A Françoise B., avec la détermination de quitter enfin tout sentier battu.
UN VIATIQUE POUR L’HOMME NOBLE QUAND IL N’Y A PLUS RIEN A AIMER
« Si notre vie manque de soufre, c’est-à-dire d’une constante magie, c’est qu’il nous plait de regarder nos actes et de nous perdre en considération sur les formes rêvées de nos actes, au lieu d’être poussé par eux (…). Et s’il est encore quelque chose d’infernal et de véritablement maudit dans ce temps, c’est de s’attarder artistiquement sur des formes, au lieu d’être comme des suppliciés que l’on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers » (Antonin Artaud, Le théâtre et son double, préface).
« La « vérité » ne transparaît qu’aux moments où les esprits, oublieux du délire constructif, se laissent glisser sur la dissolution des morales, des idéaux et des croyances. Connaître, c’est voir ; ce n’est ni espérer, ni entreprendre » (E.-M. Cioran, Précis de décomposition ).
« (Notre Brahman) est au ciel comme en enfer, dans la vertu comme dans le péché, dans le désir comme dans sa destruction, dans le bien comme dans le mal, dans la création comme dans la dissolution. Il est le même partout : dans la conscience, dans l’inconscience, et dans le jeu varié des deux. Il est ce qui cause l’esclavage et ce qui, à son tour, donne la libération » (TantratatMI I, 293-294).
Quelques mois après la parution de Par-delà le bien et le mal, Nietzsche écrivait (le 21 avril 1886) à son ami Peter Gast :
« C’est un livre effroyable qui cette fois m’a coulé de l’âme, un livre noir comme la sépia de la seiche ». Evoquant plus tard le même ouvrage dans Ecce Homo, il ajoutait, avec une bonne dose de ce pathos romantique qu’il reprochait tant à Wagner mais dont il était lui-même imprégné : « On ne trouvera pas dans ce livre un seul mot de bonté ». Avec Par-delà le bien et le mal, il s’agissait, pour Nietzsche, « de dire non et d’agir en conséquence, de renverser les valeurs établies, de déclencher la grande guerre, de faire lever le jour de la bataille décisive. Cela m’obligeait à rechercher lentement autour de moi des esprits qui me fussent apparentés, assez vigoureux, pour me prêter main-forte dans mon œuvre d’anéantissement. Dès lors, tous mes écrits ont été des hameçons. Si aucun poisson n’a mordu, ce n’est pas ma faute… C’est qu’il n’y avait pas de poissons ».
Paru en Italie en 1961 (la première édition française remontant à 1964), Chevaucher le tigre est aussi, à sa manière plus dépouillée et plus froide que celle de Nietzsche – un livre « effroyable » et « noir » qui n’a pas attrapé de « poissons ». Les deux adjectifs que nous avons empruntés à Nietzsche sembleront sans doute excessifs à ceux qui sont assez lucides et courageux pour ne pas demander à leurs auteurs favoris des paroles consolantes et rassurantes. Il n’en est pas moins vrai que Chevaucher le tigre se présente de prime abord comme un ouvrage foncièrement négateur et destructeur, comme le dernier écrit important d’un iconoclaste sans passion qui tire à boulets rouges sur tout ce qui bouge et s’agite fébrilement dans un « paysage » de la civilisation : le monde moderne maintenant parvenu à son terme. Aucune des idoles, des structures, des théories, des illusions de ce monde n’échappe à la critique implacable d’Evola : du marxisme à la démocratie bourgeoise, de l’existentialisme à la connaissance scientifique, du « retour à la nature » annonciateur de l’écologie au phénomène de la drogue, du roman au jazz, de la patrie au mariage, de la famille à « 1’émancipation » de la femme.
Chevaucher le tigre est également un livre non pas « maudit » mais incompris, qui n’a pas trouvé d’écho dans les milieux auxquels il était pourtant prioritairement destiné : les milieux qui avaient été influencés par les autres ouvrages d’Evola et qui se réclament du « traditionalisme », terme auquel ils ajoutent volontiers le qualificatif d’« intégral. pour le distinguer ainsi du traditionalisme religieux et dévotionnel.
Dans l’ensemble de l’œuvre d’Evola, Chevaucher le tigre vient, chronologiquement, après Métaphysique du sexe (1958), qui avait lui-même été précédé par Les hommes au milieu des ruines (1953). Si nous rappelons ces dates, ce n’est certes pas pour céder aux travers biographiques et « intimistes » d’une certaine critique moderne, mais précisément parce qu’entre les deux derniers ouvrages cités se vérifie une fracture décisive, « diachronique » pour ainsi dire.
Evola n’a parlé de lui-même – et fort peu à vrai dire – que dans Le Chemin du Cinabre, ouvrage où il explique la genèse de ses différents livres, évoque les influences et les rencontres qui le marquèrent et apporte quelques précisions d’ordre personnel qui permettent de mieux comprendre son itinéraire spirituel. Il affirme dans ce livre que son équation personnelle ou, pour employer un mot savant, son « idiosyncrasie », a été dominée par deux tendances fondamentales : une disposition innée de kshatriya, de guerrier, et une impulsion profonde vers la transcendance, l’inconditionné ; la première conduisant à vouloir agir sur le monde, la seconde impliquant un retrait au moins intérieur par rapport au monde.
Or, il se trouve que la seconde tendance fondamentale l’a définitivement emporté chez Evola au milieu des années cinquante. Non qu’elle ait été absente dans son œuvre précédente, comme l’attestent ses études sur d’antiques doctrines sapientielles dont le noyau est une voie complète de libération, et non une « religion » : La doctrine de l’Eveil pour le bouddhisme, Le Yoga tantrique pour les tantras hindous, La tradition hermétique pour la voie alchimique. Mais avec Les hommes au milieu des ruines, qui suivait de près la brochure Orientations destinée à la formation doctrinale de certains groupes politiques italiens antidémocratiques et antimarxistes, Evola se situait encore dans la perspective d’une reconstruction traditionnelle devant investir, en théorie du moins, la société tout entière. Ce livre, écrit à un moment où, semblait-il, les conditions étaient réunies pour la création d’un puissant mouvement contre-révolutionnaire en Italie, représente sa contribution la plus achevée à une doctrine de l’État, contribution qui tient compte aussi, de façon parfois très critique, des tentatives qu’il avait faites avant la guerre pour influencer le fascisme de l’intérieur et de ses contacts en Allemagne avec les continuateurs, sous le nazisme, du prolifique courant de pensée de la « révolution conservatrice » (konservative Revolution) (1).
Evola, toutefois, ne tarde pas à se convaincre qu’à une époque où les peuples sont devenus des masses informes, toute action extérieure est vouée à l’échec. Il se détache alors « des partis qui rêvent de faire marcher les choses à reculons, à la manière des écrevisses », sans se rendre compte que « personne n’est libre d’être écrevisse » (2). Et il fait siennes une fois pour toutes les paroles de Zarathoustra : « Suivez les chemins qui sont vôtres. Et laissez peuples et nations suivre les leurs – de sombres chemins, en vérité, sur lesquels ne brille plus une seule espérance. Laissez régner les boutiquiers là où rien ne brille plus que l’or des boutiquiers. Les temps des rois sont passés ; ce qui de nos jours porte le nom de peuple ne mérite pas de rois » (3).
Avant d’aller plus loin, cependant, et de voir quelle signification exacte revêt Chevaucher le tigre dans l’itinéraire d’Evola, il faut se demander pourquoi celui-ci a continué à s’intéresser si longtemps, tout en n’y croyant plus, à la perspective « formelle », affirmatrice, apparemment très éloignée du point de vue gnostique, indifférent aux formes, du livre dont nous nous occupons. Les raisons expliquant cette attitude ne peuvent pas du tout être qualiftées de purement « individuelles », mais relèvent bien plutôt d’une question de nature propre, de « race de l’esprit » et de vision du monde.
Evola, répétons-le, était un guerrier et ce n’est pas un hasard si la doctrine traditionnelle dont il s’est senti le plus intimement proche a été la doctrine tantrique, qu’il a d’ailleurs exposée de façon remarquable, car cette dernière s’adresse avant tout à un type d’homme en qui prédomine la qualité rajas (dynamisme, transformation, expansion) propre au guerrier. Or, un guerrier, c’est avant tout un être qui veut vivre avec la totalité de soi-même et du monde, « sans soustractions, exceptions ni choix » (Nietzsche), ce qui est toujours la meilleure façon de ne pas se payer de mots. Le guerrier n’est pas naturellement porté à déclarer le monde irréel et à s’en évader, mais a plutôt tendance à se demander quel est son degré de puissance sur les êtres et les choses qui l’entourent. Un passage du Tantratattva, cité par Evola dans Le Yoga tantrique, dit à ce sujet : « Le problème n’est pas d’affirmer que ceci ou cela est « irréel », mais bien de savoir jusqu’à quel point vous êtes capables de rendre irréel (au sens d’avoir pouvoir sur) ne serait-ce qu’un seul brin d’herbe ». Dans la vision tantrique, le monde n’est que puissance. Le Principe suprême, la Çakti, ne connaît aucune loi. Elle engendre toutes les formes, mais n’en est pas prisonnière. C’est pourquoi il est dit que la manifestation est sa danse, son jeu (lîIâ) ; elle est « celle qui joue » (lalitâ) avec les formes. De même Çiva, le dieu de la destruction transfigurante, de la transformation au sens étymologique du terme ( = passage au-delà de la forme), est appelé digambara, « celui qui est nu », c’est-à-dire libre de toute détermination, mais cela n’implique aucunement une dépréciation des formes puisqu’un autre de ses noms signifie « celui dont le corps est l’univers entier ».
Le refus de tout point de vue « évasionniste » du monde phénoménal provient en fait, chez Evola, d’une conception dynamique du Principe. L’Absolu n’est pas une substance fixe et immobile, mais une potestas qui reste éternellement elle-même dans la forme comme dans le sans-forme : « On ne voit pas pourquoi la « manifestation », du fait qu’elle n’épuise évidemment pas les possibilités infinies du Principe, doit être considérée comme quelque chose d’illusoire et de négatif, comme une négation. L’idée que toute détermination (par conséquent tout ce qui a une forme, qui est individué, y compris l’homme considéré non comme pur âtmâ, mais dans tout ce qu’il a de concret) est une négation ne peut s’appliquer qu’à une substance immobile (…) et à condition qu’il ne s’agisse pas d’une autodétermination mais d’une détermination subie (…) elle est absurde si l’on se réfère au Principe compris comme potestas, c’est-à-dire comme capacité d’être inconditionnellement ce qu’il veut être. L’absolu ne peut pas avoir, tel un minéral ou une plante, une « nature propre » à laquelle il serait astreint. Il est ce qu’il veut être et ce qu’il veut être reflète à coup sûr l’absolu, l’infini. La manifestation (…) ne serait pas alors, une contradiction de l’infini, illusion et apparence, mâyâ, mais justement ce que veut dire, au fond, le terme « manifestation », à savoir l’acte par lequel une potestas suprême et libre s’affirme »(4).
Un type humain viril et actif ne peut se contenter de pirouettes dialectiques, si brillantes soient-elles, sur l’irréalité du monde, surtout lorsque – et c’est presque toujours le cas – elles ne changent rien à la condition existentielle concrète de celui qui les fait. Il préfère voir le monde comme un champ indéfini d’expériences, parfaitement neutres en elles-mêmes mais qui, par les réactions qu’elle suscite chez lui, sont saisies par sa conscience lucide comme autant d’ouvertures, à travers l’opacité du devenir, sur la dimension intelligible de la réalité. La représentation du monde est alors perçue comme une épreuve permanente pour la volonté du guerrier, qui doit accepter et dominer les formes. C’est aussi l’enseignement du sorcier yaqui : « Les hommes considèrent les choses soit comme une bénédiction, soit comme une malédiction : le guerrier, lui, les prend comme un défi. (c. Castaneda, Histoires de pouvoir). Un défi qui, s’il est relevé à chaque instant, fait de cette terre un immense « moyen habile » de Délivrance . Toute la voie tantrique tient dans cette formule : « Vivre le monde comme libération » (Kulâmava-tantra).
Si nous avons jugé utile de faire ce bref excursus sur la vision tantrique du monde, c’est parce qu’il peut aider à mettre en lumière les raisons cachées, inavouées, qui ont conduit et conduisent les « spiritualistes », mais aussi bon nombre de ceux qui ont eu la chance de se rattacher à un enseignement traditionnel authentique, à se « méfier » de l’œuvre d’Evola ou à la mettre « entre parenthèses ». Le ton hautain et aristocratique de cette œuvre, souvent accompagnée, notamment dans Chevaucher le tigre, de l’ironie mordante pour les malheurs de ce monde propre à celui qui est passé sur l’autre rive, ne pouvait manquer de choquer tous ceux qui, sans s’en rendre compte, ont été contaminés par l’humanitarisme. Trop souvent, en effet, bien des équivoques et des malentendus se dissimulent aujourd’hui derrière 1’« ascèse » et le « détachement ». Car les milieux spiritualistes sont remplis de gens qui font de nécessité vertu. Certains se tournent vers des voies de sagesse orientales et pérorent, avec une arrogance de « premier de la classe », sur l’inanité de l’histoire, alors qu’ils font preuve en cette matière d’une ignorance crasse et partagent les préjugés les plus ineptes de l’instruction publique obligatoire, démocratique et progressiste, qui leur a été inculquée ; d’autres lisent deux livres d’Alan Watts, alignent trois formules Zen apprises par cœur et s’imaginent avoir acquis le droit de mépriser toute culture, rejetant ainsi Shakespeare et Nietzsche aux oubliettes. La plupart du temps, ces apprentis-ascètes se croient capables de se transplanter allègrement à l’autre bout du monde, inconscients qu’ils sont du fait que les structures mentales ne sont pas les mêmes partout et que le fait d’appartenir à telle ou telle race, à tel ou tel peuple, de parler telle ou telle langue ne sont pas des facteurs tout à fait négligeables. Mais, en général, c’est avec le passage à la « pratique » que le comble de l’illusion est atteint : on fait bravement sa petite heure quotidienne de méditation assise, on projette des pensées « généreuses » et compatissantes sur l’humanité souffrante, on s’efforce tant bien que mal d’aimer tout ce qui vit (ce qui est le plus sûr moyen, tant qu’on n’est pas un Eveillé, de n’aimer personne). Les horizons pseudo-spirituels misérables de cette façon d’envisager l’ascèse, d’une mièvrerie saint-sulpicienne, culminent la plupart du temps dans le désir de « se sentir bien dans sa peau », d’être à l’aise dans les phénomènes : en somme tout ce que Céline a appelé « la ridicule prétention au bonheur », tout ce que les existentialistes ont dénommé, avec raison, 1’« existence inauthentique », tant il est vrai qu’un être n’est que par la somme de ses échecs, des adversités qu’il a endurées, des souffrances qui l’ont ennobli, et par sa familiarité avec la présence muette de la mort, seule capable de conférer une dignité à « tout ce qui vit ».
Un signe avant-coureur de la dissolution finale à venir, c’est donc la médiocrité, non seulement de nos contemporains en général, mais aussi de la majorité de ceux qui se tournent, de nos jours, vers les enseignements traditionnels. Parmi ces derniers, qui parlent si facilement d’évacuer l’histoire, d’assécher tout désir, de contenir toute haine, combien y en a-t-il, en effet, qui ont été capables d’aller jusqu’au bout d’un engagement politique, d’une vocation artistique, d’une passion amoureuse, d’une révolte intégrale ? Comment pourraient-ils connaître le prix véritable du renoncement, comment pourraient-ils mourir à eux-mêmes, ces êtres qui n’ont jamais vécu parce qu’ils n’ont toujours aimé que l’ombre d’eux-mêmes ? Chez eux tout est petit, chétif et rabougri, et ils exaltent d’autant plus le détachement qu’il ne leur coûte rien. A eux s’appliquent à merveille ces lignes d’un poète « incandescent de douleur et de sacrée colère », René Daumal : « Comme j’ai parlé de folie avant d’avoir tenté de regarder l’infini par le trou de la serrure. Comme j’ai parlé de mort, avant d’avoir senti ma langue prendre le goût de sel de l’irréparable. Comme certains parlent de pureté, qui se sont toujours considérés comme supérieurs au porc domestique. Comme certains parlent de liberté, qui adorent et repeignent leurs chaînes (…). Ou de sacrifice, qui ne se couperaient pour rien le plus petit doigt. Ou de connaissance, qui se déguisent à leurs propres yeux. Comme c’est notre grande maladie de parler pour ne rien voir » (5).
A quoi l’on répondra qu’il y a des exceptions et qu’il n’est pas forcément nécessaire d’avoir connu la débauche pour devenir un saint. Ce qui est parfaitement exact. Mais à quel naïf fera-t-on croire que presque tous ceux qui prétendent suivre en nos temps une ascèse sont des êtres « sattviques », à la conscience calme et détachée depuis toujours ? Quant à ceux qui ne sont passés par aucune des expériences humaines dont nous venons de parler et qui n’en suivent pas moins une voie de réalisation avec cohérence sans pour autant appartenir à la catégorie « sattvique », leur cas est tel qu’aucune de ces expériences n’aurait été en mesure de canaliser si peu que ce soit leur nostalgie de l’inconditionné. Ils étaient donc déjà, potentiellement, au-dessus d’une vie humaine normale, et non au-dessous, comme les spiritualistes d’aujourd’hui.
De sorte qu’on est bien obligé de dresser un bilan négatif et de constater que le regain d’intérêt pour la sagesse traditionnelle n’est pas la marque d’un réveil spirituel de l’Occident, mais une composante de ce que Spengler a appelé la « deuxième religiosité », qui se manifeste chaque fois qu’un cycle de civilisation arrive à son terme. Comment, en effet, ne pas rattacher la plupart des spiritualistes, jusque dans leur obsession bien connue de la « santé », à la figure du Dernier Homme prophétiquement annoncé par Nietzsche : « Voici, je vais vous montrer le Dernier Homme : « Qu’est-ce qu’aimer? Qu’est-ce que créer ? Qu’est-ce que désirer ? Qu’est-ce qu’une étoile ? » (…). « Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes, en clignant de l’œil. Ils auront abandonné les contrées où la vie est dure ; car on a besoin de chaleur. On aimera encore son prochain et l’on se frottera contre lui, car il faut de la chaleur (…). On sera malin, on saura tout ce qui s’est passé jadis ; ainsi l’on aura de quoi se gausser sans fin (…). On aura son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit ; mais on révèrera la santé. « Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes, en clignant de l’œil. » (6)
Cet ascétisme frileux de gens qui n’ont jamais été « brûlés » par quoi que ce soit et qui rêvent d’une libération qu’ils puissent « envelopper dans une couverture et placer sous une banquette » (Maître Eckhart) démontre aussi son appartenance à la « deuxième religiosité » – et donc, en dernière analyse, à la mentalité moderne – par son sentimentalisme. Car celui-ci s’accorde très bien, contrairement à ce qu’on pourrait croire, avec le matérialisme, comme le démontre Guénon : « En fait, matérialité et sentimentalité, bien loin de s’opposer, ne peuvent guère aller l’une sans l’autre (…) nous en avons la preuve en Amérique, où (…) les pires extravagances « pseudo-mystiques » naissent et se répandent avec une incroyable facilité, en même temps que l’industrialisme et la passion des « affaires » sont poussés à un degré qui confine à la folie. » Prenons un exemple typique du sentimentalisme propre aux milieux dont nous parlons : leurs réactions très significatives devant certains films japonais, qu’ils apprécient beaucoup – exotisme et mode obligent. On aimera ces histoires de samouraï pour leur beauté formelle et leur intensité dramatique, mais on regrettera profondément que des êtres aussi raffinés puissent s’abandonner à une telle « cruauté ». On aura donc une horreur presque hystérique du sang, de la violence ouverte et déclarée du guerrier traditionnel mais, en se promenant dans les rues d’une grande capitale ou de retour chez soi, devant la télévision, par exemple, on subira sans y prendre garde de multiples formes de violence hypocrite et souterraine, qui s’exercent au nom de la « liberté » et du « pluralisme » démocratiques : la violence de l’argent qui achète les âmes, du mensonge politique qui les berne, de l’exploitation économique qui les enchaîne, de la grande presse qui les abrutit, de la pornographie qui les avilit, de la publicité qui flatte leurs plus bas instincts.
Et c’est ainsi que ces candidats d’aujourd’hui à l’initiation de toujours finissent par accepter, quelles que soient leurs velléités pour se distinguer de leurs contemporains, jouisseurs vulgaires et égoïstes, la philosophie implicite du monde moderne, qui se résume à ceci : « Mieux vaut être un rat vivant (et non un chien, par respect pour l’espèce canine) qu’un lion mort ». Au lieu de profiter d’une occasion comme celle que nous avons signalée pour méditer sur les deux seules dispensatrices de sagesse qui ne mentent jamais, la solitude et la mort, ils se rallient bon gré mal gré à une société « qui pense que rien n’est pire que la mort, et notamment pas l’esclavage », en oubliant seulement ceci : « L’inconvénient est que ce type de société finit toujours par mourir. Après avoir été esclave. » (8)
Pour conclure sur ce chapitre, que dire à ces chercheurs de Vérité un peu tièdes et tellement indignés par l’œuvre d’Evola, chez qui, en apparence du moins, on ne trouve pas, en effet, « un seul mot de bonté » ? Sans doute faut-il les renvoyer à ceux qui n’ont pas exprimé une compassion humaine, trop humaine, mais qui, au contraire, ont vu l’universalité du tourment sans pour autant frémir, tel Zarathoustra. « J’aime ceux qu’emplit un grand mépris, car ils portent en eux le respect suprême, ils sont les flèches du désir tendu vers l’autre rive » (9) ; et aussi : « Si ton ami est malade, offre asile à sa souffrance, mais sois pour lui une couche dure, un lit de camp ; c’est ainsi que tu lui seras le plus utile (…). Ainsi parle tout grand amour ; il surmonte jusqu’au pardon, jusqu’à la pitié. » En somme, pourquoi Evola est-il si dur ? Tout simplement parce que l’époque est si molle, est-on tenté de répondre.
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Le grand renversement de perspective dont nous avons parlé plus haut et qui allait s’exprimer dans Chevaucher le tigre, s’imposa progressivement à l’esprit d’Evola parce qu’il apercevait chaque jour un peu plus, dans l’involution du monde contemporain, les signes annonciateurs d’une dissolution irréversible et globale. On sait que dès 1934, année de parution de Révolte contre le monde moderne, Evola avait tracé une morphologie des civilisations et des cultures d’une portée singulièrement universelle, puisque son seul et unique fondement est lui-même on ne peut plus universel : la sexualisation de l’espèce humaine. En ce domaine, Evola était largement tributaire de l’œuvre du mythologue suisse Johann Jakob Bachofen, auteur de nombreuses études de mythologie comparée sur le monde méditerranéen antique, et notamment de Das Mutterrecht (Le matriarcat, 1861), gros essai sur le matriarcat ou la « gynécocratie » dans l’Antiquité d’après des sources religieuses et juridiques. Reprenant et développant le schéma dégagé par Bachofen (11), Evola allait distinguer deux grandes formes de spiritualité – la spiritualité « olympienne et virile », la spiritualité « tellurique et féminine », auxquelles correspondent, à mesure qu’on descend dans le processus de la manifestation, les couples suivants de contraires : civilisation des Héros – civilisation des Mères ; cultes solaires (ex. : incinération des morts) – cultes chthoniens et lunaires (ex.: inhumation des morts) ; idéal olympien du « supra-monde » (l’Hyperuranie de Platon) soustrait au devenir – mysticisme panthéiste (fusion avec le « Tout ») ; éthique aristocratique de la différence – promiscuité de la tribu et abolition des différences sociales lors des fêtes orgiaques ; organisation sociale hiérarchique – « communisme primitif » ; droit positif – droit naturel ; famille patriarcale – clan matriarcal ; etc.