Muthos apophantikos
Source
: Hughes Labrusse in Analyses & Réflexions sur Borges, éd. ellipses, 1988. Le mythe. Ce mot autour duquel se concentre toute la pensée grecque à ses origines est, pour nous, presque inconsistant. Nous l’utilisons pour désigner des états obscurs de la conscience
ou des stéréotypes de la société. Il tient lieu de fourre-tout dans lequel on empile récits, légendes, fictions et croyances hétéroclites. À partir de quoi on s’autorise à le considérer comme une
forme élémentaire de la pensée dont les enfantillages mettent d’autant plus en valeur le sérieux de la raison adulte. Cette prétention est conforme à nos sociétés évolutives qui jugent toute
antériorité comme une phase dépassée de l’histoire. Même l’intérêt que l’on porte parfois au mythe ne se dépêtre pas de ce sentiment. La plupart du temps, il s’inscrit dans le cadre opérationnel
de la recherche scientifique. Dès lors, comme objet d’une investigation possible, il est mis en réserve du savoir.
Dans le langage qui est le sien, Nietzsche voit dans cette condescendance
à l’endroit du passé la marque d’un ressentiment. Il repose sur l’incapacité de la raison à contrôler le temps et son « il était ». En réalité, la question se pose ici de notre rapport avec le
commencement grec qui nous tient lieu d’origine. Or, explique Martin Heidegger dans l’Introduction à la
métaphysique, l’erreur « consiste à croire que le commencement de l’histoire est constitué par ce qui est primitif et arriéré, maladroit et faible ». Tout au contraire, ajoute-t-il, le
commencement « est ce qu’il y a de plus inquiétant et de plus violent. Ce qui vient ensuite n’est pas un développement du commencement, mais celui-ci s’affadit et, s’étendant, il ne peut se
maintenir en lui-même, il devient à la fois anodin et excessif dans la difformité du grand, conçu comme grandeur et extension purement numériques et quantitatives ». Le mythe appartient à une
telle irruption. À sa manière, il n’a cessé de gouverner tous les aspects de notre histoire, la justice et la loi, la politique et l’économie, la connaissance et l’art, les travaux et les jours.
Que cette puissance inaugurale du mythe n’apparaisse plus ouvertement à notre époque ne diminue en rien sa puissance mais témoigne, plus certainement, du rabougrissement de la modernité. Cela
revient à dire que l’homme ne parvient pas jusqu’à lui-même car il ne croît plus sur un terrain favorable. Le mythe lui fait défaut.
En nous demandant ce qu’est le mythe, nous ne cherchons pas à satisfaire une vaine curiosité intellectuelle. Nous essayons de prendre la mesure de notre provenance et de son oubli. Il ne s’agit
pas de nous fabriquer une mythologie pour les besoins de la cause ni de raviver celle des grecs. Il convient plutôt de répondre au défi d’un monde qui, loin d’être englouti dans un passé
lointain, continue à nous être proche et même à nous devancer. Le mythe n’est pas d’hier. Il est au seuil de toute existence. Il se pourrait, not., qu’il fût le trait le plus secret de
toute la poésie moderne dans son aspiration à l’inconnu. Mais la transition qui en découle est une forme de la continuité, une métamorphose. C’est pourquoi une civilisation ne peut rien
attendre de décisif d’une autre. Sa propre configuration est la seule susceptible de connaître la mutation qui, depuis le début, se prépare en elle. Aussi le passage de notre monde, entièrement
constitué sur le mode de la métaphysique occidentale, vers une autre tournure, a-t-il peu de chance de réussir par juxtaposition des cultures et des traditions les plus disparates. Dans cette
ligne, si l’on reconnaît dans le mythe la source de notre histoire, il n’est plus transposable. À contre-courant des opinions, dès lors, nous sommes tenus de dire qu’il n’y a de mythes que
grecs. Cela n’exclut nullement les approches comparatives avec les autres peuples mais force à comprendre le mythe dans sa totalité et dans son éclairage spécifique. Loin de l’appauvrir,
cette limitation en fera ressortir toute la splendeur. Dans son unité, le mythe grec est parvenu à une hauteur sans égale. Avec lui, sont mis en présence les hommes et les dieux dans la sphère du
destin.
À vrai dire, on ne sait plus bien ce qu’est un dieu. On l’associe à la religion et à la foi, tout à fait à tort si l’on écoute avec soin cette parole de René Char
:
« Obéissez à vos porcs qui existent. Je me soumets à mes dieux qui n’existent pas. »
Le pluriel est à souligner. Cette déclaration du même poète lui donne tout son sens :
« Dieu l’arrangeur, ne pouvait que faillir. Les dieux, ces beaux agités, uniquement occupés d’eux-mêmes et de leur partenaire danseuse, sont toniques. De féroces rétiaires refluant du
premier, mais en relation avec lui, nous gâtent la vue des seconds, les oblitèrent. »
On ne peut être plus clair pour montrer le gouffre qui sépare le monothéisme et ses conséquences du monde des dieux grecs. La formule de Nietzsche, Dieu est mort, est sans doute un autre
écho de l’occultation évoquée par René Char. Chronologiquement, c’est l’inverse qui est vrai. Mais, en fait, elle est contemporaine à toutes les époques de notre histoire. Paradoxalement,
l’horizon judéo-chrétien efface le sens de la déité en le subordonnant à un dieu créateur de tout ce qui est, et même du sacré. Mais notre pensée a été tellement pliée à cette représentation que
même l’athée le plus convaincu n’échappe pas à l’idée de cause et de production. Rien de semblable chez les grecs pour lesquels le monde n’a ni commencement, dans le sens d’une genèse, ni fin.
Leurs dieux ne sont pas éternels mais sont dits immortels face aux mortels que nous sommes. Penser le mythe revient donc, dans un premier temps, à s’arracher au monothéisme sans, pour autant,
renoncer au divin. Toutefois, un regard neuf sur le mythe doit se garder des perspectives héritées au cours de l’histoire de la métaphysique dans la structure onto-théo-logique qui est
la sienne. C’est ainsi que l’esprit de conquête et d’organisation universelle qui préside aux sciences modernes s’interdit ipso facto l’accès à la perception grecque du divin et du
mythe. C’est pourquoi il est également indispensable d’exposer brièvement les explications transmises thétiquement à travers des méthodes et des calculs totalement étrangers au mythe
grec, et ce afin de les repousser.
Un rapport authentique avec un savoir ou une manière d’être n’est possible que dans leur langue, du moins à travers un cheminement qui y tend. Telle n’est pas l’intention des sciences
qui plaquent leurs représentations massives sur les choses. Chacune d’entre elles ayant un centre d’intérêt spécifique, elle contribue en outre à fragmenter la compréhension. Des philologues
éminents, not. Max Müller et de Bréal, voient dans les mythes des faits d’ordre philologique. À l’origine du langage, on ne pourrait exprimer que des objets et des qualités concrètes. Ensuite
certains phénomènes de la nature frappent l’esprit humain jusqu’à privilégier les mots qui servaient à les désigner, comme l’orage ou le soleil. Par ex., Œdipe tuant son père Laïos et épousant sa
mère Jocaste ne serait autre que le jour qui met fin à la nuit dont il est sorti et avec laquelle il s’unit, vers le soir. Les théories animistes et anthropologistes voient dans le mythe
l’expression naturelle de la pensée humaine à une phase primitive de son développement. « Enfants et sauvages, écrit S. Reinach, projettent en dehors la volonté qui s’exerce en eux ; ils peuplent
le monde, en particulier les êtres et les objets qui les entourent, d’une vie et de sentiments semblables aux leurs ». Cette conception relève du postulat arbitraire qui fait des Grecs et des
Romains des enfants ou des sauvages.
Dans le cadre des théories évolutionnistes du siècle dernier les mythes furent conçus comme l’expression d’une pensée embryonnaire, encore confuse, pour expliquer le monde. Tylor n’hésite pas à
considérer la personnification des forces naturelles comme le résultat d’un transfert irrationnel du langage et des actions humaines (le soleil se lève). Malinowski propose une autre
orientation en donnant au mythe une fonction de codification et de justification des croyances et des pratiques sociales. En réduisant le mythe à un reflet utilitaire et institutionnel dans
l’organisation sociale, il lui a fait perdre sa signification aiguë. En France, sous l’impulsion de Marcel Griaule, se situe une interprétation plus fine qui envisage le mythe dans son
intégralité. Il est conçu comme système cohérent et se suffit donc à lui-même pour un peuple donné, ce qui exclut toute tentative de comparaison. Le danger de ce type d’étude est tout autre.
L’idée de système qui porte le mythe l’élève à un paradigme d’une réalité sociale, à son tour abstraite et sans vie. Pour sa part, la mythologie optique estime plutôt que le mythe est la
traduction d’une image dont le sens est perdu. La légende du fil d’Ariane aurait été ainsi inspirée par la vue d’ornements en spirale, gravés sur des objets phéniciens. Quoi qu’il en soit, on en
revient toujours, conformément à la conceptualisation des sciences, à une tentative de généralisation qui finit par mettre comparativement en scène la diversité des éléments ou bien des systèmes
eux-mêmes. C’est pourquoi on se donne la tâche d’enquêter sur toutes les mythologies, aussi bien indo-européennes qu’africaines et océaniques. Le recueil capital est celui de Frazer, The
Golden Bough (Le Rameau d’or). Cette méthode conduit à rechercher dans les mythologies classiques des caractères que l’on attribuait jusqu’alors exclusivement à des religions
primitives, comme le totémisme. Dans cet esprit, A. Lang affirme :
« Des mythes très semblables à ceux des races aryennes par leur caractère irrationnel et repoussant, existent chez les Australiens, les insulaires de la mer du Sud, les Esquimaux, les Boschimans
en Afrique, chez les habitants des îles Salomon, les Iroquois, etc. Les faits étant identiques on doit leur chercher une explication identique et, comme les langues dans lesquelles les mythes
existent sont essentiellement différentes, une explication fondée sur la langue aryenne sera évidemment trop étroite. »
Ce schéma conduit tout droit à l’analyse structurale dont Georges Dumézil est le précurseur. La confrontation de plusieurs mythes permet de
dégager des structures qui leur sont communes. Ces structures reflètent cette activité et ces catégories de l’esprit humain, et leur correspondent. La langue propre aux mythes joue le rôle d’un
outil. On reconnaît là le caractère pragmatique de l’investigation moderne fondé sur des déterminations et des propriétés logiques latentes qui permettent d’assurer, dans la discontinuité, le
travail continu de l’intelligence dans son périple qui va de la pensée sauvage à la pensée opérationnelle. C’est dans ce but que Lévi-Strauss ouvre la voie à une véritable
science des mythes, comme il existe une science des rêves. Seulement, l’interprétation christo-théologique du monde et la pensée mathématico-technique ont éloigné la science de son commencement
grec et, par conséquent, du mythe qu’elle ne peut plus aborder que de travers.
Dans la relation à ses origines, nous pouvons accorder plus de confiance à la philosophie. C’est même vers elles qu’elle n’a cessé de se tourner depuis au moins 2 siècles. Le mythe ne pouvait
donc manquer d’y faire à nouveau irruption. Dans son Introduction à la philosophie de la mythologie (1825), Schelling pose la question de la signification du mythe. Il expose d’abord la
nécessité de l’unité interne de toutes les sciences que seule rend possible la philosophie. Ensuite, il considère, à juste titre, la mythologie comme un Tout cristallisé autour d’un noyau, d’une
matière première, composé d’un ordre historique et dont les héros sont les dieux. L’histoire des dieux, dans la langue des Grecs, est désignée dans ce qu’ils nommaient une
Théogonie. S’interroger sur la signification du mythe, c’est se demander comment peut se produire et apparaître une telle Théogonie. Chaque mythe proprement dit naît du rattachement d’un
événement historique à une divinité.
Un tel lien ne doit rien à une imagination exubérante ou arbitraire. Il répond bel et bien à ce qui se passe dans l’âme d’un peuple. Alors que la légende se contente de raconter des exploits et
des événements singuliers, le mythe leur ajoute des philosophèmes, c-à-d. des ébauches de vérité sous une forme historique. Cette combinaison du moment historique et de la vérité est un
pas considérable. Schelling a su distinguer également les différences qui subsistent entre une religion monothéiste et une théogonie mythologique. Toutefois, il est douteux, comme il le pense,
que la théogonie grecque ait pu provenir d’un monothéisme primitif dont l’unité aurait été rompue. Cette position amoindrit la portée et l’originalité du mythe. Une autre réserve s’impose sur le
terme même de mythologie. La mythologie est une explication du mythe, voire une science constituée, un peu comme la théologie est la science de la foi dans la dimension du dieu révélé. Mais si
les Grecs ont des mythes, ils ne pratiquent pas la mythologie. Le mot existe bien, sans se rapporter à un savoir ordonné. D’ailleurs, son emploi est tardif et désigne un
entretien qui a pour thème un récit pour en examiner les composantes significatives.
Schelling saisit le mythe à partir du savoir philosophique et de son unité. Nous ne pouvons pas dire que Nietzsche renverse radicalement cet ordre, mais en éclairant la philosophie par le théâtre
tragique dont la figure centrale est celle de Dionysos, il met indirectement l’accent sur le mythe. Les Dithyrambes de Dionysos, un ensemble de poèmes où prédomine la figure de
Zarathoustra, est la dernière œuvre dont il a préparé lui-même l’impression. Dans l’un de ces textes dont certains apparaissent aussi dans la 4ème partie de Ainsi parlait Zarathoustra,
on rencontre cette phrase :
« Le désert croît : malheur à qui recèle des déserts… »
Zarathoustra est celui qui nous enseigne le Retour éternel et le Surhomme, celui qui
s’embrase au oui éternel de l’Être dont Dionysos est le dieu, autrement dit, « dans sa personne même, l’apologie et la divinisation de la vie », ainsi que le décrit Jean
Beaufret. Cette manière de penser l’être est encore redevable à la métaphysique de sa distinction avec l’étant. Mais elle n’en fait pas moins apparaître une autre langue, ignorée par la
tradition philosophique, celle de la métaphore qui obscurcit volontairement le sens tout en le préservant. Dans cette mesure, Nietzsche prédispose, peut-être, au « mythe du futur », c-à-d. à une
époque du dépassement de la métaphysique. Mais si le mythe est le mot qui nous aide à quitter le terrain de la philosophie, ou mieux, à le rendre à l’ouverture initiale à partir de
laquelle un autre monde peut nous surprendre, Nietzsche ne lui est pas entièrement fidèle. En effet, dans le mythe le divin n’est pas la puissance souveraine et l’être se manifeste sous des
traits multiples. En résorbant la pensée grecque et la pensée à venir dans la seule et unique figure de Dionysos, Nietzsche semble, à son insu, se faire l’adepte du monothéisme, tant il est
difficile de renoncer à l’identique et de se confronter à la différence, une différence qui ne finirait pas à son tour, comme dans certains continuateurs de Nietzsche, de se
dissoudre dans sa propre identification.
C’est bien dans la tragédie que culmine le mythe. Son rapport â la poésie est donc essentiel. Mais la poésie n’a pas pour fonction, ici, de révéler des sentiments et des états d’âme sur un mode
agréable au poète et à l’auditeur. Elle dit comme le mythe qui montre, selon Heidegger, traduit par J. Beaufret :
« L’appartenance mutuelle des hommes-et-des dieux en tant qu’elle seule comporte la séparation de la distance et, par là, la possibilité de l’approche, et ainsi la grâce de l’apparition.
»
Mais un soupçon, semblable à celui que nous portions à Nietzsche, peut nous effleurer. Quand dans son interview du Spiegel, Heidegger déclare : « Seul un Dieu peut encore nous sauver »,
ne rejoint-il pas le monothéisme ? Cette parole ne peut se comprendre que dans le déploiement de la pensée de l’être. Or, pour Heidegger, Dieu et être ne sont pas identiques. Bien plus, La
Lettre sur l’humanisme y insiste,
« ce n’est qu’à partir de la vérité de l’être que se laisse penser le sens du sacré. Ce n’est qu’à partir de ce qu’est le Sacré que le sens de la Déité est à penser. Ce n’est que dans la
lumière propre à la Déité que peut être pensé et dit ce qu’il revient au mot Dieu de nommer. »
La dernière phrase est significative. Si nous la rapportons à la déclaration précédente, nous comprenons que, dans l’ordre du dire, seule la nomination d’un nouveau dieu peut nous être
salutaire. Comme l’écrit sobrement Jean Beaufret, « ce n’est jamais qu’au nom de l’être qu’il est possible de rendre le divin parlant » (Aristote et la tragédie). Nous sommes
bien plus près du mythe grec que de la Bible où c’est Dieu qui, d’un bout à l’autre, mène le bal. Nous ne débattrons pas plus avant sur ce point. Cependant, outre Hölderlin qui médite
profondément la question de la manifestation des dieux, n’oublions pas la forte empreinte laissée sur Heidegger par Walter F. Otto. Ce dernier n’est pas seulement le philologue et l’historien du monde grec archaïque. Il est le 1er, sans
doute, à retrouver le pays des dieux grecs dans toute sa splendeur et à lui opposer les autres idées religieuses, et, au premier rang, la tradition
judéo-chrétienne.
Nous exposerons à présent les traits essentiels qui caractérisent le mythe tels qu’ils ressortent de l’œuvre et des travaux de W. F. Otto. Tenter une percée jusqu’au mythe grec, c’est lui
restituer son véritable espace et sa gravité après les défigurations que lui fait subir fréquemment notre civilisation étiolée. Pour le prendre au sérieux, il faut penser avec Schelling que la
mythologie n’est pas allégorique mais tautégorique :
« Pour elle, les dieux sont des êtres qui existent réellement, qui ne sont rien d’autre, ne signifient rien d’autre, mais signifient seulement ce qu’ils sont.
»
On comprend à cette lecture que le mythe n’est pas assimilable au symbole qui ne possède pas de nécessité interne. Dans le mythe, le dieu est là, se manifeste clairement. C’est pourquoi il serait
également erroné de le ramener à une manière de penser, à une représentation. C’est bien la manifestation même de l’être, souligne W. Otto, qui « saisit l’homme tout entier et donne
figure à son attitude dans l’existence ». Le mythe est le lieu de rencontre avec le divin. La relation unique en son genre des dieux et des hommes échappe aussi bien au rationalisme qu’à
son repoussoir, l’irrationnel. C’est une confrontation originaire que la logique n’a pas dépassée mais dont nous sommes, aujourd’hui, dépossédés. Avec elle, nous ne nous mouvons pas dans 2
sphères séparées. Sur le mode de la compréhension réciproque, elle implique le croisement des immortels, ceux qui sont inconcernés par la mort parce qu’ils ont en vue les mortels, et les
mortels qui se savent voués à la mort sous le regard des immortels. L’être-immortel des dieux et l’être-mortel des hommes ne sont possibles que dans cette relation d’intelligence qui ne se ramène
pas du tout à une catégorie subjective. Aussi bien, l’apparition du mythe ne relève-t-elle pas de la puissance humaine, ni de l’imagination ni de la Raison. Elle ne tient pas lieu, non plus, de
secours dans le développement d’un argument indécis comme c’est souvent le cas chez Platon.
Loin d’être nébuleuse ou floue, la parole mythique possède sa propre rigueur et la clarté qui lui permet de montrer, de donner à voir. Elle présuppose un étonnement et une illumination
dont elle est la réponse immédiate. Dans cette mesure, le mythe n’est pas consécutif de l’ordonnance d’une société, il n’est pas le produit spécifique d’une communauté. C’est l’inverse. La force
avec laquelle il révèle un monde se propage dans un peuple de telle manière qu’il construit son style de vie, ses convictions sur cet événement initial. Toute l’existence gravite autour
de lui et témoigne de ce prodige, de cette rencontre bouleversante avec le divin. L’activité créatrice en est la conséquence. Otto nous apprend qu’elle provient « d’un esprit qui doit créer des
formes quand l’éclat de ce qui est grand l’a touché ». Le culte est l’un des langages de cette ouverture au divin. En lui s’abrite « une proximité du sublime telle que l’homme
devait faire l’offrande de sa propre personne pour devenir ainsi lui-même immédiatement la forme dans laquelle s’exprimait cette proximité ». L’activité culturelle est donc toujours solidaire
d’un mythe. Elle correspond à une attitude corporelle (tendre les bras vers le ciel, par ex.) et spirituelle à travers laquelle le mythe prend figure, se manifeste dans un geste
originel.
L’activité de l’homme ainsi comprise à partir de la proximité immédiate d’un dieu irréductible, est la forme dans laquelle il se reconnaît comme porte-parole d’une présence plus haute que la
sienne. C’est en ce sens que toutes les créations, toutes les constructions accordées à cette relation d’ouverture entre les dieux et les hommes sont des langages poétiques. La grande poésie
n’est pas arbitraire, elle n’est pas fictive. Elle nomme le sacré, parce qu’elle en est la résonance même. Cette adéquation, qui n’est pas conceptuelle, est l’auto-dévoilement de
l’essentiel. Par là, le mythe se fait parole et la langue est elle-même la vérité du mythe. Le mythe dit la rencontre avec le sublime. Que nos pensées puissent s’élargir jusqu’au
sublime, cela les renvoie, dans ce monde même, au plus inapparent. Comme la lumière, l’inapparent fait exception car il donne contour à tout ce qui est mais ne se réduit lui-même à aucun
phénomène. C’est parler latin que de rapporter l’inapparent à l’inaugural. Mais cette relation n’est pas entièrement fausse si l’on considère que les augures ont pour tâche d’accroître
le présage, de lui donner sa vigueur. C’est ainsi que se comporte le poète qui, hors de l’oubli (aléthéia-vérité), délivre tout ce qui paraît à l’énigme de son éclosion. Est le
sacré ce qui, lui excepté, porte tout ce qui est sans exception. Les œuvres humaines capables d’une telle plénitude sont poétiques, se tiennent au commencement comme le temple du
monde.
On devine aisément l’importance que joue le langage dans cette expérience et ses nuances, sa profusion de formes. Muthos comme logos désigne la parole. Dans la langue grecque ancienne Epos donne aussi un sens particulier à la parole. Par l’entremise de la
philosophie, c’est logos qui prend le dessus et s’achemine, peu à peu, vers le logique tel qu’il se déploie et culmine dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques
de Hegel. Dans ses distinctions, W. Otto se montre assez sévère. Il amenuise très sensiblement la signification de logos à partir d’un verbe voulant dire rassembler, recueillir.
Il y voit surtout le concept de tri, au sens de l’attention, du calcul et de la précaution. Logos, c’est alors la parole qui sert à convaincre, voire à tromper, comme chez les sophistes
! En revanche, muthos serait la parole qui fait autorité, qui est d’autant plus sacrée qu’elle inaugure, comme nous l’entendions plus haut, un monde : « ????? signifie dès le début, et
exclusivement dans le plus ancien état de la langue, la parole qui porte sur ce qui est advenu ou doit advenir, la parole qui renseigne sur des faits accomplis ou devant s’accomplir du seul fait
qu’ils sont exprimés, bref la parole qui fait autorité ». À l’origine, le mythe désigne la parole vraie. La dignité du mythe est confortée par ce caractère fondamental de la parole qui est tenue
pour une vérité plénière et sacrée. Cette façon d’envisager les choses ne confine pas plus à la superstition que la joie de se trouver devant l’apparition immédiate d’un lever de soleil ou d’un
chant d’oiseau ! Dans le mythe, chante l’apparition et l’homme se contente de chanter d’après elle. Tout mythe est donc poétique comme annonce de la vérité, de
l’irruption en pleine lumière des figures de l’être en son entier.
Dans son ouverture, le mythe engage toute l’existence de l’homme. Il ne jette pas seulement les hommes et les dieux ensemble les uns vers les autres. Il leur confère leur être-ouvert
à… Les dieux sont affectés par les mortels, les hommes sont touchés par le regard des immortels. W. Otto distingue 3 étapes dans cette révélation. Les attitudes physiques qui
deviennent les figures manifestes du mythe, comme dans certaines danses où s’incarne l’être divin du monde (et non la satisfaction élémentaire de jouir de son corps). L’action créatrice,
les œuvres de la main, les édifices humains, qui ne voient pas le jour en raison d’une quelconque utilité mais d’un besoin ou souci primordial, lié au processus du mythe. La
configuration du mythe dans une parole dont la forme la plus dépouillée est le nom du dieu, son épiphanie. La langue qui est capable de s’y atteler parle à la fois d’une voix
divine et de la nécessité de la louange. Cet avènement d’êtres et de noms divins se célèbre et s’éclaircit dans le chant où le mythe est présent dans l’invocation musicale que
fait resplendir la Muse.
Telles sont les articulations du mythe dans le dire qui est l’affaire des poètes. Il est la présentation du monde au foyer même de son apparition. Donner le mythe de chaque chose, ce n’est pas la
disséquer dans l’acharnement des présupposés de la connaissance. C’est la tirer de l’oubli, l’arracher à l’affaissement du langage ordinaire, y compris les fonctions conventionnelles du savoir,
et la rendre, comme phénomène, à l’éclat de son apparition. Or tout cela n’est possible que dans l’accès encore plus originel de la parole mythique dont le monde
devient son propre mythe. L’échange propre à ce mouvement se joue dans l’unité des dieux, des hommes et du destin.
————————–
Partie II