vorne, est jugé par lui
trop dynamique et, partant, trop instable. L’intensité existentielle que déploie l' »homme sur la brèche », l’unité totale avec le monde immanent qu’il acquiert en ces rares moments, lui semblent
trop fugaces. L’art est pour lui la seule valeur indubitable, le seul impératif catégorique. L’art se saisit des choses, des douleurs, pour les transformer en « chants » (Lieder). Weinheber, dans
son œuvre, chante la fierté du créateur solitaire, la tragique folie quelque peu titanique de l’idéaliste qui poursuit, sans espoir, ce qui lui restera inaccessible. La création, elle, dure.
Comme Heidegger, Weinheber déplore la disparition du monde hellénique archaïque, l’éviction des dieux hors du monde, le dessèchement des forces démoniques, la chute de l’inauthentique où aucune
« forme » n’est plus perceptible.
Contrairement à Weinheber, le jeune Ernst Jünger, lui, ne déplore pas le nihilisme. Dans ses premiers écrits, aucune mélancolie ne transparaît – mais aucun sentiment de joie non plus. L’action
des « aventuriers », des hommes qui vivent dangereusement en s’imposant une implacable discipline personnelle est, à ses yeux, un modèle. Le réalisme héroïque de Jünger peut s’énoncer en quelques
maximes : faire face à l’épreuve, s’endurcir à la douleur, vivre dangereusement. En dictant de tels préceptes de conduite, Jünger montre sa volonté de poser les bases d’un nouveau nihilisme qui
sera révolutionnaire et actif. À son sujet, Marcel Decombis écrit : « Le travail de destruction s’achève par la découverte d’une réalité capable de servir de base à l’édification d’un
système. Il a eu pour effet de mettre en évidence l’existence des forces élémentaires, contenues aussi bien dans le monde physique que dans le cœur de l’homme… » [26]. Mais Jünger constate
que les forces élémentaires de l’enthousiasme ne suffisent plus. La Ière Guerre mondiale a démontré qu’un simple servant de mitrailleuse pouvait décimer une troupe entière d’hommes héroïquement
convaincus de leur cause. L’expérience militaire de Jünger lui a fait constater le rôle implacable de la machine. L’homme, cependant, ne peut plus reculer. Il faut aller de l’avant, obliger la
machine à vivre, à son tour, l’aventure. L’idéal vitaliste doit s’incarner dans le militant politique moderne. La « substantialité » doit se re-découvrir dans le dynamisme déployé par les
existences les plus fortes. Dans Der Arbeiter (1932), ouvrage que Walter Hof considère comme la « Bible » du réalisme héroïque, Ernst Jünger entend précisément tracer l’ébauche de l’homme de
l’époque à venir. Cet homme doit incarner l’unité des contraires. L’ordre absolu de l’avenir dépassera les types d’ordre bourgeois en ceci qu’il n’exclura pas le risque ; il sera, dit Jünger, le
fruit des nouvelles épousailles de la vie avec le danger. La tâche de l’homme nouveau ne sera pas de lutter contre le monde en marche, avec la nostalgie des stabilités perdues, mais d’être le
Vabanquespieler, le « joueur qui risque le tout pour le tout », du nouvel âge. Jünger transpose ainsi, dans l’arène politico-idéologique, la philosophie de l’acte et de la décision.
Jünger extériorise dans la politique son dépassement du nihilisme passif et du substantialisme, et ce dépassement réside dans l’action. Gottfried Benn, lui, choisit une voie intérieure (Weg nach
Innen), une voie vers le spirituel et l’artistique. Inaccessible à la décadence, le monde des formes artistiques permet de penser et de vivre une restitutio du vieux monde précapitaliste et du
cosmos antique. Ce monde peut être vécu grâce au travail qu’opère l’esprit constructivement par le moyen de l’art ; en tant qu’univers intérieurement re-créé, il doit transmettre au monde
purement présent de l’extérieur l’idée d' »attitude maintenante » (Haltung), laquelle correspond à une impulsion de résistance, à un refus de fuite, que ce soit vers la sécurité ou vers l’action
désespérée. L’image anthropologique qui ressort de l’œuvre de Benn est celle d’un homme qui reste stoïque au milieu des ruines. On connaît à ce propos le livre du penseur traditionaliste italien
Julius Evola, Les hommes au milieu des ruines [27]. Écrit en 1960, cet ouvrage n’a pas été connu de Benn, qui, par contre, a préfacé en 1935 l’édition allemande d’un autre livre d’Evola,
Révolte contre le monde moderne [28].
On constate, à lire cette préface, que le nihilisme désespéré de l’Allemand diffère fondamentalement de la confiance que, malgré tout, conserve l’Italien. Le rejet de tout substantialisme au
profit des « formes » créés par l’artiste traduit d’ailleurs, chez Benn, un oubli du facteur « temps » que Heidegger avait découvert dans tout étant, dans tout phénomène. Benn, comme Evola, déplore
l’usure que le temps impose à toutes choses. Ce qui le rend mélancolique ou pessimiste, c’est l’impossibilité de contrecarrer la fatale érosion des formes. Julius Evola, on le sait, s’est d’abord
jeté dans l’aventure dadaïste, avant de rêver, dans Révolte contre le monde moderne, à une très problématique restauration des idéaux médiévaux. La révolte d’Evola, comme celle de Benn, est
principalement dirigée contre le monde bourgeois. Mais cette révolte est ambiguë. Elle prône l’existence de 2 règnes : chez Benn, le règne de l’art et celui de la puissance ; chez Évola, le
règne de la transcendance et celui de l’immanence. Chez l’un comme chez l’autre, cette ambiguïté reste toutefois postérieure à une saisie fougueusement polymorphe, typique de cette époque où
l’esprit oscillait dans tous les sens. Les poètes des années 30 décidaient de se faire communistes, fascistes, nationalistes. Certains descendaient même dans la rue. Benn, lui, choisit
simplement de rester artiste. Il exige, pour l’Allemagne, l’abandon des motifs épuisés de l’époque théiste et le report de toute la charge de nihilisme dans les forces constructives et formelles
de l’esprit, afin d’instituer une sévère morale et une métaphysique de la forme. On repère ici, immédiatement, les similitudes et les dissemblances par rapport à Heidegger.
Au mépris de toute vraisemblance, certains adversaires acharnés de la Révolution Conservatrice n’ont pas hésité à prétendre que celle-ci avait, en quelque sorte, « préparé le terrain » au
national-socialisme. Les mêmes ont fait reproche à Heidegger d’avoir accepté, en avril 1933, la responsabilité du rectorat de l’université de Fribourg – tout en se gardant bien d’évoquer le
contexte dans lequel cette nomination est intervenue, et en passant sous silence, notamment, l’hostilité que le régime hitlérien, en la personne de ses philosophes « officiels », Ernst Krieck et
Alfred Baeumler, n’ont cesse, dès 1934, de témoigner à l’auteur de Sein und Zeit. Ce dernier, on le sait, s’est expliqué de façon très précise sur cette question dans un célèbre entretien publié
après sa mort par Der Spiegel [29]. Figure de proue de la Konservative Revolution, Heidegger partage en fait, dans une large mesure, le jugement critique de ce vaste mouvement d’idées à l’endroit
du national-socialisme. Mais quel fut ce jugement critique ? C’est ce qu’il vaut la peine d’examiner.
Le « fascisme » de la catholicité latine
Ce jugement, tout d’abord, n’est pas monolithique. La Konservative Revolution n’est pas un mouvement dans lequel une seule direction est jugée « bonne ». Elle réunit plutôt, de façon informelle, un
ensemble de penseurs qui ont constaté l’échec du type libéral et bourgeois de société et qui, se dispersant dans différentes directions, ont entrepris de rechercher des solutions de rechange. Les
alternatives proposées varient selon les itinéraires individuels, les amitiés, les provenances idéologiques. Le national-socialisme, qui mit fin brutalement au foisonnement intellectuel du
mouvement, est tantôt critiqué comme « plébéien », tantôt comme « réactionnaire » et « catholique ».
Cette dernière opinion est exprimée not. par le « national-bolchevik » Ernst Niekisch. Sans aucune nuance, Niekisch se fait l’avocat de l’alliance germano-russe contre un Occident jugé en
« décomposition », et prône la formation d’un bloc germano-slave ayant pour objectif la « liquidation » de l’héritage « roman ». Dans le feu de la polémique, il écrit dans Widerstand (n° 3, 1930) :
« Nous sommes la génération du tournant du monde… Si nous nous pénétrons de la conscience de ce tournant, nous aurons le courage de l’exceptionnel, de l’extraordinaire, de l’inouï… Le monde ne
peut tourner sans que bien des choses ne volent en éclats… » [30].
Or, pour Niekisch, ce qui doit voler en éclats, c’est le « fascisme » de la catholicité latine, si ancrée en Bavière et en Autriche, ces terres qui ont vu naître Hitler. « Qui est nazi sera bientôt
catholique… » : par ces mots, Niekisch veut dire qu’il considère comme romain, catholique et fasciste le fait de flatter les bas instincts des masses, de leur dispenser l’illusion de la
facilité, de répandre, enfin, une véritable « croyance aux miracles », s’opposant en tous points à l’attitude de l’Homo politicus prussien et protestant. Pour Niekisch, le retour au « giron
catholique » est un gâchis des énergies allemandes, une voie de garage, qui ne vaut pas mieux que la torpeur politique propagée par les idées illuministes et bourgeoises de l’Occident libéral.
Chez lui, l’expression d' »Occident libéral » est presque synonyme de l’Alltäglichkeit heideggérienne. Le libéralisme ne veut rien de grand. Il est une idéologie d’esclaves, en ce sens qu’il endort
les énergies et refoule tout grand sentiment. Le catholicisme fasciste allemand est une idéologie de la distraction, visant à réaliser un homme moyen, qui habitera des immeubles préfabriqués,
roulera en Volkswagen et, après une période difficile, finira par mener une vie dégagée de tout souci. Pour Niekisch – comme pour certains historiens qui, aujourd’hui, font profession
d’antifascisme, tel Reinhard Kühnl [31] – l’hitlérisme se borne à vouloir réaliser vite les idéaux de bonheur de l’humanitarisme libéral. De telles positions ont certes aujourd’hui de quoi
étonner. Cependant, même si elles ne correspondent pas entièrement aux realia, on peut y voir éventuellement l’indication de tendances qui auraient peut-être pu se révéler effectivement.
À l’inverse, « l’extraordinaire », « l’inouï » dont parlait Niekisch dans l’article cité plus haut pourrait bien correspondre à l’existence authentique dont parle Heidegger. Le tournant du monde
n’inaugurerait-il pas l’ère ou les hommes s’apercevraient de l’inanité des idéaux libéraux, et n’y verraient que de pâles émanations des principes substantialistes ? Il est certes hardi de
comparer le langage polémique et simplifié d’un théoricien politique au langage philosophique si rigoureux (mais passionné tout de même) de Heidegger. Néanmoins, l’objet essentiel de la critique
de Niekisch est bien la mortelle tiédeur de l’Alltäglichkeit. Et quant à la hargne parfois obsessionnelle de Niekisch envers la latinité catholique, avec sa valorisation corrélative de la liberté
individuelle protestante, elle s’explique, au moins en partie, quand on met en parallèle la persistance, dans les idéologies politiques imprégnées de catholicisme (Maurras, Salazar, Franco,
etc.), du vieux substantialisme, et l’édulcoration, par le luthéranisme et les idées de Herder, de ce même substantialisme dans la sphère protestante. Les slogans jetés dans le débat politique
par Niekisch démontrent en tout cas l’originalité si pertinente de son antifascisme. Heidegger aurait-il en secret souscrit à des vues de ce genre ? Cela pourrait expliquer certains silences.
Mais en fin de compte, c’est un exercice assez vain que de vouloir donner une étiquette partisane à Heidegger. L’auteur de Sein und Zeit a été un iconoclaste pour les philosophes qui entendaient
en rester à la métaphysique occidentale classique. Niekisch, lui, a conjugué les paradoxes et interpellé tous les mouvements politiques. Il fut ce qu’on appellerait aujourd’hui un « extrémiste »
tandis que Heidegger nous apprend à être sereinement radical. Soyons, donc, comme ce dernier, des radicaux sereins.
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Partie I
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Notes :
1. P. Bouts, Modernité et enracinement. Nécessaire Heidegger, in Artus n°7, 1981.
2. JP Resweber, La pensée de Martin Heidegger, Privat, Toulouse, 1971.
3. M. Heidegger, Holzwege, V. Klostermann, Frankfurt/M., 1949 (tr. fr. : Chemins qui ne mènent nulle part, 1962).
4. M. Heidegger, Frühe Schriften, V. Klostermann, Frankfurt/M., 1972.
5. Cf. Arion L. Kelkel et René Schérer, Husserl, PUF, 1971 ; Henri Arvon, La philosophie allemande, Seghers, 1970, pp. 139-149 et 160-169 ; Jean-Paul Resweber, op. cit., pp. 59-63.
6.
7. Pierre Trotignon, Heidegger, PUF, 1974, pp. 9-12.
8. André Malet, Mythos et logos. La pensée de Rudolf Bultmann, Labor et Fides, Genève, 1962 et 1971, p. 277-311.
9. A. Malet, op. cit., p. 305-306.
10. Cf. Heidegger, Wegmarken, Klostermann, Frankfurt/M., 1967-1978 (et not. Vom Wesen des Grundes, p. 123-175).
11. A. Malet, op. cit., p. 311.
12. Heidegger, Albin Michel, 1981. Cf. aussi Lucien Goldmann, Lukàcs et Heidegger, Denoël, 1973.
13. André Malet, op. cit., p. 75.
14. Cf. E.W.F. Tomlin, R.G. Collingwood, Longmans, London, 1953 et 1961.
15. Cf. R.G. Collingwood, The Idea of History (1946) et An Autobiography (1939) p.96-100, Oxford University Press.
16. Cf. F. Guibal, …Et combien de dieux nouveaux. Approches contemporaines I, Heidegger, Aubier-Montaigne, 1980.
17. Wegmarken, op. cit. (cf. Phänomenologie und Théologie, pp. 45-79).
18. Cf. V. Horia, Der neue Odysseus. Studie über den Verfall der Autorität in Criticon, IV, 25, sept-oct 1974, 233-236.
19. Peter Gay, Weimar Culture. The Outsider as Insider, Penguin, Harmondsworth, 1968, p. 79-106.
20. Walter Hof, Der Weg zum heroischen Realismus. Pessimismus und Nihilismus in der deutschen Literatur von Hamerling bis Benn, Lothar Rotsch, 1974.
21. Introduction à la métaphysique, Gal., 1967, p. 49.
22. Cf. Walter Hof, op. cit., p. 235. On consultera aussi Gerd-Klaus Kaltenbrunner (Hrsg.), Konservatismus International, Seewald, Stuttgart, 1973 (et plus particulièrement le texte d’Otto Mann,
Dandysmus als konservative Lebensform, p. 156-170).
23. Cf. Sigrid Hunke, Europas andere Religion. Die Ueberwindung der religiösen Krise, Econ, Düsseldorf, 1969.
24. Les écrits politiques de Heidegger, L’Herne, 1968.
25. Les historiens des idées se sont maintes fois penchés sur le problème de la vision du monde d’Adolf Hitler. Parmi quelques ouvrages récemment parus, signalons celui de William Carr, Adolf
Hitler, Persönlichkeit und politisches Handeln, Kohlhammer, Stuttgart, 1980. Le 4ème chapitre de ce volume (Hitlers geistige Welt) évoque principalement l’influence des vulgates darwinistes qui
avaient cours au début du siècle. Malheureusement, l’auteur applique trop souvent et à mauvais escient les stéréotypes freudiens. En français, on peut consulter l’étude du professeur Franco
Cardini, de l’université de Florence : Le joueur de flûte enchantée (messianisme hitlérien, mythopoiétique national-socialiste et angoisse contemporaine), in Totalité, 12, été 1981.
26. Walter Hof, op. cit., p. 240.
27. E. Jünger, L’homme et l’œuvre jusqu’en 1936, Aubier-Montaigne, 1943.
28. Les hommes au milieu des ruines, Sept Couleurs, 1972.
29. Erhebung wider die moderne Welt, Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart, 1935.
30. Trad. fr. : M. Heidegger, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, Mercure de France, 1977.
31. Sur E. Niekisch, voir la monumentale étude de Louis Dupeux, Stratégie communiste et dynamique conservatrice. Essai sur les différents sens de l’expression « national-bolchevisme » en Allemagne,
sous la République de Weimar (1919-1933), Honoré Champion, 1976. Plus récent et plus « militant » est le livre d’Uwe Sauermann, Ernst Niekisch zwischen allen Fronten, Herbig, München, 1980.
32. Reinhard Kühnl, Formen bürgerlicher Herrschaft. Liberalismus-Faschismus, Rowohlt, Rein beckbei Hamburg, 1971. Cet ouvrage se fonde surtout sur la « littérature secondaire » et va rarement aux
sources. Ce qui lui confère de l’intérêt, c’est l’intention de l’auteur.