Avant de passer à une analyse des multiples aspects qui font du monde contemporain une époque « gynécocratique », il importe de souligner que ce schéma, dont la valeur est essentiellement heuristique, doit être manié avec prudence et souplesse. L’histoire ne nous offre presque jamais, en effet, d’exemples d’une domination absolue d’un principe sur l’autre, mais toujours des interférences entre ces deux formes de l’esprit qui entretiennent un rapport dialectique et dynamique. La tentation est forte, de fait, de glisser, selon le principe que l’on « préfère », de la constatation au jugement de valeur.

Si Evola affirme que la spiritualité ouranienne et solaire est « supérieure » à la spiritualité tellurique et lunaire, c’est évidemment parce qu’il adhère à une idée de l’Etre comme hiérarchie d’états de puissance. Cette idée exprime « une manière de voir l’Etre dérivant de l’axiome a-rationnel d’une hiérarchie cosmique et politique », une vision du monde dans laquelle « les êtres sont définis – dans leur essence ( = dans leur valeur) – par leur degré plus ou moins grand de proximité du sommet de l’Etre », celle-ci étant perçue « dans les termes d’une plus grande présence de forme par rapport à l’informe (et, chez les hommes, par la plus ou moins grande capacité de conférer aux instincts une forme et une orientation responsables » (12). Mais cette vision du monde n’est pas « justifiable » au niveau rationnel et discursif, puisqu’elle procède d’un noyau a-rationnel (un marxiste ou un psychanalyste parlant contre nous dirait d’ailleurs « irrationnel »). On ne « choisit » pas une vision du monde, on serait plutôt « choisi » par elle, on la possède ou on ne la possède pas, et vouloir la « justifier » ne sert strictement à rien, car c’est ici le cas de parler « d’affinités électives » profondes inaccessibles à la raison. La meilleure manière d’exprimer une vision du monde étant encore de la vivre tous les jours.

Déjà alerté par le fait significatif qu’au siècle dernier, Marx et Engels (cf. l’ouvrage de ce dernier intitulé L’angine de la famille, de la propriété et de l’État), avaient affirmé, en s’appuyant sur les conclusions évolutionnistes de l’Américain L.H. Morgan, que le socialisme, mettant un terme à la ligne évolutive commencée avec la promiscuité, poursuivie par le matriarcat et le patriarcat, rétablirait l’égalité des sexes et le « communisme primitif » des origines – des origines telles qu’ils les imaginaient, bien entendu -, Evola allait interpréter en profondeur l’involution du monde comme la disparition progressive de l’ordre des Pères, ordre de différenciation et de hiérarchie, de domination de la forme sur la matière, et de ses valeurs sacrificielles et communautaires au profit de l’ordre des Mères, ordre de nivellement, d’égalité et de promiscuité, de domination de la matière sur la forme, et de ses valeurs universalistes, hédonistes et utilitaristes.

Ce qui envahit désormais le monde moderne et qui le porte vers la dissolution, ce sont les Eaux inférieures du pôle féminin. Les Eaux sont le support passif de la manifestation, leur fonction, est de précéder la création et de la réabsorber car il leur est impossible de dépasser leur modalité, c’est-à-dire d’accéder à la forme. Leur règne est celui des germes, du virtuel, de tout ce qui est en puissance, non en acte. Toute forme est une conquête sur les Eaux et le commencement d’une agonie, puisqu’en se détachant des Eaux la forme tombe sous l’empire du temps et de la vie.

Les Eaux représentent l’aspect froid, abyssal, inconnaissable et destructeur du pôle féminin et possèdent les deux visages du devenu : la génération et la destruction. Les Eaux supérieures (« élixir de vie », « fontaine de l’éternelle jeunesse », etc.) régénèrent : les Eaux inférieures, que plus rien n’endigue dans notre monde, dissolvent et tuent la forme. Sur le plan cosmique, elles provoquent le déluge, qui ramène périodiquement la manifestation à l’océan primordial.

Or, il n’est même pas nécessaire d’avoir un regard très perçant pour découvrir que tous les attributs du pôle féminin se sont exprimés sans rencontrer d’obstacles depuis un certain nombre de siècles dans l’histoire de l’Occident. Le monde moderne, en effet, est :

– Tellurique : idéologies matérialistes (positivisme, libéralisme, marxisme) ; systèmes de pensée vitalistes ; exaltation de l’irrationnel ; confusion entre l’âme, qui est bavarde, et l’esprit, toujours plus silencieux.

– Dionysiaque : romantisme : amour de l’informe du « flou », de l’illimité ; ou, tout récemment, théorie de l’homme comme « machine désirante », etc.

– Lunaire : culte de l’abstraction dans les sciences et les arts ; culture séparée de la vie ; intellectualisme ; hypertrophie du sens critique ; créativité individuelle égotique et esthétisante ; rôle décisif des femmes dans le phénomène sectaire ; psychanalyse : prédominance accordée à tout ce qui est nocturne, atavique, sexuel et instinctif.

– Aphrodisien : culte des stars et du corps ; climat d’érotisme diffus et cérébral.

– Amazonien : augmentation croissante du nombre des femmes « viriloïdes » et des hommes efféminés ; diffusion toujours plus grande de l’homosexualité masculine et féminine ; rôle important de nombreuses femmes dans les courants politiques extrémistes et, surtout, dans le terrorisme d’ultra-gauche italien (« Brigades Rouges ») et allemand (« bande à Baader »), véritable foyer d’amazones des temps modernes.

*

* *

La metanoia irréversible qui s’est produite chez Evola est déjà visible dans Métaphysique du sexe, qui, sous de nombreux aspects, exprime le point de vue du vâmâcâra, de la voie de la Main Gauche, ne serait-ce que par sa valorisation du type de l’Amante – Aphrodite -, incarnation des contenus abyssaux et destructeurs de la féminité, au détriment de la Mère Demeter -, gardienne du foyer et de l’ordre humain parce qu’elle assure la continuité des générations. Tout ce qui a été affirmé est maintenant nié et l’homme qui a peut-être vécu comme une véritable tragédie personnelle le « crépuscule des dieux » en tant que dernier témoin pour l’Occident de la Lumière du Nord, se retourne contre eux pour revenir, par un authentique nivritti-marga, par une marche vers l’origine, aux intuitions fulgurantes de son adolescence tourmentée qui lui avaient fait saisir que la libération « est le fruit d’un combat incessant contre la Nature, contre tout ce qui dans le monde, cherche à durer, à se perpétuer, à vivre » (13). Un retour, pour Evola, au grand non de sa jeunesse, lorsqu’il s’adonnait aux paradoxes froids du dadaïsme – dont il fut un des principaux représentants en Italie – pour oublier une existence qui lui semblait alors dépourvue de toute signification.

Et puisqu’il vient d’être question de paradoxes, nous dirons que Chevaucher le tigre est à la fois le livre le plus personnel et le moins personnel d’Evola. Il s’en est d’ailleurs expliqué lui-même en ces termes : « Chevaucher le tigre reflète, en un sens ma propre vie ; les maximes et les orientations qui s’y trouvent sont aussi celles que je me suis efforcé de suivre, en général, dans ma propre existence. Elles n’en ont pas pour autant une valeur de simple témoignage subjectif et privé, ou d’une sorte de testament spirituel, dans la mesure où je crois que sont apparus et que se sont peut-être précisés, dans les situations et la problématique de ma vie, plusieurs aspects typiques de l’existence contemporaine (14). » Nous avons rappelé au début de cette introduction que les traditionalistes – nous parlons ici de ceux qui jugent encore nécessaire d’exercer une action politico-culturelle dans la société – étaient passés à côté de Chevaucher le tigre, ne l’avaient pas compris. Vingt ans plus tard, donc aujourd’hui, ces mêmes milieux ne le comprennent pas plus. Héritiers conscients de tout le courant de pensée contre-révolutionnaire qui a procédé, après 1789, à une critique systématique des idéologies modernes, les traditionalistes s’arrêtent presque toujours à la phase défensive de cette critique, oubliant ainsi qu’elle est passée à l’offensive avec Nietzsche, qui parle déjà pour ce qui viendra après le monde moderne, mais sans le moindre espoir de changer quoi que ce soit au présent état de choses. Près d’un siècle avant Chevaucher le tigre, le « philosophe au marteau » avait en effet compris que la subversion moderne ne devait pas être freinée, mais accélérée, afin de laisser l’espace libre à la restauration d’un véritable Rangordnung : « 0 mes frères, suis-je donc crue l? Mais je vous le dis : ce qui tombe, il faut encore le pousser. Tout ce qui est d’aujourd’hui tombe et succombe : qui voudrait le retenir ? Mais moi, je veux encore le pousser (15). » L’impasse du traditionalisme se résume à une attitude viscéralement passéiste, qui confond constamment l’attachement illégitime à des formes traditionnelles, par définition sujettes au devenir et à la mort puisque manifestées, et le rattachement légitime et indispensable au noyau interne, purement doctrinal, intangible et indestructible, de la Tradition. Cette confusion engendre à son tour une compréhension pessimiste de la doctrine des cycles – interprétée sur un plan exclusivement horizontal, temporel et historique -, qui débouche sur une sone de « catastrophisme historique » totalement paralysant. De fait, il est peu de milieux aussi profondément désespérés que celui des traditionalistes dont nous parlons. Leur situation ressemble à celle d’un homme qui, voyant un ami très cher sur le point de se noyer, chercherait bien sûr à le sauver, mais sans disposer d’aucun moyen pour y parvenir. Les meilleurs d’entre eux sont voués, s’ils ont quelque talent, à jouer le seul rôle qui leur ait été assigné, semble-t-il : celui de Cassandre, et à rabâcher que tout va mal et que tout ira de plus en plus mal si on ne les écoute pas. Par la haine même qu’ils vouent au monde moderne, et qui est trop passionnelle chez eux pour ne pas receler un conditionnement, ils prouvent qu’ils lui accordent ce qu’il ne mérite pas du tout : une réalité absolue. Ils oublient ainsi au passage – ce qui est logique chez des gens qui passent en réalité plus de temps à suivre l’actualité qu’à lire des traités de métaphysique – l’enseignement de ceux qu’ils ont élus, un peu rapidement peut-être, leurs maîtres à penser. Le « point de vue » ultime, en effet, bannit toute crainte : « … si l’on veut aller jusqu’à la réalité de l’ordre le plus profond, on peut dire en toute rigueur que la « fin d’un monde » n’est jamais et ne peut jamais être autre chose que la fin d’une illusion » (16) ; « … le destin du monde moderne n’est nullement différent ni plus tragique que l’événement sans importance d’un nuage qui s’élève, prend forme et disparaît sans que le libre ciel puisse s’en trouver altéré » (17).

Ces virtuoses du dégoût – état qui n’est pas forcément mauvais en soi, mais qui n’est qu’une étape – ressemblent en fait étrangement à un personnage que Nietzsche avait imaginé : celui que le « peuple » avait appelé le « singe de Zarathoustra », car il avait dérobé à ce dernier « quelque chose du ton et du rythme de son discours ». Ce « fou écumant » se plaçait toujours aux portes de la Grand-Ville pour y faire entendre ses imprécations furieuses contre la pourriture environnante, mais Zarathoustra, le jour où il le rencontra, le fit taire et lui lança : « Pourquoi t’es-tu arrêté au bord du marécage jusqu’à devenir toi-même grenouille ou crapaud ? N’as-tu pas dans tes propres veines le sang putride et spumeux des marécages, pour avoir si bien appris à coasser et à blasphémer ? (…). Ton mépris, je le méprise ; et puisque tu m’as averti, que ne t’es-tu plutôt averti toi-même ? » Et en guise d’adieu, Zarathoustra lui laissa la maxime suivante, que bien des traditionalistes devraient méditer : « Où il n’y a plus rien à aimer, passe ton chemin ! » (18).

Paradoxalement, on pourrait dire, pour employer un langage religieux, que les traditionalistes cherchent à tout prix à « sauver » des gens qui ne demandent désormais qu’à être « perdus ». C’est notamment le cas d’un certain nombre de traditionalistes italiens qui se sentent une vocation que nous qualifierons de « franciscaine ». Ils manquent en somme de détachement et d’une forme particulière de « cynisme » ; un cynisme qui, malgré les coupes d’amertume qu’il faut boire, a appris, devant les innombrables illusions du monde moderne, non seulement à ricaner, mais aussi à rire.

Cependant, il y a plus grave. Quand les « franciscains » s’aperçoivent un peu tard que le monde mauvais les rejette ou les ignore purement et simplement, ils tombent parfois dans l’excès inverse du nihilisme. La société actuelle, que leur imagination non bridée a transformée en une sorte de monstre qui les hante jour et nuit, devient alors l’objet de leur rage destructrice. Seulement, c’est le combat du pot de terre contre le pot de fer, dont l’issue ne fait pas le moindre doute. Pour ceux qui n’ont vu dans Chevaucher le tigre qu’une, sorte de manuel de la révolte totale – alors que son seul objet est la mise à nu du problème existentiel et sa résolution -, le malentendu a pesé très lourd. En Italie – puisque c’est dans ce pays qu’est apparu le phénomène en question -, il s’est traduit par une répression impitoyable qui a jeté en prison des centaines de traditionalistes, dont ils ne sont pas prêts de sortir, car on sait que de nos jours tous ceux qui sont taxés, à tort ou à raison, de « fascisme », n’intéressent aucunement, quel que soit leur sort, les bonnes âmes de la conscience universelle et les professionnels de la pétition.

Dès l’apparition de ces formes d’« anarchisme » de « droite », Evola avait d’ailleurs pris position d’une manière claire et d’autant plus chargée de sens qu’elle ne faisait aucune concession « modératrice ». Au sujet des possibilités de « révolution », il affirmait : « il ne s’agirait pas de « contester » et de polémiquer, mais de tout faire sauter : ce qui, à l’époque actuelle, est évidemment fantaisie et utopie, n’en déplaise à un anarchisme sporadique (19). » Sur un activisme d’inspiration vaguement traditionnelle, il portait le jugement suivant : « Certes, si l’on pouvait organiser aujourd’hui une sorte de Sainte-Vehme agissante, capable de tenir les principaux responsables de la subversion contemporaine dans un état d’insécurité physique constant, ce serait une excellente chose. Mais ce n’est pas une chose que des jeunes puissent faire ; par ailleurs, le système de défense de la société actuelle est trop bien construit pour que de semblables initiatives ne soient pas brisées dès le départ et payées à un prix trop élevé (20). »

Certains affirment pourtant de façon péremptoire que, pour un type humain actif qui a fait siennes les valeurs de la Tradition, il n’est d’autre moyen, aujourd’hui, d’être « cohérent » avec soi-même que de lutter ouvertement contre toutes les expressions – y compris les expressions politiques – du monde contemporain, quelles qu’en soient les conséquences.

Ce point de vue terriblement limitatif fait donc du courage le seul critère de la valeur d’un individu, ce qui est une façon bien romantique de voir les choses, car on ne peut pas nier que certains représentants des courants modernes les plus subversifs sont aussi capables de faire preuve d’un grand courage.

La vérité, c’est que, passé un certain stade, l’obstination aveugle, si « héroïque » soit-elle, confine à la bêtise. Il faut donc répondre à ceux qui, affectés d’une mentalité un peu inquisitoriale, voient dans tout refus de l’action extérieure l’alibi de la peur et de la faiblesse, que la voie de la connaissance, elle aussi, n’est pas une fuite : « … quand on s’est assimilé certaines vérités, on ne peut ni les perdre de vue ni se refuser a en accepter toutes les conséquences ; il y a des obligations qui sont inhérentes à toute connaissance, et auprès desquelles tous les engagements extérieurs apparaissent vains et dérisoires ; ces obligations, précisément parce qu’elles sont purement intérieures, sont les seules dont on ne puisse jamais s’affranchir. » (21)

Un dernier point qu’il importe de souligner, parce qu’il est une des raisons de l’incompréhension témoignée par les traditionalistes devant un livre comme Chevaucher le tigre, c’ est le conformisme de ces milieux. Autant leurs idées sont effectivement à contre-courant par rapport aux dogmes de notre temps, autant leur comportement dans la vie de tous les jours possède souvent les caractères de l’existence petite-bourgeoise, comme n’a pas manqué de le leur reprocher Evola : « si l’on parle d’anticonformisme, de rejet du système bourgeois, très fréquemment j’ai pu relever, chez les jeunes, une singulière inconséquence : alors qu’ils prônent, politiquement et idéalement une attitude révolutionnaire, trop souvent, sur le plan existentiel, dans la vie pratique individuelle, ils finissent par succomber de façon désolante aux routines de la vie bourgeoise détestée (pour donner un exemple : en se mariant bien tranquillement), se trouvant par-là même encore plus obligés de « s’installer » dans la société actuelle, et ainsi de suite. Franchement, le type du beat authentique (…).,bien qu’inférieur, me semble à cet égard plus cohérent. Et j’apprécie beaucoup la cohérence. » (22)

S’arrêtant trop souvent à une réaction qui dégénère en crispation, nostalgiques des formes traditionnelles appartenant au passé, conformistes à l’égard des structures résiduelles du monde bourgeois, les traditionalistes sont donc mal placés pour saisir le sens et la portée de Chevaucher le tigre.

L’esprit encombré de notions et de pseudo-certitudes agissant comme un poids mort, il leur est difficile d’accéder au dénuement intérieur de « l’homme différencié », qui a su se débarrasser à jamais de l’accessoire pour ne s’appuyer que sur l’essentiel, et qui s’est délibérément interdit de regarder en arrière (et « en avant », doit-on ajouter, car la perspective d’Evola est résolument étrangère à tout messianisme, à toute téléologie, et ne s’intéresse qu’à 1’« ici et maintenant »). Prisonniers d’un style comportemental rigide, les traditionalistes ne possèdent pas la souplesse existentielle nécessaire pour « passer leur chemin » parmi les décombres de cette fin de cycle.

A titre de pure hypothèse, il sera intéressant de se demander si l’ouvrage le plus pratique d’Evola – rappelons que son sous-titre est : « Orientations existentielles pour une époque de dissolution » – peut être mieux compris par ceux qui, privés de toute référence doctrinale traditionnelle, ont perçu cependant avec une acuité extrême le néant de l’époque et son atmosphère de dessèchement cadavérique, tout ce qui engendre chez l’homme contemporain le sentiment d’être toujours en marge de sa propre existence.

*

* *

« Intérieurement comme extérieurement, rien ne sera plus vie, tout sera construction : à l’être désormais éteint se substituent dans tous les domaines le « vouloir » et le « Moi », comme l’étayage sinistre, mécaniste et rationaliste, d’un cadavre. » (23) A cette constatation d’Evola fait écho, étrangement,celle d’un théoricien d’ultra-gauche appartenant au courant qui, au XXè siècle, a le mieux analysé les formes de domination et d’aliénation modernes : l’Internationale Situationniste.

G. Debord écrit en effet : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » (24) Notre monde, la « société du spectacle », est le résultat « d’une vision du monde qui s’est objectivée. et pour laquelle la seule raison d’être de l’homme est de produire, d’accumuler et de consommer des marchandises, sans jamais pouvoir sortir de ce cercle vicieux. L’homme n’est plus ici, comme chez Nietzsche, « quelque chose qui doit être dépassé », mais un tube digestif qui doit être satisfait. « L’économie, c’est notre destin », avait dit Marx, et, de fait, l’économie a désormais tout envahi. Mais s’il est vrai qu’elle « transforme le monde », elle le « transforme seulement en monde de l’économie » et débouche sur l’absurde : « Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis. Il n’est plus rien que l’économie se développant pour elle-même. Il est le reflet fidèle de la production des choses, et l’ objectivation infidèle des producteurs. » (25) Outre une analyse cohérente et exacte de la société actuelle, les situationnistes ont le mérite de s’être libérés, à la différence de tout le gauchisme – qui n’est pas la contestation de la misère mais la misère de la contestation -, d’un certain nombre de mythes fallacieux : la prétendue opposition entre l’Ouest capitaliste et l’Est communiste, se ramenant en réalité à « la lutte de pouvoirs qui se sont constitués pour la gestion du même système socio-économique » et qui ne sont jamais aussi d’accord entre eux que lorsqu’ils font semblant d’être opposés : « … la division montrée est unitaire, alors que l’unité montrée est divisée. » (26) ; le culte grotesque de la « jeunesse » et du rôle quasiment sotériologique qu’elle devrait jouer : «… la jeunesse, le changement de ce qui existe, n’est aucunement la propriété de ces hommes qui sont maintenant jeunes, mais celle du système économique, le dynamisme du capitalisme. » (27) ; l’origine bourgeoise de la prétention du marxisme d’être « scientifique » : « Dans ce dernier mouvement qui croit dominer l’histoire présente par une connaissance scientifique, le point de vue révolutionnaire est resté bourgeois. » (28)

Mieux encore, les situationnistes, se distinguant en cela du marxisme dogmatique, introduisent dans les exigences révolutionnaires une dimension qualitative, l’objectif de la révolution n’étant pas de faire mieux que le capitalisme en matière de prospérité matérielle et de « bien-être » général – en restant donc sur le même plan que lui -, mais d’être un réinvestissement de la vie. Niant la disparition du prolétariat dans la société industrielle avancée et le définissant très élastiquement comme « l’immense majorité des travailleurs qui ont perdu tout pouvoir sur l’emploi de leur vie et qui, dès qu’ils le savent, se redéfinissent comme le prolétariat, le négatif à l’ œuvre dans cette société », Debord affirme qu’« aucune amélioration quantitative de sa misère, aucune illusion d’intégration hiérarchique, ne sont un remède durable à son insatisfaction », car « le prolétariat ne peut se reconnaître véridiquement » que « dans le tort absolu d’être rejeté en marge de la vie. » (29)

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