Avant de terminer ce chapitre, nous dirons encore quelques mots à propos de l’attitude de la doctrine de l’éveil en face de
l’ascèse unilatéralement liée à des pratiques de mortification et de pénitence.

Le bouddhisme prend position contre toute forme d’ascèse douloureuse. Ayant considéré les « modes multiples de fervente et douloureuse ascèse du corps », il soutient même que celui qui les
applique « avec la dissolution du corps, s’en va, après la mort, le long de mauvais chemins, avec sa perdition et son malheur », en sorte que cette voie ascétique est « un mode de vivre qui
comporte un mal présent et un mal futur » (62). Les formes d’une « tourmenteuse pénitence », selon la doctrine du Bouddha, sont inutiles, non seulement pour arriver à « l’extinction », mais aussi
à l’égard de celui qui aspire à atteindre une forme quelconque d’existence « céleste » (63). Sont ensuite décrits, avec un grand caractère pittoresque, divers types de pénitents et de religieux
que l’on rencontre souvent dans l’ascétisme et le monachisme occidental : « amaigris, desséchés, abrutis, livides, émaciés, semblant ne pas même mériter le regard de quelqu’un ». Voilà ceux qui
sont atteints de la « maladie de la contrainte », vu que la vie qu’ils mènent, ils la vivent au fond contre leur volonté, à la suite d’une fausse vocation, sans la base d’une conscience
supérieure (64). Ce ne sont pas les jeûnes, ni les mortifications, ni les sacrifices, ni les prières ou les oblations qui purifient un mortel, lequel n’a point surmonté le doute et n’a pas vaincu
le désir (65). Ceux qui entendent se détacher du monde doivent éviter deux extrêmes : « le plaisir du désir, bas, vulgaire, indigne de la nature ariya, ruineux ; la mortification de soi-même,
douloureuse, indigne de la nature ariya, ruineuse. En évitant ces deux extrêmes, l’Accompli a découvert la Voie moyenne, qui fait les voyants, qui fait les savants, qui conduit au calme, à la
connaissance, surnaturelle, à l’illumination, à l’extinction » (66). En distinguant, parmi les divers cas possibles, ce qui est louable, de ce qui est blâmable, même dans le cas où l’on est
parvenu à la sainte connaissance, le fait d’y être parvenu à travers le tourment, de soi-même est déclaré blâmable (67).



Dans les textes, revient souvent le récit de la vie que menait le prince Siddharta, avant le parfait réveil. A lui aussi, « avant le parfait réveil, en tant qu’éveillé imparfait, aspirant
seulement à l’éveil », était venue cette pensée : « On ne peut conquérir le plaisir avec le plaisir ; avec la douleur, on peut conquérir le plaisir » (68). C’est ainsi que, ayant abandonné sa
maison contre la volonté des siens, encore « resplendissant sous ses cheveux noirs, en la beauté de sa jeunesse heureuse, dans la fleur de sa virilité », insatisfait des vérités que les maîtres
d’ascétisme lui avaient d’abord enseignées (il semble qu’il s’agissait de sectateurs du Sâmkhya), il s’adonne aux formes extrêmes d’une douloureuse mortification. Après avoir ployé de mille
manières sa propre volonté, « tel un homme fort, empoignant un autre plus faible par la tête ou par les épaules, le force et, l’abat », il s’en prend alors à son propre corps, pratique la
suspension de la respiration jusqu’aux limites de l’asphyxie (69). Mesurant qu’une telle voie demeurait sans issue, il se met à pratiquer le jeûne, et en devient tellement maigre que ses bras et
ses jambes semblent devenues deux roseaux secs ; son épine dorsale, un chapelet, avec sa suite de vertèbres saillantes et rentrantes ; ses cheveux et ses poils sont tombés, ses yeux enfoncés ne
sont plus que deux pupilles évanescentes, « semblables à des reflets dans l’eau d’un puits profond ». Et le prince Siddharta en arriva à cette pensée : « Ce qu’ascètes ou prêtres ont jamais
éprouvé dans le passé, ou qu’ils éprouvent dans le présent, ou qu’ils pourront éprouver dans le futur, en fait de sensations douloureuses, brûlantes et amères : cela est le maximum, au-delà de
quoi on ne peut aller. Et même avec cette amère ascèse de douleur, je n’arrive pas à rejoindre la sainte et hyperterrestre richesse du savoir ». Alors jaillit en lui l’évidence : il doit certes
exister une autre voie pour atteindre l’éveil. Et c’est un simple souvenir qui lui permet de la découvrir : le souvenir d’une journée, alors que, se trouvant sur les terres de sa race, il s’était
assis, à l’ombre fraîche d’un oranger, il se sentit dans un état de calme, de clarté, d’équilibre, de paix, loin, des désirs, loin des choses troublantes. Alors jaillit en lui « la conscience
conforme au savoir : « Ceci est la voie » (70).

Ceci est particulièrement significatif en ce qui concerne le style de l’ascèse bouddhiste : pour elle, se trouvent confirmées les caractéristiques d’une ascèse claire, équilibrée, libre des
complexes du « péché » et de la « mauvaise conscience », libre des auto-sadismes spiritualisés. A ce propos, on peut enfin relever qu’une maxime du Bouddhisme dit ainsi : celui qui, étant sans
péché, ne reconnaît pas comme étant conforme à la vérité : « En moi, il n’y a point de péché », est pire que celui qui sait au contraire : « En moi, il n’y a pas de péché ». Et l’on ajoute cette
comparaison : un plat de bronze luisant et poli, qui ne serait pas utilisé ou nettoyé, au bout d’un certain temps apparaîtrait sale et taché ; de même, qui n’a pas conscience de sa propre
droiture est bien plus exposé qu’un autre à des confusions et à des déviations de tous genres (71). Il ne s’agit nullement, ici, d’orgueil ou de présomption : il s’agit d’une nécessité de
purification, vers laquelle on doit tendre à travers une conscience exacte et objective. En partant d’une telle conscience, on dit ce qu’ils méritent à ceux qui, pour être ermites, pénitents,
pauvres, vêtus de chiffons ou pour observer les formes les plus extérieures de la moralité, s’exaltent et s’arrogent le droit de déprécier les autres (72). L’ascèse ariya est aussi bien dépourvue
de vanité et de sot orgueil (lequel, en tant qu’uddhacca, est même considéré comme un lien puissant), que toute imprégnée de dignité et de calme connaissance de soi.

Toutefois, cela ne veut pas dire que l’on doive se faire des illusions, en croyant que, dans cette doctrine, ne sont pas nécessaires des énergies intérieures particulièrement exceptionnelles,
voire la plus sévère des disciplines vis-à-vis de soi-même. Celui qui reconnut que la voie de l’ascèse douloureuse n’était pas la voie juste, celui-là n’en demeure pas moins celui qui sut
démontrer à lui-même la capacité de suivre une telle voie jusqu’aux formes les plus extrêmes. Ainsi donc, au moment où la vocation est définie et lorsque l’on ressent en soi la sensation de
l’éveil de l’élément pañña, il importe que l’on ait la force d’une résolution absolue et inflexible. Une fois, dans la forêt Gosingam, pendant une claire nuit de lune, alors que les arbres
étaient en fleurs et que des parfums célestes semblaient voltiger autour d’eux, les disciples du Bouddha se demandèrent quel type d’ascète était capable de donner une splendeur supplémentaire à
toute cette forêt : et ils se mirent à indiquer telle ou telle discipline que l’on avait suivie, et tel ou tel pouvoir que l’on avait atteint. Interrogé par eux, le Bouddha répondit : « Voici.
Après son repas, un ascète s’assied avec les jambes croisées, le corps bien droit. Il formule la pensée : Je ne veux point me lever d’ici, tant que mon esprit ne sera pas, sans attachement, libre
de toutes manies. Voilà le moine qui peut conférer une splendeur à la forêt Gosingam » (73). Dans les textes canoniques, on fait souvent mention de quelque chose qui ressemble à un « vœu », et
que l’on exprime en ces termes : « Dans le disciple confiant, qui s’exerce avec zèle dans l’Ordre du maître, jaillit cette cognition : « Que dans mon corps restent seulement la peau, les tendons
et les os, et que la chair et le sang se dessèchent : mais, tant que je n’aurai pas obtenu ce que l’on peut obtenir avec vigueur humaine, avec force humaine, avec valeur humaine, mon effort
persistera » » (74). Dans un autre texte encore, il est question de la force désespérée avec laquelle un homme lutte contre un courant, en sachant qu’autrement ce courant l’emportera vers des eaux
pleines de tourbillons et de créatures dévorantes (75). Lutte, effort, action absolue, détermination acharnée, sont donc prises en considération. Mais selon un « style » spécial. Redisons-le
encore une fois : il s’agit du style de celui qui se maintient conscient, de celui qui greffe les forces où elles doivent être, greffées, avec claire connaissance de cause et d’effet, en
paralysant les mouvements irrationnels de l’âme, les craintes et les espérances, en ne perdant jamais le sens calme et composé de sa noblesse et de sa supériorité. C’est donc en ces termes que se
présente et se recommande la doctrine de l’éveil à tous ceux qui « tiennent encore bon ».

Julius Evola, La doctrine de l’éveil : essai sur l’ascèse bouddhique, « Détermination des vocations »

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Notes :
(61) Samyutta-nikâyo, III, 3.
(62) Majjhima-nikâyo, XLV (l, 451).
(63) Ibidem, LXXI (II, 202).
(64) Ibidem, LXXXIX (II, 408).
(65) Cullavagga, II, 11; Dhammflpada, 141.
(66) Mahâvagga, J, VI, 17; Samyutta~nikâyo, XLII;, MajjlIimanikâyo, CXXXJX (III, 331).
(67) Samyutta-nikâyo, LII, 12.
(68) Majjhima-nikâyo, LXXXV (II, 359).
(69) Il convient de noter qu’ici il s’agit visiblement de formes de rétention de la respiration comme pures épreuves ascétiques, non des pratiques spéciales du hatha-yoga, à finalité initiatique,
dont nous avons parlé dans notre ouvrage Lo Yoga della Potenza (Saggio sui Tantra), Milan [1949].
(70) Cfr., par exemple, Majjhima-nikâyo, XII, XXXVI.
(71) Ibidem, V (1, 37, 39).
(72) Ibidem, CXIII (III, 109-10).
(73) Ibidem, XXXII (1. 320-28).
(74) Samyutta, XX, 22; Anguttara-nikâyo, VIII, 13; Majjhimanikâyo, LXX (II, 195).
(75) Itivuttaka, 106.

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